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Le temps désarticulé

J’ai renoncé depuis longtemps à comprendre quelque chose au penchant inconsidéré du temps pour le paradoxe. Mon père n’existait pas et pourtant j’étais née, la machine à voyager dans le temps n’avait pas été inventée et tout le monde gardait l’espoir qu’elle puisse l’être un jour. Nous possédions deux modèles de Friday et je m’étais rencontrée à plusieurs reprises dans le passé  – ou plutôt dans le futur ? J’en avais la migraine rien que d’y penser.

— Comment s’est passé le boulot ? me demanda Landen en m’accueillant à la porte.

— Formidable. Le commerce des moquettes a repris du poil de la bête. Et toi ? Comment vont les choses ?

— Bien également. J’ai avancé pas mal.

— Sur Les Miaulements du destin ?

Je fondais encore beaucoup d’espoirs sur Scampton-Tappett à qui j’avais envoyé un billet dans Des bananes Pour Edward pour qu’il change de texte. Il m’avait coûté cinquante guinées et je voulais m’assurer que j’en avait pour mon argent.

— Non. J’ai travaillé sur À la recherche des morts vivants, le guide pratique d’horreur de Spike.

Crotte et recrotte.

Une nouvelle entendue dans le tramway me revint à l’esprit.

— Dis-moi, connais-tu le sujet du discours officiel que va prononcer Redmond van de Poste ?

— La rumeur prétend qu’il va parler de l’Excédent de Bêtise. À ce qu’il paraît, ses proches conseillers ont concocté un programme pour éliminer le surplus sans dommages pour les intérêts nationaux et qui plus est en offrant des perspectives économiques.

— En ce cas, il va faire grimper l’audimat. J’espère seulement qu’il ne va pas engendrer plus de bêtise. Tu sais combien elle a tendance à se reproduire toute seule, Comment vont les filles ?

— Très bien. J’ai joué au Scrabble avec Tuesday. Est-ce qu’elle a le droit d’utiliser la géométrie nextienne pour placer un mot de six lettres sur deux cases triple ?

— J’imagine que non. Où est Jenny ?

— Elle a élu domicile au grenier.

— Encore ?

Une pensée me tarauda. Une chose que je devais faire.

— Land ?

— Mmm ?

— Rien. Je t’en reparlerai.

Il y avait des gens à la porte, et ils avaient frappé plutôt que tiré la sonnette, ce qui ne présageait rien de bon. J’ouvris et découvris Friday, du moins sa version propre sur elle et non renfrognée. Mais il n’était pas tout seul. Deux ChronoGardes de ses camarades l’accompagnaient, et ils avaient tous l’air drôlement sérieux. Malgré leur fringant uniforme bleu clair, ils ne paraissaient pas être en âge de boire ou de voter, sans parler de faire une chose aussi terriblement adulte que voyager dans le temps. C’était comme si on laissait un gamin de douze ans pratiquer une péridurale.

— Salut, mon canard en sucre ! Ce sont tes amis ?

— Ce sont des collègues, répondit Friday sur un ton pincé. Nous sommes ici en mission officielle.

— Seigneur ! dis-je en essayant de ne pas montrer de complaisance maternelle, et échouant brillamment. Voulez-vous un verre de lait et des biscuits, ou autre chose ?

Mais Friday, manifestement, n’était pas d’humeur au lait. Ni aux biscuits.

— Pas maintenant, maman. Le voyage dans le temps n’a toujours pas été inventé.

— Peut-être qu’on ne peut pas. Peut-être est-ce impossible.

— C’est grâce à cette technologie que nous sommes ici, répliqua-t-il avec une logique implacable, donc la possibilité existe, même si elle est mince. Nous avons déployé tous les agents disponibles le long du cours du temps et ils fouillent minutieusement dans les zones où l’événement est susceptible de s’être produit. Maintenant, est-ce qu’il est là ?

— Ton père ?

— Non, lui, Friday. L’autre, le moi différent.

— Tu ne le sais pas ? Ce n’est pas de l’histoire ancienne pour toi ?

— Les choses ne se déroulent pas comme elles le devraient. Si ç’avait été le cas, nous serions tirés d’affaire à présent. Alors où est-il ?

— Tu es venu le remplacer ?

— Non, je veux juste lui parler.

— Il est parti répéter avec son groupe.

— Pas du tout. Serais-tu étonnée si je te disais que les Peigne-culs n’existent pas ?

— Oh non, alors ils ont fini par s’appeler les Branleurs ?

— Non, non, maman. Il n’y a pas de groupe du tout.

— J’affirme qu’il est avec son groupe, dis-je en l’invitant à entrer et en saisissant le téléphone sur la table du vestibule. Je vais appeler le père de Toby. Ils utilisent son garage pour leurs répétitions. C’est l’endroit idéal, ses parents sont à moitié sourds.

— Alors ça ne sert pas à grand-chose de l’appeler, non ? dit le plus arrogant des compagnons de Friday.

— Comment vous appelez-vous ?

— Nigel, répondit celui qui avait parlé, un peu penaud.

— Personne n’apprécie ceux qui la ramènent, Nigel.

Je le dévisageai et il détourna le regard sur son uniforme, à la recherche d’une poussière imaginaire.

— C’est le papa de Toby ? Bonsoir, je suis la mère de Friday… Non, je ne suis pas comme ça, c’est uniquement dans le livre. J’ai une question, les garçons jouent-ils dans votre garage ?

Je regardai Friday et ses amis.

— Pas depuis au moins trois mois ? Je ne savais pas. Merci beaucoup, et bonsoir.

Je raccrochai le combiné.

— Alors où est-il ? demandai-je.

— Nous l’ignorons, répondit l’autre Friday, et puisque c’est un radical libre, il agit totalement indépendamment du Cours Standard de l’Histoire. Sa dégaine d’adolescent indolent et maladroit nous a bien abusés, et toi la première.

Je fronçai les sourcils. Voilà qui était nouveau.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Des informations récentes nous font penser qu’il pourrait en réalité être la cause de l’échec de la découverte de la technique du voyage dans le temps. Et qu’il conspire avec son futur lui-même pour renverser la ChronoGarde !

— Et maintenant un ramassis de calomnies, tout ça pour prendre sa place, répliquai-je, piquée au vif.

— Je suis sérieux, maman. Friday est un dangereux fondamentaliste historique qui n’hésitera pas à employer tous les moyens pour réaliser son pauvre petit programme : laisser au temps son cours naturel. Si nous ne lui mettons pas la main dessus, alors toute l’histoire va se rembobiner et il ne restera rien de nous !

— S’il est à ce point dangereux, prononçai-je lentement, pourquoi ne pas l’avoir éradiqué ?

Friday prit une profonde inspiration.

— Maman ? Comme pap… euh… Il est une version de moi en plus jeune, et le futur directeur général. Si nous l’éliminons, nous nous éliminons nous-mêmes. Intelligent, je lui reconnais ça. Mais s’il est capable d’entraver la découverte du voyage dans le temps, alors il sait comment il a été inventé. Il faut que nous lui parlions. Une dernière fois, où est-il ?

— Je ne trahirai pas mon fils, mon fils, dis-je en m’embrouillant quelque peu.

— Mais je suis ton fils, maman.

— Je ne trahirai pas non plus, mon canard en sucre.

Friday fit un pas et haussa la voix d’un cran.

— C’est important, maman. Si tu as la moindre idée de l’endroit où il se trouve, il faut nous le dire. Et ne m’appelle pas mon canard en sucre devant mes camarades.

— Je ne sais pas où il est, mon canard en sucre, et si tu continues à me parler sur ce ton, tu files dans ta chambre.

— Comme s’il était question de chambre, mère !

— Maman. C’est maman. Friday m’appelle toujours maman.

— Je suis Friday, maman. Ton Friday.

— Non. Tu es un autre Friday, une version de ce qu’il aurait pu devenir. Et si tu veux savoir, je préfère celui qui n’ouvre pas la bouche et qui pense qu’un savon est une engueulade.

Friday me considéra avec colère.

— Tu as dix heures pour qu’il se rende. Abriter un terroriste temporel est un délit sérieux, et la sanction incroyablement pénible.

Ces menaces ne m’impressionnèrent pas du tout.

— Tu es sûr de ce que tu fais ?

— Évidemment !

— Alors, par définition, lui aussi. Et si tu allais jouer dans le cours du temps avec tes deux potes avant le dîner ?

Friday proféra un brmff agacé, puis il tourna les talons et s’éloigna, ses deux collègues dans son sillage.

Je fermai la porte et rejoignis Landen qui m’examinait, accoudé au pommeau de l’escalier. Il n’avait pas perdu une miette de la conversation.

— Pupuce, que se passe-t-il donc ?

— Je n’en ai pas la certitude, chéri, mais je commence à penser que Friday nous a roulés dans la farine.

— Quel Friday ?

— Le chevelu qui grogne. Il ne serait pas le propre à rien engourdi que nous connaissons, mais une sorte de fondamentaliste historique qui travaillerait dans l’ombre. Nous avons droit à quelques réponses, et je crois savoir où les trouver. Friday peut berner ses parents, le Cours Standard de l’Histoire et la moitié de la ChronoGarde, mais il existe une personne qu’un adolescent n’est jamais parvenu à mystifier.

— Qui est-ce ?

— Sa petite sœur.

 

— Ça m’épate que vous ayez mis si longtemps à comprendre, dit Tuesday qui avait accepté de vendre la mèche contre un nouveau vélo, un bon d’achat de trente livres pour le Monde des Maths et des lasagnes trois soirs d’affilée. Et par ailleurs, il n’a pas piétiné Barney Plotz. Il a maquillé les courriers et numéros de téléphone. Il avait besoin de temps pour avancer dans ses… recherches, comme il les appelait. J’ignore de quoi il s’agissait, mais il passait beaucoup de temps à la bibliothèque, et aussi chez mamie.

— Sa grand-mère ? Pourquoi elle ? Il aime sa cuisine ?

— Je n’en sais rien, dit Tuesday en se creusant la cervelle. Il a dit que ça avait un rapport avec Mycroft et d’une chronofraude de proportions stupéfiantes.

— Ce garçon a quelques explications sérieuses à nous donner, grommelai-je sombrement.