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Le fromage
Le très controversé Impôt Laitier, d’où est issue la « Taxe fromagère », fut institué en 1970 par le gouvernement conservateur afin de lever des fonds en prévision d’un durcissement de la guerre en Crimée. Avec une taxe de 1 530 % sur les pâtes cuites et 1 290 % sur les pâtes molles, la production illégale tout comme la contrebande s’étaient révélées très lucratives. La Brigade de Répression Fromagère fut créée pour non seulement contrôler les licences, mais également pour collecter les taxes édictées par un gouvernement plein de zèle. Pas étonnant que le marché noir du fromage soit si florissant.
— Merci pour le tuyau sur l’intrusion des éleveurs de dodo.
Nous roulions, deux heures plus tard, dans les rues sombres de Swindon. Une dépanneuse avait emporté le cadavre de la voiture des éleveurs, et la police était passée recueillir des témoignages. Malgré l’animation qui règnait dans le quartier, personne n’avait rien vu. Ce qui était faux, bien entendu, mais les Parke-Laine-Next comptaient pas mal d’amis dans le coin.
— Vous êtes sûre que nous n’avons pas été suivis ? demanda Millon tandis que nous stoppions devant une usine désaffectée à un jet de pierre de l’aéroport de la ville.
— Affirmatif, répondis-je. Vous avez des acheteurs pour le lot ?
— Les habituels drogués de fromage qui sont en train de ronger leur frein, la recette de cuisine à la main. Les senteurs de la nuit vont s’enrichir des effluves de welsh rarebit.
Un gros dirigeable de soixante-dix places s’éleva lentement dans les airs derrière les bâtiments de l’usine. Nous contemplâmes les couleurs du soleil couchant se refléter sur les flancs argentés tandis qu’il prenait son virage, les quatre hélices fouettant l’air dans un bourdonnement sourd, et il mit le cap sur Southampton.
— Prêt ? demandai-je.
— Prêt, répondit Millon.
Je donnai deux coups de Klaxon et les volets métalliques du bâtiment le plus proche se mirent à monter lentement.
— Dites-moi, dit Millon. Savez-vous pourquoi les Stiltonistes de la Vieille Ville vous ont fait le coup du Camembert Enflammé ?
— En guise d’avertissement, peut-être. Pourtant, nous leur avons toujours fichu la paix, et ils nous ont toujours fichu la paix.
— Nos territoires ne se chevauchent même pas, ajouta-t-il. Vous croyez que la Brigade de Répression Fromagère se serait enhardie ?
— Peut-être.
— Ça ne semble pas beaucoup vous inquiéter.
— La BRF manque de moyens et ne sait rien. En outre, des clients nous attendent et Zénith a besoin de cet argent. Vous pensez que vous aurez réuni cinq mille pour demain matin ?
— Tout dépend de la marchandise, répondit-il après un moment de réflexion. S’ils essayent de nous fourguer du vulgaire cheddar ou de la crème de gruyère, alors nous serions embêtés. Mais s’ils nous proposent quelque chose d’exotique, aucun problème.
Le volet roulant était à présent assez haut pour nous permettre de pénétrer et nous entrâmes dans le bâtiment. Derrière nous, le volet se mit à descendre.
Nous sortîmes de la camionnette. Le bâtiment était désert, à l’exception d’un gros camion Griffon à moteur V8 immatriculé au pays de Galles, d’une grande table supportant des valises d’échantillons en cuir et quatre hommes en costumes, cravates et lunettes noires à l’apparence vaguement menaçante. Ce n’était que de la frime, évidemment. Les films de Scorsese rencontraient beaucoup de succès en République Populaire du pays de Galles. J’essayai de déterminer aux mouvements de leurs vestes si l’un d’eux était armé, mais il semblait que non. J’avais porté une seule fois une arme dans le monde réel depuis que les OS avaient été démantelés, et j’espérais bien ne jamais avoir à recommencer. La contrebande de fromage était encore une activité civilisée. Si cela venait à changer, elle se ferait sans moi.
— Owen O’Nable le Fromager, lançai-je cordialement au leader du groupe, le saluant d’un sourire et d’une solide poignée de main. Contente de vous revoir. J’espère que le passage de la frontière s’est déroulé sans incidents ?
— Ça devient plus dur ces temps derniers, répondit-il avec un accent gallois chantant qui trahissait ses racines méridionales, probablement Abertawe. Il y a des fonctionnaires partout et les pots-de-vin que je dois leur lâcher ont une incidence non négligeable sur le prix de la marchandise.
— Tant qu’il reste raisonnable, O’Nable, dis-je finement. Mes clients adorent le fromage mais il existe une limite au-delà de laquelle ils ne marcheront plus.
Nous mentions l’un et l’autre, mais c’était le jeu. Mes clients étaient prêts à dépenser sans compter pour des fromages de bonne qualité, et allez savoir s’il versait réellement des pots-de-vin. La frontière avec le pays de Galles courait sur deux cent soixante-dix kilomètres et possédait plus de trous que de l’emmental trop jeune. Les agents n’étaient pas assez nombreux pour la couvrir entièrement, et de plus, pour être honnête, la contrebande de fromage, bien qu’illégale, n’était pas prise au sérieux par grand monde.
O’Nable fit un geste du menton vers l’un de ses compatriotes, et ils ouvrirent les valises d’échantillons avec grandiloquence. Ils étaient tous là : toutes les sortes de fromages imaginables, du blanc le plus laiteux au noir ambré. Du friable, du dur, du mou, du liquide, du gazeux. L’arôme puissant de fromages bien faits se répandit dans l’espace, et je sentis mes papilles frémir. La marchandise était de première qualité, le nec plus ultra.
— Ça sent rudement bon, Owen.
Il ne répondit pas et me montra un gros bloc de fromage blanchâtre.
— Caprice des fées, le meilleur. On peut…
Je levai la main pour l’arrêter.
— On peut passer au cran supérieur, Owen. Ce qui nous intéresse commence au niveau 3,8.
Il haussa les épaules, reposa le Caprice des fées, et ramassa un petit morceau de fromage couleur crème.
— Quintuple Llanboidy, un 5,2, déclara-t-il. Il joue sur les papilles avec la même grâce qu’un accord de harpe.
— Je vais en prendre comme d’habitude, marmonnai-je, mais mes clients recherchent quelque chose de plus fort. Qu’est-ce que vous me proposez ?
Nous progressions toujours par paliers. Je m’étais positionnée sur le marché du fromage instable, et quand je dis instable, ce n’est pas au marché que je pense, mais bien au fromage lui-même.
Owen opina et me désigna un fromage mordoré veiné de rouge.
— Dolgellau marbré force quatre, c’est un 9,5. Dix-huit années de maturation à Blaenafon, et pas pour les mauviettes. Excellent avec des crackers, mais on s’en sert également pour repousser les putois en rut.
J’en pris audacieusement un gros morceau que je posai sur ma langue. Le goût était extraordinaire ; je pouvais presque voir les monts Cambriens à travers la pluie, le ciel bas, les torrents exubérants et les falaises de calcaire, les éboulis glaciaires et…
— Vous allez bien ? dit Millon quand j’ouvris enfin les yeux. Vous avez perdu un instant connaissance.
— C’est de la bombe, pas vrai ? dit aimablement Owen. Buvez un verre d’eau.
— Merci. Nous prenons le tout. Qu’avez-vous d’autre ?
— Mynachlog-ddu, Grand Cru Abject. On le garde dans des pots en verre car il ronge le carton et le métal. Il ne faut pas le laisser trop longtemps à l’air libre, sinon les chiens se mettent à hurler à la mort, précisa-t-il en me montrant un fromage blanchâtre friable d’aspect.
— Vous m’en mettrez trente kilos. Et celui-ci ?
Je tendis le doigt vers une pâte molle couleur ivoire à la mine inoffensive.
— Brie Moléculaire Instable d’Ystradgynlais. Clonage à partir d’un brie d’origine que nous fournit un camarade crémier français. Mais il est aussi bon. Également utilisé comme anesthésique local ou pour décaper. Recommandé contre l’insomnie, il est très efficace une fois réduit en poudre contre les agressions et les ours errants. Il est à maturité au bout de vingt-trois jours, brille dans le noir et peut être utilisé comme source de rayons X.
— Nous prenons le lot. Vous n’avez rien de vraiment fort ?
Owen leva un sourcil et ses anges gardiens se regardèrent avec embarras.
— Vous êtes sûre ?
— Ce n’est pas pour moi, me hâtai-je de préciser. On connaît quelques vrais accros qui veulent des trucs puissants.
— Nous avons du Machynlleth Wedi Marw.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Du fromage vraiment fort. Rien que le regarder provoque de l’urticaire. Plus dense que le plutonium enrichi, deux grammes suffisent pour relever un plat de macaronis pour huit cents personnes. L’odeur seule attaque l’acier. Une concentration dans l’air d’à peine dix-sept par million génère des nausées et des syncopes de vingt secondes. Notre dégustateur en chef en a ingéré quinze grammes par mégarde, il est resté six heures inconscient. À déballer à l’air libre exclusivement, et encore, muni d’un certificat médical et loin de toute zone habitée. Il n’a pas réellement été fait pour être mangé, plutôt pour être coulé dans du béton et balancé dans l’océan loin de la civilisation.
Je regardai Millon, qui opina. Il y avait toujours un truc complètement idiot à expérimenter. Et puis d’abord, personne n’était jamais mort d’avoir avalé du fromage.
— Nous allons en prendre une demi-livre pour voir.
— Très bien, dit Owen.
Il fit un signe du menton à un de ses collègues qui ouvrit une nouvelle valise et s’arma de précaution pour en retirer un coffret de plomb. Il le posa très doucement sur la table et se recula prestement.
— Ne tentez pas de l’ouvrir avant que nous ayons parcouru cinquante kilomètres, d’accord ?
— Nous allons essayer.
— En fait, je vous suggère de ne pas l’ouvrir du tout.
— Merci du conseil.
Les affaires se poursuivirent ainsi pendant une demi-heure, et quand notre carnet de commandes fut plein et notre bourse vide, nous transportâmes le fromage du poids lourd à notre camionnette, dont les amortisseurs grincèrent sous la surcharge.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
Je montrai une caisse en bois au fond du camion, fermement fixée au sol par de lourdes chaînes.
— Rien du tout, répondit rapidement Owen pendant que ses hommes de main s’interposaient pour me masquer la vue.
Il me prit par le bras pendant qu’ils relevaient le hayon et le verrouillaient.
— Vous avez toujours été une bonne cliente, Miss Next, mais nous savons ce qui est bon pour vous et ce qui ne l’est pas, et ce fromage ne l’est pas.
— Il est fort ?
Il s’abstint de répondre.
— Ce fut un vrai plaisir de traiter avec vous, Miss Next. Dans un mois même heure ?
J’approuvai lentement, en me demandant quel fromage pouvait être assez puissant pour exiger d’être enchaîné au sol. Détail intéressant, un code était inscrit sur la caisse : X-14.
Je lui remis une liasse de billets gallois. Il les compta rapidement, et le temps de dire ouf, Owen O’Nable et ses gangsters à la petite semaine avaient bruyamment mis en route leur véhicule et ils disparurent dans la nuit, en route pour la Vieille Ville vendre leur fromage aux Stiltonistes. J’avais toujours eu droit au premier choix, ce qui suffisait peut-être à expliquer le Camembert Enflammé.
— Est-ce que vous avez aperçu le fromage enchaîné au fond du camion ? demandai-je à Millon pendant que nous retournions à notre voiture.
— Non. Quel fromage ?
— Laissez tomber.
Je démarrai et nous quittâmes la zone industrielle. La BRF s’y précipiterait si elle savait ce qu’il s’y tramait, mais ce n’était pas le cas. Le calme régnait en ville, et Millon ne mit que quelques minutes pour me conduire chez moi avant de filer avec la camionnette distribuer le fromage.
Je venais d’ouvrir le portillon du jardin quand je repérai une silhouette qui se tenait dans le noir. Je fis instinctivement le geste de saisir mon pistolet, mais je me rappelai ne plus en porter dans le Monde Extérieur. Tout allait bien. C’était Spike.
— Vous m’avez fait sursauter !
— Désolé, répondit-il sobrement. Je suis venu vous proposer de l’aide pour disposer du corps.
— Pardon ?
— Le corps. Le sol peut se montrer un peu dur à cette période de l’année.
— Quel corps ?
— Celui de Felix8. Vous l’avez buté, n’est-ce pas ?
— Non.
— Alors comment a-t-il fait pour s’enfuir ? Stig, vous et moi sommes les seuls à avoir les clefs.
— Un instant, dis-je avec nervosité. Felix8 s’est échappé ?
— Absolument. Vous êtes sûre de ne pas l’avoir descendu ?
— Il me semble que je m’en souviendrais.
— Bon, dit Spike en me tendant une bêche. Alors il faudrait aller la rendre à Landen.
Je dus avoir l’air horrifié car il ajouta :
— Je lui ai dit qu’il fallait planter de l’ail. Écoutez, vous allez rentrer chez vous et barricader portes et fenêtres. Je serai dans la voiture de l’autre côté de la rue si vous avez besoin de moi.
Je pénétrai dans la maison et verrouillai soigneusement la porte derrière moi. Felix8 représentait un vrai problème, mais pas ce soir-là. J’avais prélevé un morceau de Llangloffan et rien ne pourrait s’interposer entre moi et les exceptionnels macaronis au fromage de Landen.