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Maman, Polly et Mycroft

Pour ma mère, l’objectif dans l’existence se résumait à passer du berceau à la tombe avec le minimum d’agitation et de tracas, et le maximum de thé et de battenberg. Ce faisant, elle avait élevé trois enfants, assisté à un tas de réunions de la Fédération des Femmes et réussi à trouver une place entre les deux pour quelques plats sévèrement brûlés. Il me fallut attendre l’âge de six ans pour comprendre qu’un gâteau n’était pas forcément composé à 87 % de charbon, et que le poulet avait une authentique saveur. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, nous l’aimions tous beaucoup.

Ma mère habitait à moins de deux kilomètres de chez nous sur le chemin du bureau, et il m’arrivait souvent de faire un saut chez elle pour vérifier qu’elle allait bien et qu’elle ne s’était pas embarquée dans une entreprise insensée, ce dont elle était coutumière. Quelques années plus tôt, elle s’était mise à stocker des poires en boîte sous prétexte qu’une fois le marché capturé, elle pourrait « fixer ses prix », montrant ainsi une flagrante méconnaissance de la loi de l’offre et de la demande, qui ne porta aucun préjudice aux producteurs de fruits en conserve de la planète, mais condamna famille et amis aux poires à chaque repas pour au moins trois ans.

Elle appartenait à ce genre de parents dont on apprécie le voisinage, à la condition qu’ils ne s’incrustent pas. Je l’aimais tendrement, mais à faibles doses. Une tasse de thé ici, un dîner là, et autant de baby-sittings que possible. C’était un peu du pipeau, le prétexte du texto que j’avais donné à Landen, car la véritable raison qui me conduisait chez ma mère était quelque chose à aller chercher dans l’atelier de Mycroft.

— Bonjour, ma chérie ! s’exclama maman en ouvrant la porte. Tu as eu mon message ?

— Oui. Mais tu devrais apprendre à te servir des touches d’espacement et d’effacement. Ce que tu nous as envoyé est un charabia incompréhensible.

— » L&GsA10NrSMD-PRCHn ?? », répéta-t-elle en me montrant son portable. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire d’autre que « Landen et les gosses à dîner samedi prochain ? » ? Comment tu réussis à avoir un semblant d’échange avec tes enfants, vraiment ma chérie, c’est pour moi une énigme.

— Ce n’était pas du véritable langage SMS, répondis-je en plissant les yeux avec méfiance. Le tien est inventé de toutes pièces.

— J’ai à peine quatre-vingt-deux ans, dit-elle sur un ton offusqué. Je n’ai pas encore l’âge d’être mise au rebut. Inventé de toutes pièces, je te jure ! Est-ce que tu repasses pour le déjeuner ? ajouta-t-elle dans le même souffle. Avec quelques amis, nous débattrons pour élire le plus mal portant d’entre nous, puis, après moult discussions, nous déplorerons la situation désolante de notre pays, et nous avancerons des idées mal conçues et totalement irréalistes pour y remédier. Puis, si nous avons le temps, nous pourrons même faire une partie de rami.

— Bonjour, Tatie, dis-je à Polly qui sortait de la pièce de devant en clopinant. Si tu recevais un message disant « L&GsA10NrSMD-PRCHn ?? », qu’est-ce que tu comprendrais ?

Polly fronça les sourcils et resta pensive un instant, son front pruneau couvert de rides ondulantes comme un rideau à festons. Elle avait plus de quatre-vingt-dix ans et paraissait si mal en point qu’on la tenait toujours pour morte quand elle s’endormait dans le bus. Malgré cela, elle gardait toute sa tête et souffrait de deux ou trois bobos un peu sérieux, quand ma mère en revendiquait une bonne douzaine.

— Eh bien, tu sais, je m’y perds un peu…

— Ah, tu vois ? dis-je à maman.

— Parce que, poursuivit Polly, si toi tu m’avais envoyé un message me priant de convier Landen et les gosses à dîner samedi, je me serais demandé pourquoi tu ne l’avais pas fait toi-même.

— Oh. Je vois, grommelai-je en soupçonnant qu’elles avaient été de mèche, comme elles en avaient l’habitude.

Tout de même, je n’avais jamais su pourquoi avec elles, j’avais l’impression d’avoir dix-huit ans quand j’en avais cinquante-deux et que j’étais entrée dans une sorte d’âge de raison qu’elles auraient dû avoir atteint. C’est une particularité de la cinquantaine. On pense toute la vie que le demi-siècle sonne le glas de l’adolescence, mais c’est moins embêtant qu’on ne croit, dès lors que l’on n’égare pas ses binocles.

— À propos, bon anniversaire, dit ma mère. J’ai quelque chose pour toi. Tiens.

Elle exhiba le pull le plus hideux qu’il est possible d’imaginer.

— Je ne trouve pas mes mots, maman  – et je ne croyais pas si bien dire  –, un pull à manches courtes vert-jaune avec une capuche et des boutons en simili corne.

— Il te plaît ?

— Il attire l’œil immédiatement.

— Parfait ! Et si tu le mettais maintenant ?

— Je n’ai pas envie de l’abîmer, me hâtai-je de répondre. Je vais au boulot.

— Holà, dit Polly. J’ai failli oublier.

Elle me tendit un CD dans une enveloppe unie.

— C’est une avant-première de De l’huile dans tes rouages, poupée.

— De quoi ?

— Par pitié, essaye de vivre avec ton temps, ma chérie. De l’huile dans tes rouages, poupée. Le prochain disque des Strontium Goat. Il ne sort pas avant novembre. J’ai pensé que Friday pourrait apprécier.

— Ça arrache méchamment quoi que cela puisse signifier, fit remarquer ma mère. Il y a un riff dans le solo de guitare du deuxième morceau qui m’a rappelé Friday quand il joue, c’était si chouette que j’en ai eu des picotements dans les doigts de pieds. À moins que ce ne soit un nerf coincé. La mamie de Wayne Skunk n’est autre que Mrs Arbuthnot. Tu sais, la vieille dame rigolote avec une grosse verrue sur le nez et les coudes qui pointent de chaque côté. C’est lui qui lui a envoyé.

J’observai le CD. Friday allait en être fou, j’en étais certaine.

— Et puis, ajouta Polly en se penchant en avant avec un clin d’œil de conspiratrice, inutile de lui dire qu’il vient de nous. Je connais les adolescents et un peu de prestige parental n’est pas à négliger.

— Merci beaucoup, répondis-je, et j’étais sincère.

Ce n’était plus un CD, mais une monnaie d’échange.

— Parfait ! dit ma mère. Tu as bien le temps de prendre une tasse de thé et une tranche de battenberg ?

— Non, merci. Je vais chercher un truc dans l’atelier de Mycroft et après, je file.

— Un morceau de battenberg pour la route, alors ?

— Je sors de table.

La sonnette retentit.

— Oooh ! dit Polly après avoir discrètement jeté un coup d’œil par la fenêtre. On dirait un enquêteur d’un institut de sondages.

— Très bien, déclara ma mère avec autorité. Voyons combien de temps nous pourrons le retenir avant qu’il ne s’enfuie en hurlant. Je vais prétendre être atteinte de démence légère et toi, tu te plaindras de ta sciatique en allemand. Essayons de battre notre record de Rétention d’Enquêteur, qui est de deux heures et douze minutes.

Je hochai la tête avec désespoir.

— J’aimerais bien que vous grandissiez un peu, toutes les deux.

— Tu juges toujours, ma fille adorée, rouspéta ma mère. Quand tu auras notre âge et notre degré de décrépitude physique, tu trouveras tes distractions où tu peux. Maintenant, dehors.

Et elles m’expédièrent dans la cuisine pendant que je grommelais que la vannerie, les tournois de whist ou le feuilleton de la télé seraient sûrement mieux adaptés. Remarquez, infliger des tortures mentales à un enquêteur d’institut de sondages les occupait, j’imagine.

 

Je sortis par la porte de derrière, traversai le jardin et pénétrai tranquillement dans l’appentis en bois qui avait été le laboratoire de mon oncle Mycroft. J’allumai la lumière et me dirigeai vers ma Porsche, qui semblait toute délaissée sous sa couche de poussière. Elle n’était toujours pas réparée depuis l’accident, cinq ans auparavant. Elle n’avait pas tant souffert que ça, mais les pièces de 356 commençaient à coûter bonbon, et nous n’arrivions pas à économiser suffisamment. Je montai dedans, fis jouer la manette d’ouverture du capot. Je le levai. C’est à cet endroit que je gardais dans un fourre-tout vingt mille tocyns gallois. Une somme qui ne valait pas tripette de ce côté-ci de la frontière, mais suffisante pour acheter un trois-pièces à Merthir. Je n’envisageais pas de me rendre en République Socialiste du pays de Galles, bien entendu. J’avais besoin de devises pour acheter du fromage gallois. Je vérifiai que l’argent était toujours là, et j’étais en train de refermer le capot quand un bruit me fit me retourner. Contre l’établi, dans le demi-jour, se tenait mon oncle Mycroft. Incontestable génie, il avait fait reculer les frontières d’un éventail de disciplines, parmi lesquelles la génétique, la fusion nucléaire, la géométrie abstraite, le mouvement perpétuel et le roman sentimental. C’est à lui que l’on devait la révolution du clonage domestique, ainsi que l’invention du Portail de la Prose qui m’avait catapultée dans la fiction. Il portait son costume trois pièces de marque en laine, mais sans la veste et avec les manches de chemises roulées, il paraissait branché sur ce que nous appelions « le mode créatif ». Il semblait être concentré sur un délicat mécanisme dont la fonction était impossible à deviner. Alors que je le dévisageais en silence, gagnée par la stupéfaction, il me remarqua tout à coup.

— Ah, Thursday, dit-il avec un sourire. Sacré moment que je ne t’ai vue. Ça boume ?

— Oui, il me semble, répondis-je avec une pointe d’hésitation.

— Magnifique ! Je viens d’avoir une idée pour une source d’énergie bon marché : en mettant en contact la pasta et l’antipasta, on pourrait observer la désagrégation totale du ravioli et la libération d’une énorme quantité d’énergie. Je suis prêt à parier qu’un cannelloni de taille moyenne suffirait à alimenter Swindon en courant pour plus d’une année. Remarque, je peux me tromper.

— Tu te trompes rarement, dis-je posément.

— Pour commencer, je pense que j’ai fait une erreur en me lançant dans l’invention, répondit-il après un instant de réflexion. Ce n’est pas parce que je suis capable de faire des choses qu’il faut nécessairement les faire. Si les scientifiques réfléchissaient un peu moins à leurs découvertes, le monde se porterait peut-être mieux…

Il s’interrompit et tourna vers moi un œil inquisiteur.

— Tu me regardes bizarrement, dit-il avec une perspicacité inhabituelle.

— Ma foi oui, répondis-je en prenant garde à choisir soigneusement mes mots. Tu vois, enfin il me semble, pour parler franchement, je suis très surprise de te voir.

— Ah bon ? Et pourquoi ? dit-il en reposant l’appareil sur lequel il travaillait.

— Eh bien voilà, répondis-je en retrouvant mon assurance, je suis surprise de te voir parce que… parce que cela fait six ans que tu es mort.

— C’est vrai ? demanda Mycroft avec une inquiétude manifeste. Et pourquoi on ne me dit jamais rien ?

Je haussai les épaules devant l’absence de réponse adéquate.

— Tu es certaine ? ajouta-t-il avant de se tâter la poitrine et le ventre et de prendre son pouls afin de se persuader de mon erreur possible. Je sais que je suis un peu distrait, mais je suis sûr que je me serais souvenu d’une chose pareille.

— Oui, j’en suis absolument certaine. J’étais présente.

— Seigneur ! murmura pensivement Mycroft. Si ce que tu avances est vrai et que je suis bel et bien mort, alors il est tout à fait possible que je ne sois pas moi, mais une espèce d’enregistrement holographique à réponses variables. Cherchons le projecteur.

Sur ces paroles, il commença à farfouiller dans l’amoncellement d’engins poussiéreux qui jonchait son labo. N’ayant rien de mieux à faire et vaguement curieuse, je me joignis à lui.

Nous fouillâmes pendant cinq bonnes minutes, mais sans rien trouver qui ressemblât de près ou de loin à un projecteur holographique. Mycroft et moi nous assîmes sur une caisse et restâmes un bon moment silencieux.

— Mort, marmonna-t-il d’un air résigné. Ça ne m’était jamais arrivé. Pas une seule fois. Tu es sûre de toi ?

— Absolument certaine. Tu avais quatre-vingt-sept ans. C’était prévisible.

— Ah, d’accord, dit-il comme si un vague souvenir lui revenait. Et Polly ? ajouta-t-il en se rappelant tout à coup sa femme. Comment va-t-elle ?

— Elle se porte comme un charme. Maman et elle n’ont pas arrêté leurs gamineries.

— Avec les enquêteurs des instituts de sondages ?

— Entre autres. Mais tu lui manques terriblement.

— C’est réciproque. (Il prit une mine préoccupée.) A-t-elle déjà un petit ami ?

— À quatre-vingt-douze ans ?

— C’est un sacré beau brin de femme. Et gentille, avec ça.

— Eh bien non, elle n’en a pas.

— Mmm. Alors si tu repères quelqu’un qui lui convient, ô ma nièce préférée, arrange un rendez-vous, tu veux bien ? Je ne veux pas qu’elle reste seule.

— D’accord, tonton. C’est promis.

Nous restâmes silencieux quelques secondes de plus et je me mis à frissonner.

— Mycroft, déclarai-je en pensant soudain qu’après tout il n’y avait peut-être pas d’explication scientifique à sa présence, je vais essayer un truc.

Je tendis la main pour le toucher, mais là où ils auraient dû entrer en contact avec la manche de sa chemise, mes doigts ne rencontrèrent aucune résistance. Mes doigts se fondirent en lui. Il n’y avait personne ; ou s’il y avait quelqu’un, il était inconsistant. Un spectre.

— Oooh ! dit-il tandis que je retirais la main. Ça fait bizarre.

— Mycroft… Tu es un fantôme.

— N’importe quoi ! Il est scientifiquement démontré que c’est impossible. (Il se tut un instant pour réfléchir.) Et pour quelle raison en serais-je un ?

Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas. Peut-être existe-t-il quelque chose que tu n’as pas achevé à ta mort et qui te préoccupe.

— Pétard ! Tu as raison. Je n’ai en effet jamais terminé le dernier chapitre de L’Amour dans les bégonias.

Lorsqu’il prit sa retraite, Mycroft meubla son temps libre en écrivant des romans d’amour qui tous se vendirent étonnamment bien. Si bien, en fait, qu’il s’était attiré l’inimitié féroce de Daphne Farquitt, indiscutable impératrice du genre. Elle dégaina une lettre l’accusant de plagiat « éhonté ». S’ensuivit une escalade de plaintes et répliques qui ne s’interrompit qu’à la mort de Mycroft. C’en était arrivé à un point tel, en réalité, que les tenants de la théorie du complot avancèrent qu’il avait été empoisonné par des groupies de Farquitt fanatisées. Il fallut publier son certificat de décès pour éteindre les rumeurs.

— Polly a achevé L’Amour dans les bégonias à ta place, dis-je.

— Ah bon, répondit-il. Peut-être suis-je revenu hanter cette répugnante grosse vache de Farquitt.

— Si c’était le cas, tu serais chez elle à beugler « Hou Hou », à secouer des chaînes et tout le tremblement.

— Mouais, répondit-il avec dédain. Ça m’a l’air de manquer de dignité.

— Et s’il s’agissait d’une invention de la dernière heure ? Une idée que tu n’as jamais eu le temps de creuser ?

Mycroft demeura un long moment à réfléchir intensément et plusieurs expressions bizarres se succédèrent sur son visage.

— Extraordinaire ! dit-il enfin, pantelant sous l’effort. Je ne parviens plus à concevoir une idée originale. Sitôt que mon cerveau a cessé de fonctionner, c’en a été fini de Mycroft l’inventeur. Tu as raison : je dois être mort. C’est extrêmement déprimant.

— Mais tu ne sais pas pourquoi tu es ici ?

— Aucune idée, répondit-il avec découragement.

— Bon, déclarai-je en me levant. Je vais effectuer quelques recherches. Veux-tu que Polly sache que tu es réapparu sous forme d’un esprit ?

— Je te laisse seule juge. Mais si tu le lui dis, tu pourrais ajouter qu’elle fut la meilleure compagne qu’un homme peut souhaiter. Deux esprits unis dans une seule pensée, deux cœurs qui battent comme un seul.

Je claquai des doigts. Voilà les mots que je cherchais pour évoquer Landen et moi.

— C’est chouette, ça. Je peux m’en resservir ?

— Bien sûr. Elle me manque, tu n’as pas idée.

Je songeai aux deux années qu’avait duré l’éradication de Landen.

— Oh si. Et tu lui manques, tonton, chaque seconde de chaque jour.

Il leva la tête vers moi et je vis ses yeux scintiller.

Je voulus lui poser la main sur le bras, mais elle passa à travers son corps spectral et alla s’aplatir sur la surface dure de l’établi.

— Je vais essayer de réfléchir à la raison de ma présence ici, dit Mycroft d’une voix sereine. Tu passeras de temps en temps voir si je suis là ?

Il sourit et se remit à tripoter l’appareil posé sur l’établi.

— Bien sûr. Au revoir, tonton.

— Au revoir, Thursday.

Et il commença à se dissiper. Je remarquai que la chaleur revenait dans la pièce, et quelques secondes plus tard il avait disparu. J’allai récupérer le sac d’argent gallois et me dirigeai pensivement vers la porte. Je me retournai pour lancer un dernier regard. L’atelier était vide, poussiéreux et délaissé. Abandonné depuis le jour de la mort de Mycroft, six ans auparavant.