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Une enquête à l’intérieur de Pinocchio

Le NDBDP-phone  – Même si l’idée d’utiliser les notes de bas de page comme moyen de communication fut lancée par le Dr Faust dès 1622, il fallut attendre 1856 pour que leur utilisation pratique soit démontrée. La première ligne interurbaine transgenre entre le Drame humain et le Roman policier fut inaugurée en 1915, et le réseau s’est développé depuis en s’améliorant. Certes, le système est loin d’être parfait, car de nombreux ouvrages ne proposent toujours qu’un NDBDP-phone payant et beaucoup d’autres, aux confins du Monde des Livres, ne sont pas du tout couverts.

Il s’agissait de Pinocchio, bien entendu, j’aurais reconnu ce nez n’importe où. Au moment de notre arrivée dans la fabrique de jouets à la page 26, la marionnette en bois  – création de Gepetto ou de Collodi, tout dépend du point de vue  – dormait, et elle avait les pieds sur un brasero. L’atelier était propre et bien rangé. Des jouets en bois à moitié terminés remplissaient la totalité de l’espace disponible et tous les outils étaient sagement accrochés au mur. Un lit d’enfant se dressait dans un coin, Un buffet dans un autre, et si des boucles de copeaux de bois recouvraient le sol, nulle part on ne voyait trace de sciure ou de poussière. L’univers de la fiction était comme ça : une sorte d’abrégé narratif ayant exclu toute forme de prosaïsme mesquin, ainsi que la texture qui confère sa richesse au monde réel.

Pinocchio ronflait bruyamment. Comiquement, presque. Ses pieds se consumaient et d’ici quelques lignes, avec le matin qui s’annonçait, il allait se retrouver avec des moignons carbonisés. Il n’était pas seul dans la pièce. Sur le buffet, deux grillons regardaient un match international de croquet sur une télévision portable. L’un portait un smoking et une toque, un fume-cigarette en argent à la main, l’autre avait une antenne brisée, un œil au beurre noir et un bras en écharpe.

— Je m’appelle Thursday Next, les informai-je en exhibant mon insigne de la Jurifiction. Et voici… Thursday Next.

— Laquelle est la vraie ? demanda le grillon à la toque – avec un certain manque de tact, si vous voulez mon avis.

— C’est moi, répondis-je en grinçant des dents. Ça ne se voit pas ?

— Honnêtement, non, dit le grillon en nous observant l’une après l’autre. Donc… qui de vous deux fait du yoga toute nue ?

— Ce doit être moi, s’exclama joyeusement Thursday5.

On m’entendit gémir.

— Et alors ? demanda-t-elle, amusée par ma pudibonderie. Vous devriez essayer un jour. C’est relaxant et très énergétique.

— Je ne pratique pas le yoga.

— Il suffit que vous vous y mettiez et que vous laissiez tomber les sandwiches au bacon. Vous gagneriez dix ans de vie.

Le grillon, qui s’exprimait avec un accent rappelant Noël Coward, replia son journal.

— Les visiteurs sont rares, voyez-vous. Le dernier était un inspecteur de Traduction Italienne venant s’assurer que nous respections l’esprit de la version originale.

Une pensée lui traversa soudain l’esprit et il se tourna vers le grillon blessé à côté de lui.

— Je manque à tous mes devoirs. Je vous présente Jim McDowell Casse-cou, ma doublure pour les cascades.

À le voir, probable que la scène avec le maillet ne s’était pas déroulée comme prévu.

— Bonjour, dit-il avec un haussement d’épaules embarrassé. J’ai eu un accident à l’entraînement. Je ne sais quel abruti a enlevé le tapis de protection en passant.

Sur ces mots, il tourna son regard vers son collègue qui fumait sa cigarette et se lissait une antenne avec nonchalance.

— Je suis désolée de l’apprendre, dis-je complaisamment. (Les bonnes relations avec les personnages du Monde des Livres étaient essentielles dans notre métier.) Avez-vous été lu ces derniers temps ?

La mine du grillon à la toque s’allongea.

— Pour dire le vrai, dit-il avec gêne, nous n’avons jamais été lus. Pas une seule fois en soixante-treize ans. C’est toujours la même chose avec les éditions club de luxe, elles sont faites pour décorer. Mais si jamais nous avions un lecteur, nous serions tous fin prêts et disposés à nous investir.

— Je suis capable de prouesses bien supérieures à la cascade du maillet dans la figure, s’excita Casse-cou. Voulez-vous que je m’immole par le feu et que je tombe d’une fenêtre ? Je sais remuer les pattes d’une façon très convaincante.

— Non merci.

— Dommage, dit-il avec mélancolie. J’aimerais élargir mon registre et pouvoir sauter d’une voiture à un hélicoptère avant d’être traîné par un cheval. Quoi que puisse être un cheval.

— Quand le dernier des neuf exemplaires aura disparu de la circulation, remarqua l’autre grillon, nous pourrons abandonner notre fonction et être réaffectés. J’étudie le rôle principal du Petit Monde de Charlotte.

— Est-ce que vous connaissez des livres qui demandent des grillons cascadeurs ? demanda Casse-cou d’une voix pleine d’espoir. Je me suis entraîné à cette très dangereuse cascade qui consiste à sauter par-dessus dix-sept motos avec un autobus à impériale.

— Ce ne serait pas plutôt le contraire ?

— Je te l’avais bien dit que c’était un peu biscornu, dit le grillon tandis que les épaules de Casse-cou s’affaissaient. Mais qu’importe, ajouta-t-il en se tournant vers moi. Je suppose que vous êtes venue pour… la chose ?

— En effet, monsieur. Où est-elle ?

Le grillon tendit trois de ses pattes vers un tas de jouets inachevés dans un coin, et ce faisant, il perdit l’équilibre et se cassa la figure. Sa doublure s’esclaffa et le grillon lui lança un regard mauvais.

— Elle est apparue sans crier gare il y a trois jours. J’en ai presque raté mon entrée.

— Je croyais que vous n’aviez jamais été lu ?

— Les répétitions, ma chère ! Je me plais à garder haute la sève qui anime le comédien, et notre ami Casse-cou ici présent s’entraîne régulièrement à sa célèbre cascade dite « Chute du mur après avoir reçu un maillet dans la figure ». Et il est absolument parfait pour les mouvements saccadés des pattes dans les affres de l’agonie.

Casse-cou resta silencieux et considéra le bout de ses antennes avec modestie.

Je m’approchai avec précaution de l’endroit que m’avait indiqué le grillon. À moitié dissimulé par une marionnette sans tête et un cheval à bascule attendant un ponçage, je découvris une sphère métallique mate à peu près de la taille d’un pamplemousse. Sur son sommet se dressaient plusieurs antennes et une rangée de lentilles optiques dépassait sur le devant. Je m’approchai de plus près et reniflai avec circonspection. Je perçus une odeur de corrosion et remarquai les minuscules cratères qui zébraient la surface de l’engin. Il ne s’agissait pas d’une sonde spatiale égarée hors d’un roman de Science-Fiction ; il était trop bien décrit pour l’être. Bradshaw avait raison : il était transfictionnel.

— D’où ça vient, à votre avis ? demanda le grillon. Nous avons parfois quelques fragments d’autres livres qui viennent voltiger dans le coin quand nous essuyons une tempête de mots, mais rien de bien sérieux. Un bas de page provenant de Songe d’une nuit d’été a trouvé refuge ici quelque temps pendant le grand texticyclone de 1932, et il a piqué un truc ou deux sur la lampe à mèche, mais uniquement un verbe bizarre, ou peut-être deux. C’est important ?

— Pas tellement.

Je mentais, naturellement. C’était tout ce que l’on veut, sauf un détail. Je tournai doucement la sonde et déchiffrai la plaque de métal gravée. Je découvris ainsi un numéro de série et un nom que j’identifiai immédiatement : Groupe Goliath. Ma multinationale abhorrée et source de tracas constants depuis de nombreuses années. J’étais très ennuyée et soulagée à la fois. Ennuyée, parc qu’ils avaient inventé une machine qui pouvait projet, des sondes dans le Monde des Livres, mais soulagée devant la minceur du résultat. Alors que j’allais examiner de plus près la boule métallique inerte, un signal couina dans mon sac. J’en retirai rapidement un petit instrument que je lançai à Thursday5.

— Un lecteur ? s’exclama-t-elle. Ici ?

— Il semblerait. À quelle distance est-il ?

Elle ouvrit l’appareil et contempla d’un air ébahi l’aiguille qui oscillait. La technologie était un autre domaine dans lequel elle ne brillait pas.

— Nous sommes sauvées. Le lecteur est… euh… deux paragraphes devant nous.

— Tu es sûre ?

Elle observa de nouveau le cadran. C’était un Détecteur de Proximité Narrative, qui avait été conçu pour éviter que nos déambulations interfictionnelles ne puissent être découvertes par des lecteurs du Monde Extérieur. Une des particularités étranges du Monde des Livres était que les personnages, quand ils n’étaient pas lus, se reposaient, buvaient du café, regardaient le croquet ou jouaient au mah-jong. Mais dès qu’une lecture était en cours, chacun regagnait sa place et récitait sa partition. Leur expérience leur permettait de sentir le lecteur approcher, ce dont nous étions incapables, d’où le Détecteur de Proximité Narrative. Être surpris par une lecture n’était pas particulièrement recommandé pour un agent de la Jurifiction, car l’incident pouvait provoquer chez le lecteur une confusion à des degrés divers. J’avais été chopée une fois. Mais c’était déjà une de trop.

Il me semble, répondit Thursday5 qui examinait toujours l’appareil. Non, attendez… oui.

— Au-dessus de zéro veut dire que le lecteur est devant nous, en dessous veut dire…

— Zut, dit-elle entre ses dents. Il est deux paragraphes derrière nous et il vient par ici. Je crois que nous sommes sur le point d’être lus, m’dame.

— Il lit vite ?

Elle consulta une fois de plus l’écran. S’ils étaient rapides  – un enthousiaste à sa deuxième lecture ou un étudiant qui s’ennuie  –, alors nous étions piégées. Avec un lecteur lent, qui s’arrête à chaque mot pour en découvrir le sens caché et la subtilité des nuances, nous avions des chances de pouvoir déguerpir avant qu’il n’arrive à nous.

— On dirait un 41,3.

C’était une vitesse supérieure à la capacité de débit du livre, qui était estimée à environ seize mots par seconde. Nous avions affaire à quelqu’un qui parcourait le livre, et qui lisait probablement un mot sur cinq à peine, bondissant sur la prose comme un galet ricoche sur l’eau.

— Il ne nous verra jamais. Colle-toi contre le mur le temps de la lecture.

— Vous êtes sûre ? demanda-t-elle, ayant été abreuvée pendant sa formation du vieil adage de la Jurifiction « Plutôt mort que lu ».

— Il vaut mieux que tu saches à quoi ressemble une lecture si tu veux apporter ton aide à la Jurifiction. De plus, ajoutai-je, l’excès de prudence, c’est bon pour les faibles.

Cette rigidité ne s’imposait pas. Nous avions amplement la possibilité de nous sortir de là, voire de reculer de quelques pages pour suivre la narration derrière le lecteur, mais il n’était pas mauvais que les stagiaires naviguent à vue de temps à autre. Les deux grillons étaient dans tous leurs états à l’idée d’être lus pour la toute première fois et galopèrent dans tous les sens avant de disparaître à leur place.

— Ne bouge plus, dis-je en examinant l’ISN pendant que nous nous collions contre la partie du mur la moins bien décrite.

L’aiguille oscillait rapidement tandis que l’appareil comptait les mots qui nous séparaient du point que nous appelions « Lecture zéro », l’instant exact où l’histoire serait lue.

Une rumeur lointaine précéda un grondement qui annonçait l’approche du lecteur, une lueur crépita dans l’espace comme de l’électricité statique et nos sensations s’intensifièrent à mesure qu’il absorbait la puissance descriptive du livre et la traduisait dans sa propre interprétation intime des faits  – relayée par les énormes moteurs de décodage narratif de l’ImaginoTransfert vers le Grand Central du Texte et son imagination. Il s’agissait là d’une technologie à la complexité proprement indescriptible que j’étais loin de comprendre tout à fait. Mais la beauté de toute l’opération était que dans le Monde Extérieur, le lecteur ne soupçonnait pas une seconde l’existence de la moindre manipulation. Pour la plupart des gens, moi comprise, lire était aussi naturel que respirer.

Les outils de Gepetto se mirent à tressauter sur l’établi et quelques copeaux de bois glissèrent sur le sol, leur forme devenant alors de plus en plus précise et détaillée. Je fronçai les sourcils. Quelque chose clochait. J’aurais cru que la pièce gagnerait une petite quantité de réalité pendant que la fantaisie du lecteur baignerait la scène à la lumière de ses souvenirs et de son interprétation, mais à mesure que la chaleur et les vibrations s’intensifiaient, je prenais conscience que ce court passage du conte allégorique écrit au XIXe siècle par Collodi possédait une puissance d’évocation que l’on rencontrait rarement. Les murs, qui jusqu’à présent étaient vierges de couleurs, se mirent tout à coup à acquérir une texture, une myriade de nuances, et des taches d’humidité firent même leur apparition. L’encadrement des fenêtres s’écailla et se couvrit de poussière, le sol frémit, ondula, se dessinèrent des dalles que même moi, pourtant Extérieure, fus incapable de distinguer de vraies. Alors que Pinocchio était toujours plongé dans son sommeil, la lecture enfla tout à coup comme une lame d’océan et traversa la pièce en venant droit sur nous, crête de réalité haute résolution qui nous balaya en dégageant une chaleureuse sensation de bien-être. Et qui plus est, événement rarissime dans la fiction, un délicat mélange de parfums. Odeurs de bois coupé, de cuisine, d’épices  – et celle des jambes de Pinocchio qui se consumaient, et dans laquelle je reconnus du merisier. En outre, les images d’un étrange méli-mélo de visages se formèrent, une petite fille qui riait et la silhouette d’un château en ruine éclairé par la lune. Les odeurs s’intensifièrent, si bien que je pus sentir leur goût dans ma bouche, la poussière et la crasse gagnèrent en netteté puis un sifflement étouffé se fit entendre, précédant un grand plouf. Nos sensations exacerbées s’évanouirent en un instant. L’environnement reprit l’aspect rudimentaire que nous avions rencontré en arrivant : une simple description dans les grandes lignes de l’atelier de Gepetto. Je donnai un petit coup de coude à Thursday5 qui avait ouvert de grands yeux et regardait autour d’elle avec soulagement.

— Que s’est-il passé ? me demanda-t-elle d’une voix apeurée.

— Nous avons été lues, répondis-je, un peu ébranlée tout de même, ce qui devait être visible comme le nez au milieu de la figure.

— J’ai été lue à maintes reprises, murmura Thursday5, du survol machinal à l’analyse critique, et je n’ai jamais connu des sensations pareilles.

Elle avait raison. Mes années d’expérience ne m’avaient pas préparée à subir une telle lecture en profondeur.

— Regardez, dit-elle en me montrant le Détecteur de Proximité Narrative. La vitesse de déchiffrage a atteint le taux incroyable de 68,5 !

— Impossible, grommelai-je. La bande de l’ImaginoTransfert n’est pas assez large pour supporter une vitesse de lecture pareille.

— Vous croyez qu’on nous a vues ?

— J’en suis sûre, répondis-je, les oreilles encore bourdonnantes et avec un étrange goût de bois dans la bouche.

Je consultai l’ISN de nouveau. Le lecteur était à présent loin devant nous, filant à travers la prose vers la fin du livre.

— Juste ciel ! s’exclama le grillon manifestement étourdi et grisé quand il réapparut, précédant sa doublure qui se montra quelques instants plus tard. C’était en tout point aussi exaltant que ce que j’avais imaginé, et je n’ai pas eu le trac. J’ai été excellent, n’est-ce pas ?

— Vous avez été formidable, mon cher, intervint son alter ego. On va parler de vous dans tout le grand monde du conte allégorique pour la jeunesse.

— Quant à vous, cher ami, répondit le grillon, cette chute du mur ! Proprement divine !

Mais cet échange d’amabilités autosatisfaites entre grillons ne m’intéressait guère, et sur le moment, j’en oubliai même la sonde de Goliath.

— Un superlecteur, soupirai-je. J’en avais entendu parler par ouï-dire, mais je croyais que c’était une légende. Des histoires à dormir debout sur des sprinters de textes qui auraient disjoncté en se shootant aux verbes irréguliers.

— Un superlectcur ? demanda Thursday5 avec curiosité, et même les grillons interrompirent leur concert de félicitations et s’approchèrent pour écouter.

— Il s’agit d’un lecteur qui possède une puissance de compréhension exceptionnelle, capable de discerner dix fois plus vite que les autres les plus subtiles nuances narratives, le moindre sous-entendu, le sens profond du texte.

— C’est une bonne chose, non ?

— Pas vraiment. Une douzaine de superlecteurs pourraient vider un livre de toute sa substance et ne laisseraient derrière eux qu’une enveloppe exsangue avec des personnages appauvris et une intrigue inexistante.

— Alors… La plupart des romans de Daphne Farquitt ont été victimes d’un superlecteur ?

— Non, ils sont mauvais, c’est tout.

Je restai pensive un instant, pris quelques notes dans mon calepin et ramassai la sonde. Je tentai de joindre Bradshaw, mais je tombai sur son répondeur. Je mis la sphère dans mon sac, puis je me souvins que j’étais également ici pour montrer quelque chose à Thursday5 concernant l’ImaginoTransfert, alors je me tournai vers les grillons.

— Où est la Chambre du Noyau Modérateur ?

— Cri cri cri, fit le grillon en réfléchissant. Il me semble que c’est une des portes de la cuisine.

— Parfait.

Je saluai les grillons, qui avaient entamé une dispute après que celui qui portait la toque eut émis l’idée qu’il était grand temps qu’il exécute les cascades lui-même.

— Sans vouloir vous commander, demanda mollement Pinocchio sans ouvrir les yeux ni ôter ses pieds du brasero, il y en a qui voudraient bien dormir, ici.