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Le problème des pianos
On considère que le piano a été inventé au début du XVIIIe siècle par Bartolomeo Cristofori. Son nom d’origine était gravicèmbalo col piano e forte, mais il fut avantageusement simplifié en pianoforte, puis piano. Avec ses deux cent cinquante kilos d’acier, de bois, de cordes et de feutre, cet instrument de quatre-vingt-huit touches pouvait donner naissance aux mélodies les plus subtiles, bien que l’énergie emprisonnée dans les cordes tendues ait la puissance de destruction d’une berline lancée à trente kilomètres à l’heure.
Si la police à l’intérieur des livres relevait de la Jurifiction et la politique du Conseil des Genres, toute la bureaucratie qui les reliait incombait au Grand Central du Texte. Depuis le fiasco de l’UltraWord™, le GCT avait, il est vrai, montré une honnêteté sans faille, mais par la suite, le Conseil des Genres, sur ma recommandation, avait pris une mesure stricte mais indispensable : veiller à ce que le Grand Central du Texte ne devienne pas assez efficace et imaginatif pour représenter une menace. On créa donc une commission pour s’en occuper.
Quand nous atteignîmes un des étages des encodeurs de récits, j’entendis hoqueter Thursday5. Les proportions de la salle étaient celles d’une usine qui aurait fabriqué des pièces carrément géantes, et les murs de pierre, la voûte ainsi que la lumière tremblotante des becs de gaz trahissaient son origine, un roman gothique resté inédit. Des centaines d’encodeurs de récits étaient disposés en rangs serrés dans l’immensité de la pièce, chacun de la taille d’un autobus et constitué de cuivre luisant, d’acajou et d’acier trempé. Avec leurs tuyaux et autres valves ou jauges, on aurait dit un croisement entre une machine à espresso, un moteur de bateau et un harmonium sous acide. Ils étaient si imposants qu’une passerelle courait sur leur partie supérieure pour l’entretien, pourvue à l’extrémité d’un escalier d’accès en colimaçon.
— Voici les encodeurs de récits de l’ImaginoTransfert. Nous ne possédons pas de bijou technologique plus précieux. Tu te souviens du tuyau qui sortait du Noyau Modérateur dans Pinocchio ?
Thursday5 acquiesça.
— Le flux irradie à travers le Néant intergenre pour être recueilli ici. Il est alors transmis à l’imagination du lecteur.
Je n’avais pas la moindre idée du fonctionnement de la chose, et je soupçonnais qu’il n’y avait rien à comprendre – ni que ce soit vraiment important de le savoir. Il s’agissait là de ce que nous appelions un « impératif narratif abstrait » : il fonctionnait uniquement parce qu’il était utile qu’il fonctionne. Ainsi est le Monde des Livres, rempli de procédés stylistiques hautement improbables placés là pour huiler les rouages du récit.
Je restai silencieuse pour leur permettre d’observer un instant les engins. Thursday5 ne faisait pas mystère de sa fascination, mais Thursday1-4 feignit un bâillement. Elle n’en perdait cependant pas une miette. Difficile en effet de ne pas être impressionné : les machines se déployaient presque à perte de vue dans la pénombre du lointain. Comme des fourmis, les techniciens s’activaient autour de la mécanique qui ronronnait, à consulter les cadrans, huiler, évacuer la fumée et prendre des notes sur leurs registres. D’autres passaient entre les machines avec des chariots chargés de documents à classer, et flottait dans l’air une odeur d’huile chaude et de vapeur d’eau. Au-dessus de nos têtes, tout un appareillage cliquetant et vibrant apportait son énergie aux moteurs, et le vacarme qui régnait dans l’immense salle avait tout de celui d’une cascade de montagne.
— Cinq cents machines par étage, criai-je par-dessus le tumulte, chacune capable de traiter cinq mille lectures simultanées. Les gens que vous voyez en bleu sont les techniciens d’encodage de texte, familièrement surnommés « ouistitis des mots ». Ils font en sorte que les moteurs tournent avec régularité, nettoient les injecteurs de dialogues et s’assurent qu’il n’y ait pas de caillots d’ironie dans les compresseurs. L’homme en blouse blanche est le contrôleur de textes. Il existe un « écho de lecture » qui vient ricocher dans la machine et qui déclenche le mot vivant, et de ce fait, nous avons les moyens de vérifier si le livre se déroule selon les souhaits d’origine de l’auteur. Toute variation est cataloguée comme « anomalie textuelle » avant d’être dirigée vers la grille de vidange des filtres d’écho, qui sont les gros machins en cuivre que vous pouvez voir perchés sur la machine.
— Tout ceci est impressionnant au-delà de toute expression, fit sèchement observer Thursday1-4, mais je ne vois toujours pas le rapport avec les pianos.
— Il n’y en a pas, persifleuse que tu es. C’est ce qu’on appelle de la pé-da-go-gie.
— Exposé dénué d’intérêt, si vous voulez mon avis,
— Mais elle ne vous le demande pas, rétorqua Thursday5.
— Exactement, répondis-je, et il y en a que les explications techniques intéressent.
Je poussai la grande porte de chêne qui séparait l’étage des machines et la section administrative du Grand Central du Texte, un labyrinthe de couloirs en pierres qu’éclairaient des torches accrochées au mur. L’ambiance était lugubre à souhait, mais enfin c’était économique : elles faisaient partie intégrantes des romans gothiques qui constituaient l’ensemble du GCT. Aussitôt que la porte se referma, le raffut de la salle des machines s’interrompit.
— J’essaye simplement d’expliquer comment nous repérons les altérations du texte, poursuivis-je. La plupart du temps, les anomalies proviennent d’une lecture erronée ou de lecteurs paresseux qui comprennent de travers, mais nous vérifions tout, au cas où.
— J’en saurais autant pour vingt shillings avec une visite guidée du Grand Central du Texte, et je serais en meilleure compagnie, dit Thursday1-4 en coulant un regard explicite vers Thursday5.
— Moi, madame, ça m’intéresse !
— Lèche-bottes.
— Morue.
— Comment tu m’as appelée ?
— Holà ! m’écriai-je. Arrêtez-moi ça tout de suite.
— C’est elle qui a commencé, dit Thursday1-4.
— Je me fiche de savoir qui a commencé. Je vous vire toutes les deux si vous continuez comme ça.
Elles fermèrent leur clapet et je les entraînai dans les couloirs voûtés le long d’une enfilade de portes en chêne, chacune abritant une activité textuelle, telle que la signification des mots, la sélection des sujets de roman ou les contrôles grammaticaux.
— Le problème, avec les pianos, c’est que nous n’en possédons pas en quantité suffisante. Jouer du piano est une activité très courue dans le Monde des Livres, il apparaît très fréquemment dans le récit et il participe même parfois à l’intrigue. Mais pour une raison mystérieuse que personne ne peut réellement expliquer, il n’y en a que quinze pour l’ensemble du Monde des Livres.
— Quinze ? ricana Thursday1-4 qui traînait derrière nous sa mauvaise humeur. Mais comment font-ils pour s’en sortir ?
— Avec beaucoup de difficulté. Venez, que je vous montre.
J’ouvris une porte du couloir. La pièce avait tout du bureau d’un psychiatre avec ses étagères chargées de livres et ses diplômes au mur. On voyait un bureau, deux chaises et un divan. Sur les chaises, deux hommes : la barbe et la pipe désignaient aussitôt l’un comme le psychiatre, et l’autre, qui paraissait à bout de nerfs, était de toute évidence le patient.
— Eh bien, Mr Patient, attaqua le médecin. Que Puis-je faire pour vous ?
— Voilà, docteur, marmonna l’autre avec tristesse. Je ne peux m’empêcher de penser que je suis un chien.
— Je vois. Et depuis quand ça dure ?
— Depuis que je suis chiot.
— Pardonnez-moi, intervins-je. Je cherche la brigade des pianos.
— Ici, c’est les Blagues Éculées, expliqua le psychiatre d’un air accablé. Vous trouverez les pianos plus bas dans le couloir, première porte à gauche.
— Désolée, balbutiai-je avec gêne avant de refermer doucement la porte. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, ajoutai-je à voix basse. Il faudrait vraiment que ce soit mieux indiqué.
Nous reprîmes notre chemin le long du couloir, dégotâmes la bonne porte, qui s’ouvrit sur une salle d’une quinzaine de mètres carrés. Un crépi de plâtre recouvrait les parois et la voûte de pierres était soutenue par un robuste pilier central. Sur notre droite, une cavité de la taille d’un garage avait été creusée dans le mur, peinte dans un blanc éclatant et illuminée par plusieurs centaines de petites ampoules. Alors que nous l’observions, un bourdonnement se fit entendre et un piano en marqueterie apparut soudain. Un ouvrier en salopette marron, casquette sur l’oreille, s’en approcha aussitôt pour le faire rouler à l’extérieur sur des roulettes huilées. En face de l’ouverture lumineuse se dressait une console de contrôle de même aspect que la table de mixage d’un studio d’enregistrement, et les deux hommes d’allure juvénile en costume de lin qui se tenaient devant, casques à écouteurs sur la tête, montraient les signes d’une énorme pression.
— Piano droit Rosewood de retour d’Amants et fils de Lawrence, dit à voix basse celui qui était debout. En attente, le Goetzmann pour Charlotte Brontë et Villette.
— Ok ! beugla l’autre en manipulant curseurs et boutons sur son clavier.
Le manœuvre poussa un piano à queue dans l’ouverture avant de se retirer.
— Paré ! lança-t-il.
Le bourdonnement se fit de nouveau entendre et le Goetzmann disparut.
Ils tournèrent tous le regard vers nous quand nous avançâmes dans la pièce et je les saluai de la tête. Ils me répondirent de la même façon et retournèrent à leur travail.
— Regardez, dis-je aux deux Thursday en leur montrant du doigt un grand tableau placardé sur le mur derrière les deux hommes.
Sur la gauche, on voyait la liste des quinze pianos, et face à elle des colonnes de cadrans et d’indicateurs lumineux qui donnaient la position de chacun. Le premier de la liste était un piano à queue générique, pour l’instant dans La Maison d’Âpre-Vent de Dickens. Il allait redevenir disponible quelques minutes plus tard et il était attendu dans Le Moulin sur la Floss de George Eliot, où il allait demeurer le temps de quelques scènes avant de repartir pour Au cœur des ténèbres de Conrad. Nous observâmes les cadrans afficher les différents mouvements des pianos dans la fiction que les deux opérateurs orchestraient avec habileté. Sous le tableau, on trouvait une ou deux tables, une fontaine à eau, une kitchenette et un coin café. Quelques plantes en pot s’étiolaient çà et là, et hormis quelques meubles de classement rouillés, la pièce était quasiment vide.
— En règle générale, quinze pianos suffisent amplement, expliquai-je, et quand tous les pianos sont disponibles, la Brigade des Pianos roule toute seule selon une routine bien huilée. On observe de temps en temps quelques modifications quand un livre nouveau demande un piano, mais ça se passe généralement sans accroc. Quatre-vingt-six pour cent des romans avec pianos datent du XIXe siècle ou du début du XXe.
Je désignai le tableau indicateur.
— Mais comme vous pouvez le voir, huit pianos sont notés « indisponible », c’est-à-dire qu’ils ont été retirés du circuit pour entretien.
Je brandis le rapport que Bradshaw m’avait confié.
— Il y a eu un micmac administratif. En temps ordinaire, nous n’avons jamais plus d’un piano que nous n’exploitons pas, et voilà que je ne sais quelle andouille a décidé d’en envoyer plusieurs à la fois par mesure d’économie.
Les deux Thursday observèrent de nouveau les deux opérateurs. Pendant ce temps, un piano droit en bois de rose incrusté de cuivre fut transféré d’Amants et fils au Maire de Casterbridge, et Le Tour d’écrou devait suivre.
— Voilà le travail, dis-je. Charles et Roger ont à leur disposition sept pianos pour l’ensemble de la littérature anglaise. Suivez-moi, on dirait que ça se calme.
En effet, ils se préparaient manifestement à faire une pause de quelques minutes. Les deux opérateurs s’ébrouèrent, enlevèrent leur casque et s’étirèrent.
— Salut, Thursday, dit le plus jeune dans un murmure. Vous emmenez toute la famille avec vous au boulot ?
Je me mis à rire.
— Pas du tout. Thursday5 et Thursday1-4, stagiaires de la Jurifiction. Voici Charles et Roger, de la Brigade des pianos.
— Salut ! hurla Roger, qui paraissait incapable de s’exprimer sans brailler. Venez donc jeter un coup d’œil par ici.
Elles s’approchèrent de la console, Thursday5 parce qu’elle s’intéressait véritablement et Thursday1-4 parce que Roger était franchement joli garçon.
— Combien de pianos sont évoqués dans les romans ? demanda Thursday5.
— Des milliers, mais à des degrés divers. Presque toute la littérature du XIXe siècle en comporte, mais les ouvrages des sœurs Brontë, de Thomas Hardy et de Dickens en sont pour ainsi dire truffés. Mais on en joue assez rarement. C’est le cas le plus simple. Les pianos Un à Sept ne fonctionnent pas et ne sont utilisés que pour des descriptions. Ils suivent un circuit bien déterminé dans le Monde des Livres, en apparaissant furtivement à un endroit avant de glisser à un autre. Vous pouvez voir sur ce tableau que notre bon vieux piano droit Broadwood P-6 est en ce moment même page 339 du Monde perdu, où il meuble un espace à côté du lampadaire de la demeure des Potts à Streatham. Dans quelques instants, il va sauter automatiquement page 91 de Howards End, sous un tableau de Maud Goodman. Un peu plus tard, il passera page 161 de Huckleberry Finn, dans le salon des Grangerford.
— Cependant, murmura Charles, les romans de Thackeray, Eliot et Austen regorgent de pianos, mais en plus ils sont utilisés, et il arrive fréquemment qu’ils jouent même un rôle crucial dans une scène. Et ce sont ceux-là qui exigent de notre part la plus grande vigilance afin d’accorder l’offre et la demande. Dans La Foire aux vanités, le piano d’Amelia Sedley est vendu aux enchères et Dobbin va l’acquérir pour lui en faire cadeau. Dans Jane Austen, les accompagnements des chansons participent activement à l’atmosphère générale.
Thursday5 opina avec enthousiasme tandis que Thursday1-4, pour la première fois, manifesta un vague intérêt et risqua même une question :
— Pourquoi ne fabrique-t-on pas plus de pianos ?
— Dans le Monde des Livres, le mot d’ordre est à l’économie, répondit Charles. Et encore, nous pouvons nous estimer heureux. Il y a pléthore de pianos comparé au nombre d’éléphants gris et ridés.
— Combien il y en a ?
— Un seul. Si quelqu’un demande une horde, la Division des Pachydermes est obligée de se débrouiller avec des silhouettes en carton et des barrissements hors texte.
Tandis que les deux Thursday méditaient ces paroles Charles et Georges enfilèrent leur veste et se préparèrent à prendre quelques heures de repos pendant que je prenais la relève. J’en avais l’expérience, l’affaire ne me posait aucun souci particulier.
— Tout est plus ou moins automatisé, exposa Charles tout en se dirigeant vers la sortie, mais il reste quelques opérations manuelles qu’il faudra effectuer. La liste est sur la console. Nous sommes de retour dans deux heures pour prendre en charge la scène absurde de la lettre dans le piano de Jude l’obscur, et pour jongler entre la demande d’un instrument en état de marche dans Trois Hommes dans un bateau et la destruction d’un queue Beulhoff dans Grandeur et décadence, d’Evelyn Waugh.
— Je vous souhaite bien du plaisir ! Profitez bien de votre pause.
Ils en avaient bien l’intention, me dirent-ils avant de quitter la pièce en compagnie de l’homme en salopette qui, ainsi que nous l’apprîmes, s’appelait Ken.
— Bien, déclarai-je en m’asseyant et en posant les pieds sur la console. Va mettre le café en route, Thursday.
Aucune des deux ne bougea un orteil.
— C’est à toi qu’elle cause, dit Thursday1-4. Je prends le mien noir et fort.
— Pfff ! souffla Thursday5 en allant tout de même mettre la bouilloire en marche.
Thursdayl-4 enleva son grand manteau, le suspendit à une patère et s’installa sur une chaise.
— Donc… Nous restons là à observer les pianos se balader dans le Monde des Livres ?
Elle avait pris un ton sarcastique. Remarquez, puisque c’était comme ça qu’elle s’exprimait habituellement, rien d’étonnant à cela.
— C’est exactement ce que nous faisons. Le gros du travail à la Jurifiction est de cette nature. Barbant, mais indispensable. Sans un approvisionnement continu de pianos, l’ambiance serait gravement dénaturée. Peux-tu imaginer La Femme en blanc sans Laura au piano ?
Thursday1-4 resta sans expression.
— Tu n’as jamais entendu parler de Wilkie Collins, je parie.
— Les classiques sont trop lents à mon goût, pas assez d’action, répondit-elle en sortant négligemment un revolver de son étui et faisant glisser le barillet pour examiner les balles rutilantes. Mon truc, c’est plutôt David Webb.
— Tu as lu Robert Ludlum ?
J’étais très étonnée. Dans le Monde des Livres, les gens ne lisaient guère. Ç’aurait été comme du travail à la maison.
— Pas du tout. C’est Dave que j’apprécie, en particulier quand il est Jason Bourne. Il sait y faire avec les femmes et il peut loger un pruneau dans le crâne d’un type à quatre cents mètres.
— Existe-t-il quelqu’un dans la fiction avec lequel tu n’aies pas couché ?
— J’adore La Femme en blanc, déclara Thursday5 qui revenait avec un plateau et des cafés – mais un verre d’eau pour elle, observai-je. Tout ce Mozart pour exprimer son amour pour Hartright, c’est délicieux !
Je pris ma tasse et m’intéressai aux lumières qui clignotaient sur la console tandis qu’un Bösendorfer inerte passait de Dickens et Notre ami commun à Jane Austen et Persuasion, où il allait faire une apparition rapide dans les douze chapitres où il était cité avant de filer dans Épouses et filles.
— Je trouve l’ambiance dans les romans surfaite, dit Thursday1-4 avant de tremper ses lèvres dans sa tasse. Excellent, ce café. Bravo, Thursday, ajouta-t-elle avec condescendance.
— Me voici rassurée, répondit Thursday5 avec une ironie qui échappa à son alter ego.
— Il n’y a pas de biscuits ? demandai-je.
— Exact, enchaîna Thursday1-4, où sont les biscuits ?
Thursday5 soupira, se leva, dénicha des gâteaux secs qu’elle alla poser sur la console en fusillant Thursday1-4 du regard.
— Ne sous-estime pas l’ambiance, dis-je en me servant. Les quatre forces concurrentes d’un roman sont l’atmosphère, l’intrigue, les personnages et le rythme. Mais l’équilibre entre elles n’est pas forcément nécessaire. On trouve des livres sans histoire et sans tempo et qui passent la rampe grâce aux protagonistes et à un ton, comme Le Vieil Homme et la mer. La majorité des romans d’action offrent une intrigue et du rythme et rien d’autre, par exemple ceux d’Alistair Maclean. Mais cela n’a aucune importance, chaque lecteur…
Je m’interrompis car un signal d’alerte s’était mis à clignoter sur la console devant nous.
— Hum, marmonnai-je en me penchant pour y voir de plus près. Les Gens de Dublin ne respecte pas l’horaire et on a besoin du piano dans Ulysse car Stephen Dedalus doit en faire le commentaire à l’hôtel Ormond dans moins d’une minute.
— Il n’y a pas un piano disponible à Norland Park ?
— Non. Il fait partie de ceux qui sont provisoirement hors circuit.
Je promenai mon regard parmi les boutons et les manettes à la recherche d’un piano libre qui pourrait être déplacé. Je finis par en dégotter un dans Peter Pan. On n’y faisait référence que dans une ligne de dialogue, je me permis donc de le diriger vers Ulysse aussi vite que possible. Trop, pour dire le vrai, car je me mélangeai un peu les pinceaux.
— Merde, murmurai-je dans ma barbe.
— Pardon ?
— Rien.
J’avais envoyé le piano à l’hôtel Ormond, mais au mauvais endroit. Je n’avais guère le temps de m’en inquiéter, car une nouvelle lumière se mit à clignoter, prévenant que la première manœuvre manuelle que nous avait laissée Roger et Charles était imminente. Je pris la note d’instructions et la lus.
— Le Goeœtzman revient de Villette et doit être envoyé avec le tabouret 87B dans Jeux de glaces d’Agatha Christie. Qui a remarqué un tabouret de piano quelque part ?
Les deux Thursday restèrent de marbre. Puis Thursday5 tapota le bras de sa voisine.
— C’est votre tour. J’ai fait le café.
— Dans ce cas, c’était à moi de trouver les biscuits, répliqua Thursday1-4 avec une imperturbable logique.
— Oui, peut-être.
— Alors puisque tu as eu la gentillesse de me décharger de cette corvée, à toi maintenant de faire quelque chose. Alors trouve ce foutu tabouret et arrête de me pomper l’air avec tes jérémiades.
Je posai la main sur le bras de Thursday1-4.
— Trouve le tabouret, Thursday.
Elle eut une exclamation dédaigneuse qui aurait fait l’admiration de Friday, mais elle se leva tout de même et se mit à explorer la pièce. Elle finit par le dénicher à côté d’un tas de partitions, de pupitres de musique et d’un basson poussiéreux.
— Le voilà, dit-elle avec ennui, en soulevant le dessus pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
À cet instant, un bourdonnement se fit entendre et le Goetzmann apparut dans l’antre lumineuse.
— Pile à l’heure.
Je manipulai quelques boutons pour programmer le transfert, demandai à Thursday1-4 d’apporter le tabouret, ce qu’elle fit, puis j’expédiai le piano dans le grand salon de Stonygate House, au sein de Jeux de glaces d’Agatha Christie.
— Et voilà, marmonnai-je en biffant la tâche de la liste. Nous n’avons rien d’autre avant une demi-heure.
Mes ennuis étaient loin d’être terminés, car Thursday5 s’était installée sur la chaise laissée libre par Thursday1-4.
— C’est ma place.
— Ce n’est pas votre place.
— C’est moi qui avais cette chaise, donc c’est la mienne.
— Elle ne vous appartient pas.
— Dis-moi, grogna Thursday1-4, tu aimes le crochet ?
— Euh… Oui ?
— Imagine comme ça peut devenir compliqué avec les doigts en compote.
Les lèvres de Thursday5 se mirent à trembler.
— Je… je… je suis sûre que nous pouvons discuter entre adultes responsables avant d’avoir recours à quelque chose d’aussi primitif que la violence.
— Peut-être pourrait-on, en effet, mais ça va plus vite en annonçant ce qui va se produire. Maintenant, tu dégages tes fesses de ma chaise.
— Thursday ? intervins-je.
— J’en fais mon affaire, rétorqua Thursday5 en montrant une contrariété inhabituelle. Je n’ai pas besoin d’être secourue à tout bout de champ comme un enfant à chaque fois que cette Marie-couche-toi-là ouvre le bec !
— Loin de moi de m’immiscer dans vos salades, répondis-je. Tout ce que je veux savoir, c’est d’où Thursday1-4 tient ce pistolet.
— Ça ? dit-elle en exhibant un petit automatique noir que j’avais remarqué dans sa main. Il est chouette, non ? Browning calibre 26 à sécurité latérale.
— D’où le sors-tu ?
— Je l’ai trouvé, alors je le garde, répliqua-t-elle sur la défensive.
Je n’avais pas le temps de rentrer dans ces considérations.
— Dis-moi où tu l’as trouvé sinon tu seras sa prochaine victime.
Elle marqua un silence avant de répondre.
— Il était… dans le tabouret de piano.
— Imbécile ! m’exclamai-je en me mettant debout et en tendant la main pour qu’elle me remette l’arme. C’est l’élément clé de l’énigme de Jeux de glaces ! Tu ne peux pas laisser les choses à leur place ?
— Je croyais…
— C’est bien ce que je te reproche. Reste ici le temps que je répare tes bêtises et ne touche à rien. Je répète : ne touche à rien. Compris ?
— Oui, oui, évidemment. Pour qui vous me prenez ? Une gamine ?
Je n’avais pas de temps à perdre en discussions et après avoir demandé à Thursday5 de me suivre sans me lâcher d’une semelle, je sautai de la Brigade des Pianos à la Grande Bibliothèque, puis de là à Jeux de miroirs d’Agatha Christie.
Nous débarquâmes à Stonygate dans un petit couloir obscur qui reliait le vestibule et le grand salon. Protégée par la pénombre, je risquai un regard dans le salon. Il s’agissait d’une grande pièce lugubre caractéristique du gothique victorien, toute de boiseries sombres et éclairée avec parcimonie. Une demi-douzaine de personnes bavardaient entre elles, mais surtout, juste en face nous trônait le Goetzmann à queue que nous venions d’expédier moins de deux minutes auparavant. Et devant lui, le tabouret où l’arme devait être placée. J’étais sur le point de tenter ma chance et de me faufiler dans la pièce, mais j’avais à peine esquissé un pas qu’un jeune homme s’installa au piano et se mit à jouer. Je reculai dans l’ombre et je sentis les doigts de Thursday5 me serrer nerveusement le bras quand les lumières vacillèrent et s’éteignirent, plongeant la demeure dans la pénombre. Nous restâmes tapis dans le noir quand un bonhomme imposant à la mine boudeuse sortit de la pièce en pestant contre les fusibles. Peu après, une vieille femme se rendit à pas hésitants dans la salle à manger et revint avec quelque chose dans les mains. À ce moment-là, la porte d’entrée s’ouvrit à la volée et un jeune homme fit irruption dans le vestibule avec une certaine grandiloquence. Puis une dispute éclata, on entendit la porte du bureau s’ouvrir et claquer, des vociférations étouffées, et enfin deux coups de feu. Je profitai de l’affolement qui s’empara des personnages présents dans le salon pour m’approcher furtivement du pianiste et lui tapoter l’épaule. Il leva des yeux étonnés et j’exhibai mon insigne de la Jurifiction. Je levai les sourcils, mis un doigt sur mes lèvres et lui fis signe de rejoindre les autres à l’autre bout de la pièce. Il s’exécuta, et dès qu’il eut le dos tourné, je glissai le petit automatique dans le tabouret, entre une partition de Haendel et une autre de Chopin.
Je me hâtai ensuite de rejoindre discrètement Thursday5 qui m’attendait, et nous repartîmes illico vers le siège de la Brigade des Pianos.
Quand nous réapparûmes, le chaos régnait dans la pièce. Tous les signaux d’alerte étaient au rouge, les sirènes hurlaient et la console de contrôle n’était plus qu’un tapis de lumières clignotantes. Je fus soulagée – si ce mot se prête à de telles circonstances – de voir que Roger et Charles avaient repris leurs places et s’efforçaient de ramener un semblant d’ordre dans le réseau de distribution des pianos.
— J’ai besoin du Thurmer d’Agnes Grey, je l’échange contre un Streicher inerte… brailla Roger.
— Thursday, au nom du ciel, que se passe-t-il ?
Le commandant Bradshaw n’avait pas l’air follement content.
— Je n’en sais rien. Quand je suis sortie, tout était en ordre.
— Vous me dites que vous êtes sortie ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux. Vous avez laissé cet endroit sans surveillance ?
— Je suis allée…
Mais je laissai ma phrase en suspens. J’étais responsable des agissements de mes stagiaires, quels que soient leur personnalité ou l’endroit où elles se trouvent. J’avais commis une erreur. J’aurais dû appeler Bradshaw pour qu’il me couvre ou qu’il expédie quelqu’un d’autre dans Jeux de glaces. J’inspirai profondément.
— Je n’ai aucune excuse, monsieur. J’ai foiré. Je suis désolée.
— Désolée ? répéta Bradshaw. C’est tout ? Vous êtes désolée ? J’ai la mort de Sherlock Holmes sur les bras, une des séries les plus populaires du monde extérieur est sur le point de partir en quenouille, je n’ai pas besoin qu’une de vos abruties de stagiaires se prenne pour le dieu des pianos.
— Qu’a-t-elle donc fait ?
— Si vous l’aviez surveillée correctement, vous seriez au courant !
— D’accord, d’accord, répondis-je, commençant quelque peu à en avoir marre. C’est ma faute et j’en assumerai les conséquences, mais j’aimerais savoir ce qu’elle a fait avant d’effacer son sourire narquois une bonne fois pour toutes.
— Elle s’est mis dans la tête que la distribution des pianos lui appartenait durant votre absence, dit-il lentement en essayant de garder son calme. Elle a éliminé toutes les mentions d’un piano de l’œuvre de Melville, Scott et Defoe.
— Quoi ?
Je parcourus la pièce des yeux et aperçus Thursday1-4 dans un coin, les bras croisés et l’air de s’en moquer éperdument.
— C’est comme je vous le dis. Et nous n’avons ni le temps ni les instruments pour les réintroduire. Mais ce n’est pas là le pire.
— Parce qu’il y a pire ?
— En effet. Pour une raison connue d’elle seule, elle a expédié un Broadwood droit dans Emma de Jane Austen, en plein milieu du salon de Miss Bates.
— On l’a remarqué ?
— Difficile en général de ne pas remarquer un piano. Dès qu’il est apparu, les spéculations sur son origine sont allées bon train. Miss Bates s’est rangée à l’avis de Mrs Cole et pense qu’il émane du colonel Campbell, mais Emma croit qu’il s’agit de Mrs Dixon. Mrs Weston penche plutôt pour Mr Knightley, lequel a évoqué Frank Churchill. Une vraie pagaille, vous ne trouvez pas ?
— C’est réparable ?
— Les choses sont désormais gravées dans le marbre. Je vais demander à Churchill de prendre le relais, ça ne devrait pas être trop grave. Mais tout ceci est de votre faute, Thursday, et je n’ai pas d’autre choix que vous mettre à pied le temps de l’enquête disciplinaire.
— Gardons le sens de la mesure sur cette affaire, commandant. Je sais que je suis responsable, mais pas coupable. C’est vous qui m’avez confié cette mission, et je vous ai répondu que je ne pouvais pas.
— Ce serait de ma faute, donc.
— En partie.
— Mouais, répondit Bradshaw, la moustache hérissée de colère. Je saurai en tenir compte. Reste que vous êtes suspendue.
Je désignai Thursday1-4 du pouce.
— Et elle ?
— C’est votre stagiaire, Thursday. Débrouillez-vous.
Il prit une profonde inspiration, secoua la tête, s’adoucit un instant pour me souhaiter bonne chance et s’en alla. Je demandai à Thursday5 d’aller m’attendre au Conseil des Genres et fis signe à Thursday1-4 de me rejoindre dans le couloir.
— Peux-tu me dire à quoi tu pensais en agissant ainsi ?
— Oh, allez, ne soyez pas si vache. Il n’y a pas eu de dégâts vraiment sérieux. Oui, j’ai expédié un piano dans Emma. Mais personne ne l’a reçu sur la tête.
Je la considérai un moment. Même en prenant en compte son incroyable arrogance, cette affaire n’avait ni queue ni tête.
— Tu n’es pas idiote. Tu savais pertinemment que tu serais virée une bonne fois pour toutes, alors pourquoi ?
Elle leva sur moi des yeux luisant de haine froide.
— De toute façon, vous alliez me virer. Je n’avais pas l’ombre d’une chance.
— Elle était mince, reconnus-je, mais réelle.
— Pas d’accord. Vous me détestez. Vous m’avez toujours détestée. Dès ma première publication. Nous aurions pu devenir des amies, mais vous n’avez jamais daigné venir me voir. Jamais, en quatre livres. Pas une carte postale, pas une note de bas de page, rien. Je suis plus proche de vous que votre famille, Thursday, et vous m’avez traitée comme une moins-que-rien.
Je compris enfin.
— Tu as envoyé le piano dans Emma uniquement pour me fourrer dans le pétrin, c’est ça ?
— Après ce que vous m’avez fait, vous méritez bien pire. Vous avez eu une dent contre moi dès que je suis arrivée à la Jurifiction. Tous autant que vous êtes.
Je secouai la tête avec tristesse. Elle était dévorée par la haine. Mais au lieu d’essayer de la réprimer, elle la déversait sur son entourage. Je soupirai.
— C’est parce que tu t’es sentie offensée que tu t’es vengée ?
— Même pas, répliqua calmement Thursday1-4. Vous verrez ce que c’est qu’une vengeance quand vous la verrez.
— Rends-moi ton insigne.
Elle le tira de sa poche et le jeta à terre.
— Je me barre, cracha-t-elle. Même si vous me le demandiez à genoux, je ne voudrais pas de la Jurifiction.
Je fis mon possible pour ne pas éclater de rire devant le grotesque de son raisonnement. Mais elle n’y pouvait rien. Elle avait été écrite ainsi.
— Allez, rentre chez toi, lui dis-je d’une voix égale.
Elle parut étonnée de constater que toute colère m’avait quittée.
— Vous ne m’insultez pas ? Vous n’essayez pas de me frapper, ou de me tuer, que sais-je ? Vous manquez de cran, voilà la vérité.
— Je n’en ferai pas plus. Dis-moi, tu ne me connais vraiment pas du tout, n’est-ce pas ?
Elle me dévisagea un instant, puis elle disparut.
Je demeurai quelques minutes dans le couloir à me demander si j’aurais pu agir autrement. Pas tellement, sinon ne pas lui accorder ma confiance une seule seconde. Je haussai les épaules, tentai sans succès d’obtenir que quelqu’un des Taxis TransGenres veuille bien décrocher, vérifiai que j’étais dans les temps pour la réunion du comité de direction, puis je me dirigeai lentement vers les ascenseurs.