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Petit déjeuner
Le Swindon que j’ai connu en 2002 avait de nombreux atouts. Le mariage de cet important centre d’affaires avec d’excellentes infrastructures au cœur d’une campagne paisible et verdoyante avait hissé la ville à une renommée comme nulle part ailleurs dans le pays. Nous possédions un stade de croquet de 40 000 places, la cathédrale St Zvlkx tout juste inaugurée, une salle de concert, deux chaînes locales de télévision et l’unique station de radio exclusivement dévolue à la musique mariachi. Notre position centrale en Angleterre du Sud avait fait de la ville le pivot du fret national grâce au Graviport Clary-LaMarr nouvellement édifié. Ne nous étonnons pas que Swindon ait été surnommé « Le joyau de la M4 ».
Le niveau dangereusement élevé d’Excédent de Bêtise faisait encore les gros titres de La Chouette ce matin-là. La raison d’une telle crise était évidente : le Premier ministre Redmond van de Poste et le parti du Sens Commun conduisaient les affaires avec un sens de la responsabilité si insouciant qu’il frisait la sagacité. Au lieu de sauter d’une crise à une autre et d’amadouer l’opinion publique par des réformes irréfléchies et des initiatives spectaculaires à l’efficacité douteuse, les autorités s’étaient délibérément engagées dans une action sur le long terme fondée sur l’unité, l’équité et la tolérance. État de fait que déplorait Alfredo Traficcone, le leader du Vent Dominant, le parti d’opposition, désireux de ramener le pays sur le terrain plus solide de la stupidité crasse.
— Comment a-t-on pu laisser les choses dégénérer à ce point ? demanda Landen en pénétrant dans la cuisine après avoir expédié nos filles à l’école.
Elles y allaient par leurs propres moyens, bien entendu. Du haut de ses treize ans, Tuesday tirait fierté de veiller sur sa sœur de dix ans.
— Pardon ? dis-je en pensant à tout autre chose, en particulier à l’inquiétante possibilité que le plumage de Pickwick pourrait ne jamais repousser et qu’elle passe le restant de ses jours sous l’apparence d’un poulet prêt à cuire de chez Tesco.
— L’Excédent de Bêtise, répéta Landen en prenant place à table. Je suis favorable à une politique responsable, mais la stocker de cette façon finira tôt ou tard par nous attirer des ennuis. Même quand il agit avec intelligence, le gouvernement a démontré qu’il n’était qu’un ramassis de crétins.
— Les crétins sont nombreux dans ce pays, répondis-je distraitement, et ils ont le droit d’être représentés autant que quiconque.
Mais il avait raison. Contrairement à la précédente, qui avait eu l’habileté de distiller notre bêtise collective tout au long de l’année, l’administration en place avait décidé de la stocker intégralement pour s’en débarrasser par quelque chose de crétin à un point inconcevable, prétextant qu’un énorme bordel tous les dix ans environ serait moins préjudiciable qu’une dose d’ânerie politique lénifiante distillée chaque semaine. Le problème, c’était que l’excédent avait atteint des niveaux follement élevés, au point d’avoir même dépassé la cote « Ânerie monumentale ». Seule une bévue de proportions vertigineuses aurait pu résorber ce surplus, et la nature de cet acte d’une telle abrutissante idiotie était le sujet d’ardentes spéculations de la part des médias.
— Je lis là-dedans, dit-il, passant en mode déclamatoire en ajustant ses lunettes et tapant de l’index le journal, que même le gouvernement a fini par reconnaître que l’Excédent de Bêtise représente un problème majeur, bien plus que ce qu’il avait tout d’abord imaginé.
Je pris le couvre-dodo à rayures que je tricotais pour Pickwick, le posai contre son corps rose et tacheté pour vérifier les mesures et elle se rengorgea pour paraître plus séduisante, sans succès. Elle émit un plic indigné, le seul bruit qu’elle eut jamais produit.
— Tu crois qu’il faudrait que je lui tricote un couvre-dodo de soirée ? Tu sais, noir, avec les épaules dénudées et des brillants ?
— Cependant, s’emporta Landen en écumant d’indignation, le Premier ministre a rejeté avec mépris la suggestion de Traficcone d’exporter notre bêtise excédentaire vers les pays du tiers-monde, qui seraient trop contents de l’acquérir contre quelques valises de biftons et une Mercedes ou deux.
— Il a raison, soupirai-je. Les déchets d’idiotie, c’est mauvais. La bêtise reste une affaire qui ne concerne que nous, et l’enfouir n’est certainement pas une solution, ça non.
Je pensais à la débâcle qu’avait connue la Cornouailles, quand 40 000 tonnes de débilité légère avaient été enterrées dans les années 1960 pour resurgir à la surface deux décennies plus tard, et que les autochtones s’étaient mis à avoir un comportement inexplicablement imbécile, comme utiliser un batteur à œufs électrique dans la baignoire ou se coiffer avec la raie au milieu.
— Et si, poursuivit Landen pensivement, la trentaine de millions d’habitants que compte l’archipel britannique venaient à répondre simultanément à un de ces e-mails qui disent « Confiez-nous vos coordonnées bancaires » ou encore à tomber dans les bouches d’égout, ce genre-là ?
— On a tenté en France l’opération « Foncez dans un lampadaire » afin d’effacer La Dette idiote1 ? observai-je, mais le sérieux avec lequel le plan avait été appliqué l’avait rendu de facto raisonnable, si bien que seule la fierté gauloise avait été écornée.
Landen but une gorgée de café, déplia le journal et parcourut le reste de la première page avant de remarquer distraitement :
— J’ai suivi ton idée et j’ai envoyé la semaine dernière à mon éditeur les grandes lignes de plusieurs livres de développement personnel.
— Et que croit-il que tu vas développer ?
— Ma foi… Mes finances, d’abord… Et les siennes, je dirais. Ce n’est pas comme ça que ça marche ? Ça m’a l’air très facile. Que penses-tu de ce titre : Les hommes viennent de la Terre, les femmes de la Terre – Débrouillez-vous.
Il me regarda et sourit. Je lui rendis son sourire. Je ne l’aimais pas à cause de son genou magnifique, de sa haute taille et de son humour, mais parce que nous formions deux parties d’un même ensemble et qu’aucun de nous deux ne pouvait imaginer la vie sans l’autre. J’aimerais trouver d’autres mots pour l’exprimer, mais je ne suis pas poète. Dans le privé, il était mari et père de trois enfants le plus souvent formidables, mais professionnellement, il était écrivain. Malheureusement, et malgré le prix Armitage Shanks qu’il avait obtenu en 1988 pour Canapé laid, une succession de bides avait quelque peu rafraîchi les relations avec son éditeur. Tellement rafraîchi, en réalité, qu’il en avait été réduit à bâcler des ouvrages de grandes surfaces tels que Le Petit Livre des animaux de compagnie à câliner, ou Les Paroles sacrées des bambins. Quand il n’y travaillait pas, il veillait sur nos enfants et tentait de ranimer sa carrière littéraire avec un bon gros best-seller – son Grand Œuvre. Ce n’était pas facile, mais c’est ça qu’il aimait, et moi je l’aimais lui, si bien que nous vivions sur mon salaire, approximativement de la taille du cerveau de Pickwick. Pas aussi gros, et pas près de l’être.
— C’est pour toi, dit Landen en poussant sur la table un petit paquet enveloppé dans du papier rose.
— Mon chéri, répondis-je, vraiment contrariée et vraiment heureuse à la fois. Je ne fête pas mon anniversaire.
— Je sais, dit-il en gardant les yeux baissés, il va donc falloir que tu cèdes à mon caprice.
Je défis l’emballage et découvris un petit médaillon en argent au bout d’une chaîne. Je ne suis pas particulièrement folle de bijoux, mais je suis folle de Landen, alors je me relevai les cheveux pour libérer le passage pendant qu’il actionnait le fermoir, le remerciai avant de lui donner un baiser, qu’il me rendit. Puis, connaissant mon allergie des anniversaires, il changea complètement de sujet.
— Friday est-il levé ?
— À cette heure-ci ?
Friday, précisons-le, était l’aîné de nos trois enfants, et l’unique garçon. Il avait à présent seize ans et au lieu de se propulser vers une brillante carrière dans l’élite de l’Industrie du Temps connue sous le nom de ChronoGarde, il était l’incarnation parfaite de l’adolescent pénible – grognon, poussant de profonds soupirs à chaque sollicitation, même la plus infime, et paressant au lit jusqu’à midi passé avant de traînailler dans la maison dans un état d’hébétude qu’aurait envié un zombie professionnel. Nous aurions pu ignorer qu’il vivait avec nous si ce n’étaient les apparitions mystérieuses de bols de céréales sales aux alentours plus ou moins immédiats de l’évier, la basse assourdie de Heavy Metal qui s’échappait de sa chambre, dont Landen prétendait qu’elle tenait les limaces éloignées du jardin, et la succession de désespérés tout aussi apathiques qui se présentaient à la porte et grommelaient : « Il est là, Friday ? », ce à quoi je ne pouvais m’empêcher de répondre : « Voilà une question qui prête à conjectures. »
— Quand retourne-t-il en classe ? demanda Landen, qui, s’il assurait le gros du suivi scolaire quotidien, avait comme beaucoup d’hommes peu la mémoire des dates.
— Lundi prochain, répondis-je après avoir ramassé le courrier qui venait de tomber derrière la porte. Se faire exclure de l’école, c’est bien le moins qu’il méritait. Encore heureux que les flics ne s’en soient pas mêlés.
— Il n’a fait que balancer la casquette de Barney Plotz dans une flaque de boue.
— Peut-être, mais Barney Plotz était dessous à ce moment-là, observai-je, songeant en moi-même que l’idée de voir toute la famille Plotz se faire piétiner dans une flaque de boue était follement séduisante. Friday n’aurait pas dû agir comme il l’a fait. La violence ne résout jamais rien.
Landen leva un sourcil et m’examina.
— D’accord, elle aide parfois. Mais pas pour lui, en tout cas pas encore.
— Je me demande, hasarda Landen d’un air songeur, si nous pourrions obtenir des adolescents du pays qu’ils s’adonnent à une bacchanale alcoolisée afin de résorber le surplus.
— C’est d’un excédent de bêtise dont nous souffrons, pas de mélancolie stéréotypée, répliquai-je en piquant une enveloppe au hasard et en observant le cachet de la poste.
Je recevais toujours au moins une demi-douzaine de lettres d’admirateurs par jour, même si la marche du temps avait Dieu merci ramené ma célébrité à ce que la Société d’Encouragement du Spectacle notait Z-4, le genre à apparaître dans la rubrique « Que sont-ils devenus ? » et auquel on consacre quelques lignes en cas d’arrestation, de divorce ou de cure de désintox, voire, si le rédacteur en chef est dans un jour de chance, des trois à la fois – le tout avec si possible un rapport ténu avec Miss Corby Starlette, ou n’importe quelle célébrité du jour2.
Les lettres d’admirateurs que je recevais provenaient principalement de conservateurs endurcis qui se fichaient complètement que je sois Z-4, bénis soient-ils. Ils me posaient habituellement des questions absconses sur les livres tirés de mes nombreuses aventures, commentaient le film qui était une vraie daube, ou me demandaient pourquoi j’avais laissé tomber le croquet professionnel. Mais la plupart émanaient de passionnés de Jane Eyre qui désiraient savoir comment Mrs Fairfax avait pu être une tueuse ninja, si j’avais vraiment été obligée de descendre Berthe Rochester et s’il était vrai que j’avais couché avec Edward Rochester – trois des ragots les plus fous et les plus persistants qui entouraient le premier volume de mes exploits, L’Affaire Jane Eyre, aussi peu fidèle que possible.
— De quoi s’agit-il ? demanda Landen dans un sourire. Quelqu’un qui veut savoir si Lola Vavoum interprétera ton rôle dans le prochain Thursday Next ?
— Aucune chance qu’un nouveau film voie le jour. Pas après le bide du premier. Non, la lettre provient de la Fédération Internationale de Croquet. On souhaite que je présente une vidéo intitulée Les cinquante plus beaux coups de croquet.
— Est-ce que ton chef-d’œuvre de cinquante mètres figure dans les dix premiers ?
Je parcourus la liste.
— Il est classé vingt-sixième.
— Envoie-les aux pelotes.
— On me propose cinq cents guinées.
— Oublie le truc des pelotes. Dis-leur que tu es folle de joie et très honorée.
— Ce serait vendre son âme. Je ne renierai pas mes principes. Pas pour ce prix-là, en tout cas.
J’ouvris un petit carton qui contenait un exemplaire du troisième volume de mes aventures, Le Puits des Histoires Perdues. Je le montrai à Landen, qui grimaça.
— Il est toujours disponible ?
— Malheureusement.
— J’apparais, dans celui-là ?
— Non, chéri. Tu figures seulement dans le cinquième.
Je jetai un coup d’œil à la lettre d’accompagnement.
— On me demande une dédicace.
J’avais dans mon bureau une pile de courriers standard expliquant les raisons de mon refus de signer ce livre. Les quatre premiers volumes des aventures de Thursday Next avaient autant de points communs avec la vie réelle qu’un baudet avec un navet, et d’une certaine façon, ma signature leur donnerait une crédibilité que je ne souhaitais pas encourager. Le seul que j’aurais pu à la rigueur dédicacer était La Grande Débâcle de Samuel Pepys, le cinquième de la série, qui contrairement aux quatre premiers avait mon imprimatur. La Thursday Next de La Grande Débâcle de Samuel Pepys apparaissait sous les traits d’une héroïne bienveillante et diplomate – à l’inverse de la Thursday Next des précédents qui défouraillait sur tout ce qu’elle voyait, buvait, jurait, couchait à gauche et à droite et, de manière générale, fonçait tête baissée dans tous les coins du Monde des Livres. Je voulais que la série ressemble à une farandole autour de la littérature et appelle à la réflexion ; des livres pour ceux qui aiment les histoires et des histoires pour ceux qui aiment les livres. Ce n’était pas le cas. Les quatre premiers tenaient moins de la chronique pétillante de mes aventures que de Dirty Harry rencontre Fanny Hill, avec considérablement plus de sexe et de violence. Les éditeurs ne s’étaient pas contentés de travestir la vérité des faits, mais ils s’étaient également montrés diffamateurs. Le temps que je reprenne le contrôle de la série avec La Grande Débâcle de Samuel Pepys, ma réputation était faite.
— Oh oh, dit Landen en parcourant une lettre. Un refus de mon éditeur. Les Accidents de parachute et comment éviter qu’ils se reproduisent ne semble pas le type de livre qu’ils ont en tête pour leur collection de livres pratiques.
— J’imagine qu’ils n’ont pas inclus les morts dans leur public cible.
— Tu as sûrement raison.
J’ouvris une nouvelle lettre.
— Nom d’un petit bonhomme, dis-je en la parcourant pensivement, l’Association des Amis des Dodos de Swindon nous propose trente mille guinées pour Pick.
Je coulai un regard vers Pickwick, dans la position « Au bord du gadin » qu’elle adoptait quand elle s’endormait debout. Je l’avais fabriquée moi-même quand les kits de clonage faisaient fureur. À vingt-neuf ans bientôt et avec D-009 comme numéro de série, elle était le plus vieux dodo vivant. Appartenant à la première génération 1.2, elle était dépourvue d’ailes, car le séquençage n’avait pas encore été achevé à l’époque, et elle n’avait pas subi de greffe complémentaire pour compenser. Il était probable qu’elle puisse survive… eh bien, à tout. En tout cas, elle avait pris une valeur considérable à mesure que la révolution des années 1970 du clonage domestique des animaux disparus devenait à la mode. Un mammouth V1.5.6 de 1978 avait récemment changé de mains pour soixante mille guinées, les grands pingouins pouvaient atteindre cinquante mille quel que soit leur état et quiconque possédait un trilobite d’avant 1972 pouvait donner son prix lui-même.
— Trente mille ? répéta Landen. Sait-on qu’elle présente un léger handicap du cerveau et du plumage ?
— Je pense honnêtement qu’on s’en moque. Voilà qui effacerait nos dettes.
Pickwick fut tout à coup parfaitement éveillée et nous observait avec l’équivalent dodo du sourcil levé, guère différent de l’équivalent dodo de l’étude d’un oignon cru.
— Et nous permettrait de nous payer une de ces nouvelles voitures hybrides diesel-mélasse.
— Ou des vacances.
— Nous pourrions expédier Friday au Centre pour Adolescents Lugubres de Swindon, ajouta Landen.
— Et Jenny pourrait avoir un nouveau piano.
C’en était trop pour Pickwick qui tomba recta dans les pommes au milieu de la table.
— Elle n’a guère le sens de l’humour, non ? dit Landen dans un sourire avant de revenir à son journal.
— Pas vraiment, répondis-je en déchirant la lettre de l’Association des Amis des Dodos de Swindon, mais vois-tu, pour un oiseau doté d’un Cerveau Infiniment Petit, je suis certaine qu’elle comprend tout ce que nous disons.
Landen regarda Pickwick, qui s’était remise de son malaise et observait sa patte gauche avec suspicion, se demandant si elle avait toujours été là, et, dans le cas contraire, ce que ça ferait si elle la prenait par surprise.
— C’est très improbable.
— Comment avance ton livre ? demandai-je en retournant à mon tricot.
— Les trucs de développement personnel ?
— Ton Grand Œuvre.
Landen parut réfléchir un instant et dit :
— Plus Œuvre que Grand. J’essaye de déterminer si la faiblesse de mes progrès provient de la crampe de l’écrivain, de procrastination, de paresse ou tout simplement d’incompétence absolue.
— Réfléchissons, répondis-je en feignant la gravité. Avec une telle palette, difficile de faire un choix. As-tu considéré que ça pouvait être un mélange des quatre ?
— Bon sang ! dit-il en se frappant le front. Tu pourrais bien avoir raison.
— Sérieusement ?
Il haussa les épaules.
— Couci-couça. Même si elle progresse gentiment, l’histoire manque de piment ; il faut absolument que je donne de nouvelles orientations à l’intrigue ou que j’y injecte de nouveaux personnages.
— Sur quel livre travailles-tu ?
— Des bananes pour Edward.
— Tu vas trouver, chéri. Tu trouves toujours.
Je sautai un point sur mon tricot, le remaillai, jetai un œil à la pendule murale avant de dire :
— Maman m’a envoyé un texto hier.
— Elle a fini par prendre le coup ?
— Elle a écrit : « L&GsA10NrSMD-PRCHn ?? »
— Hmm, c’est jusqu’à présent un des plus cohérents, dit Landen. Il s’agit probablement d’un code pour dire : « J’ai oublié comment on rédige un texto. » À son âge, pourquoi vouloir même s’essayer aux nouvelles technologies ?
— Tu sais comment elle est. Il faut que je file, et je passerai voir ce qu’elle veut sur le chemin du boulot.
— N’oublie pas pour Friday et la manifestation de ce soir, « Consacrez-nous du temps, nous vous offrirons le Temps », la présentation des carrières de la ChronoGarde.
— Comment pourrais-je oublier ? répondis-je, ayant harcelé Friday toute la semaine.
— Il a des devoirs en retard, ajouta Landen, et puisque tu lui fais au moins six fois plus peur que moi, pourrais-tu essayer d’enclencher le processus de réveil d’adolescent ? Parfois je crois qu’il est cimenté à son lit.
— Si l’on observe son niveau général d’hygiène, tu es probablement dans le vrai.
— S’il refuse de se lever, reprit Landen avec un sourire, tu pourras toujours le menacer avec une savonnette et du shampooing.
— Et traumatiser ce pauvre garçon ? C’est indigne de vous, Mr Parke-Laine.
Landen s’esclaffa et je montai vers la chambre de Friday.
Je frappai à la porte, ne reçus pas de réponse et l’ouvris sur des remugles de vieilles chaussettes et d’adolescent mal lavé. Distillés et mis en bouteilles, ils auraient fait un excellent répulsif anti requin, mais je gardai cette réflexion pour moi. Les adolescents réagissent mal au sarcasme. La chambre était généreusement tapissée de posters de Jimi Hendrix, Che Guevara et Wayne Skunk, chanteur et guitariste des Strontium Goat. Le sol était jonché de vêtements sales, de devoirs à la date de péremption dépassée et de petites assiettes garnies de croûtes de toasts. Il me semblait que la pièce possédait une moquette, mais je n’en étais plus aussi sûre.
— Youhou, Friday, dis-je à l’objet inerte pelotonné sous une couette.
Je pris place sur le lit et posai le doigt sur un fragment visible de peau.
— Grompf, fit une voix du fin fond des couvertures.
— Ton père m’a dit que tu étais en retard pour tes devoirs.
— Grompf.
— Eh bien oui, ce n’est pas parce que tu as été exclu deux semaines de l’école que tu es dispensé de travail à la maison.
— Grompf.
— L’heure ? Il est maintenant 9 heures et j’aimerais que tu te redresses et que tu ouvres les yeux avant que je quitte la pièce.
Suivirent un autre grognement et un pet. Je soupirai, le secouai de nouveau et pour finir, une chose aux cheveux gras s’assit et tourna vers moi des paupières lourdes.
— Grompf, dit-il. Grompf-grompf.
J’hésitai à émettre une remarque ironique sur l’utilité d’ouvrir la bouche quand on parle, mais renonçai car j’avais désespérément besoin de son adhésion, et si je comprenais le sabir des ados, je ne le parlais pas.
— Comment ça marche, la musique ? demandai-je.
Il fallait hisser le niveau de conscience des adolescents à un certain niveau avant de les laisser se débrouiller tout seuls. En dessous de quelques degrés du seuil critique, ils étaient capables de replonger dans le sommeil pour huit heures. Parfois plus.
— Mrrf, dit-il lentement. J’ai gromf-broumf fondé un grompf groupe broumf-mrrf.
— Un groupe ? Comment vous l’avez appelé ?
Il inspira profondément et se passa la main sur le visage. Il savait très bien qu’il ne se débarrasserait pas de moi avant d’avoir répondu à au moins trois questions. Il leva vers moi ses yeux brillants d’intelligence et renifla avant de déclarer sur un ton de défi :
— Il s’appelle les Peigne-culs.
— Vous ne pouvez pas garder un nom pareil !
Friday haussa les épaules.
— D’accord, grommela-t-il négligemment, nous allons revenir au nom d’origine.
— Qui est ?
— Les Branleurs.
— Je suis absolument certaine que Peigne-culs est un nom épouvantable pour un groupe. À la fois agressif et dégénéré. Bon, écoute-moi. Je sais que cette histoire de « Carrières dans l’Industrie du Temps » ne te passionne pas, mais tu m’as promis. Je compte sur toi pour qu’à mon retour tu sois éveillé, énergique et débroussaillé, lavé, récuré, rincé et à jour dans tes devoirs.
J’examinai la caricature d’adolescent je-m’en-foutiste qui me faisait face. J’avais parié sur la position « éveillé et/ou lucide ». Mais j’ai toujours placé la barre très haut.
— Bienman, mâchouilla-t-il.
À peine avais-je refermé la porte derrière moi que j’entendis le bruit d’un corps qui retombe. Ce n’était pas grave. Il était éveillé et son père pouvait se charger du reste.
— J’imagine qu’il brûle d’impatience ? hasarda Landen quand je descendis. Que je vais être obligé de l’enfermer à double tour dans sa chambre pour juguler ses ardeurs ?
— Il ronge son frein, répondis-je avec lassitude. Autant de réaction qu’une limace arriérée sous tranquillisants.
— Moi, à son âge, je n’étais pas aussi accablé, dit Landen. Je me demande d’où il tient ça.
— Signe des temps, mais ne t’inquiète pas. Il n’a que seize ans. Il va s’en sortir.
— J’espère bien.
Tout le problème était là. Il ne s’agissait pas seulement des jérémiades ordinaires de parents soucieux de leurs grands dadais grognons et inintelligibles ; il fallait absolument qu’il s’en sorte. J’avais rencontré à plusieurs reprises le Friday du futur et il s’était hissé au sommet de la hiérarchie de la ChronoGarde, et en tant que directeur général, il avait tout pouvoir sur le Cours Standard de l’Histoire. Un poste aux responsabilités écrasantes. Il avait joué un rôle clef dans le sauvetage de ma vie, de la sienne et de la planète pas moins de sept cent cinquante-six fois. À quarante ans, il serait connu sous le nom d’Apocalypse Next. Mais ce n’était pas encore d’actualité. Et avec Strontium Goat, son lit, Che Guevara et Hendrix comme principaux centres d’intérêt, nous nous demandions comment cela serait un jour possible.
Landen jeta un coup d’œil à sa montre.
— Ce n’est pas l’heure d’aller travailler, épouse adorée ? Le bon peuple de Swindon serait totalement perdu et plongé dans la confusion sans toi pour endosser la responsabilité du choix de leur moquette.
Il avait raison. J’avais déjà dix minutes de retard, et je l’embrassai à plusieurs reprises, au cas où un événement fortuit nous séparerait plus longtemps que prévu. Par fortuit, je pensais aux deux années durant lesquelles il avait été éradiqué par Goliath. Si la multinationale était de retour aux affaires après des années de marasme financier et politique, elle n’avait pas encore fomenté un de ces coups tordus qui avaient illustré nos relations par le passé. J’espérais que la leçon avait porté ses fruits, mais je ne pouvais m’empêcher de redouter qu’une bagarre avec eux surgisse du coin de la rue, et je m’assurais donc toujours de dire à Landen tout ce qu’il avait besoin de savoir.
— Grosse journée aujourd’hui ? demanda-t-il alors que j’atteignais la grille du jardin.
— Une moquette à installer dans une nouvelle société du centre des affaires, sans compter les devis et la pile de travail administratif. Je pense que Spike et moi aurons à installer un tapis dans les escaliers d’une maison de style Tudor avec des recoins partout, un véritable cauchemar.
Il resta pensif un instant et suçota sa lèvre inférieure.
— Bien, bien… alors… pas de… pas de machin OS ou ce genre-là ?
— Chéri ! répondis-je en le prenant dans mes bras. C’est de l’histoire ancienne. Je m’occupe de moquette désormais. C’est bien moins stressant, crois-moi. Pourquoi ça ?
— Comme ça. C’est simplement qu’avec les Dyatrima qui ont été aperçus au nord vers Salisbury, les gens commencent à raconter que l’ancien personnel OpSpec pourrait bien reprendre du service.
— Des oiseaux carnivores de deux mètres du paléocène supérieur seraient du ressort de l’OS-13 s’il existait, ce dont je doute, lui fis-je remarquer. J’étais OpSpec-27. Les enquêteurs littéraires. Si des exemplaires de Tristram Shandy terrorisent des vieilles dames dans des ruelles sombres, il se pourrait à la rigueur qu’on me demande mon avis. En outre, plus grand monde ne lit de livres, je suis donc comme qui dirait au chômage.
— C’est vrai, dit Landen. Peut-être que la condition d’auteur n’est pas un si bon plan que ça, après tout.
— Alors écris ton Grand Œuvre pour moi toute seule, lui répondis-je tendrement. Je serai ton lecteur, ton épouse, ton fan-club, ton jouet sexuel et ton critique réunis dans une même personne. C’est moi qui prendrai Tuesday à l’école, d’accord ?
— D’accord.
— Tu t’occupes de Jenny ?
— Je n’y manquerai pas. Qu’est-ce que je fais si Pickwick se met à grelotter comme elle le fait de si pitoyable manière ?
— Colle-la dans le séchoir. Je vais faire mon possible pour terminer le couvre-dodo au bureau.
— Pas trop chargée, alors ?
Je l’embrassai de nouveau et décampai.