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Le Noyau Modérateur

Des millénaires durant, OralTrad fut le seul et unique système d’expression narrative ; il est encore en service aujourd’hui. Les systèmes d’expression narrative durables débutèrent avec TabletArgil V2.1 et connurent différents stades concurrentiels (TabletCire, Papyrus, VélinPlus) avant de fusionner en un seul système, MANUSCRIT, qui remporta tous les concours, et subit huit mises à jour jusqu’à la version V3.5, pour être finalement supplanté par le tout nouveau et très nettement supérieur LIVRE V1. Stable, pratique à stocker et à transporter, compact et doté d’un index opérationnel, LIVRE domina le marché pendant près de dix-huit cents ans.

Je me tournai vers le garde à ma gauche.

— Si je demandais à l’autre garde quelle est la porte du Noyau Modérateur, dis-je non sans inquiétude, que répondrait-il ?

Il réfléchit un instant et désigna une porte. Je me retournai pour regarder Glamour et une Thursday5 passablement anxieuse, qui commençait à accepter l’idée qu’il existait tout un tas de trucs pas marrants dans le Monde des Livres devant lesquels elle était impuissante, comme par exemple se faire agresser par un tigre à l’intérieur de Pinocchio.

— Avez-vous fait votre choix, Miss Next ? demanda Julian Glamour. Rappelez-vous : si vous réussissez, vous entrez dans la Chambre du Noyau Modérateur, et si vous échouez, vous avez de fortes chances de vous faire dévorer. Soyez… perspicace !

Je souris et tendis le bras non sur la porte que m’avait indiquée la sentinelle, mais sur l’autre. Je l’ouvris en grand et découvris… une volée de marches qui descendait.

Glamour cilla et fit une grimace avant d’afficher de nouveau son grand sourire hypocrite. Les deux gardes poussèrent un soupir de soulagement et ôtèrent leur casque pour s’essuyer le front. Leur occupation favorite n’était manifestement pas de s’occuper d’un tigre, lequel, grogna de frustration derrière la seconde porte.

— Félicitations, grommela Glamour, la réponse est… correcte.

Je fis signe à Thursday5 qui me rejoignit sur le pas de la porte, laissant derrière elle Glamour et les deux gardes se chamailler sur le choix de mon cadeau « spécial-gogo ».

— Comment avez-vous pu faire la différence entre les sentinelles ? demanda-t-elle avec déférence.

— Je ne l’ai pas faite, et je ne la connais toujours pas. Mais j’ai supposé que les gardes savaient qui disait la vérité et qui mentait. Par conséquent la question que j’ai posée devait à coup sûr entraîner qu’on me désigne la mauvaise porte, et ceci quel que soit celui qui répond.

— Oh, dit-elle en essayant de suivre le fil. Au fait, qu’est-ce qu’ils faisaient là ?

— Glamour et les deux autres sont ce que l’on appelle des anecdotons. Énigmes, devinettes, jeux de mots, faits divers et rumeurs qui circulent dans la Tradition Orale mais qui n’ont pas assez de consistance pour exister par eux-mêmes. Il faut les saisir instantanément, et pour cela ils doivent être flexibles et disponibles au moment requis. Nous les plaçons dans les romans et ils passent inaperçus.

— Je vois, répondit Thursday5. Il y avait comme ça une plaisanterie à propos d’un mille-pattes qui jouait avec nous au football dans La Grande Débâcle. Une vraie calamité, d’ailleurs. On n’arrêtait pas de lui marcher sur les pieds.

Nous fîmes halte au pied des escaliers. La pièce avait les dimensions d’un garage double, et le cuivre riveté qui la garnissait était vert d’oxydation. Les murs étaient légèrement incurvés, si bien que nous avions l’impression de nous trouver à l’intérieur d’un tonneau, et nos voix résonnaient comme dans une église. Au centre s’élevait un piédestal en bronze circulaire à peu près de la taille et de la forme du cabestan des marins, au sommet duquel deux électrodes se dressaient en s’arrondissant pour que leurs pointes ne soient distantes que d’une vingtaine de centimètres. Chaque électrode était munie à son extrémité d’une bille de carbone pas plus grosse qu’une balle de ping-pong, et entre les deux, un arc électrique bleuté et gracieux crépitait doucement pour lui-même.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Thursday5 dans un murmure respectueux.

— C’est l’étincelle, le concept, l’âme du livre, le grain d’énergie qui permet la cohérence d’un roman.

Nous contemplâmes un instant l’arc énergétique onduler lascivement entre les électrodes. De temps en temps, il frémissait comme s’il était perturbé par quelque chose.

— Il bouge quand les grillons discutent entre eux, expliquai-je. Si le livre avait été en cours de lecture, tu aurais pu le voir osciller et danser pour de bon. Je me suis retrouvée un jour dans le noyau de Anna Karénine en même temps que cinquante mille lecteurs, c’était mieux que n’importe quel feu d’artifice. L’arc s’était multiplié en un faisceau de mille brins de couleurs différentes qui s’incurvaient et balayaient tout l’espace en se mélangeant. La raison d’être d’un livre d’être lu ; l’arc électrique en est le reflet coloré et pétillant.

— Vous en parlez comme s’il était vivant.

— Parfois je pense qu’il l’est, dis-je d’un air songeur en contemplant l’étincelle. Après tout, une histoire naît, elle peut grandir, avoir une descendance, et mourir. Le Noyau Modérateur est un endroit où je me rendais souvent, mais j’ai manqué de temps dernièrement.

Je lui montrai un tuyau de l’épaisseur de mon bras qui sortait du socle et disparaissait dans le sol.

— C’est par là que transitent toutes les lectures avant d’être orientées vers la machine de Décodage du Grand Central du Texte, et de là, elles repartent vers le Monde Extérieur, où elles sont directement dirigées vers l’imagination du lecteur.

— Et… tous les livres fonctionnent ainsi ?

— J’aimerais bien. Les livres qui ne sont pas sous l’autorité du Grand Central du Texte possèdent leur propre machine de décodage intégrée, comme par exemple les histoires élaborées dans le Puits des Histoires Perdues ou la plupart des publications à compte d’auteur.

Thursday5 resta une seconde songeuse.

— Les lecteurs sont sacrés, n’est-ce pas ?

— Tu as tout compris, répondis-je. Sacrés.

Le silence s’installa un instant.

— J’étais en train de penser à l’écrasante responsabilité qui pèse sur les épaules d’un agent de la Jurifiction, dis-je malicieusement. Et toi, à quoi songeais-tu ?

— Moi ?

Je parcourus la pièce vide du regard.

— Oui, toi.

— Je me demandais si extraire l’aloès faisait mal à la plante. Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Elle me désignait une petite écoutille ronde en partie cachée par une garniture de cuivre, comparable à celles que l’on trouve sur les cloisons étanches des sous-marins. Rivetée et de conception robuste, elle était barrée par un grand levier verrouillé par deux cadenas afin que personne ne puisse l’ouvrir accidentellement.

— Ça donne sur… rien.

— Vous voulez dire, un mur blanc ?

— Non, c’est déjà quelque chose, un mur blanc. Il ne s’agit pas de rien, mais du rien, le Néant par lequel toute existence procède.

Elle me semblait un peu paumée, alors je la conduisis vers un petit hublot à côté de l’écoutille et lui demandai d’y jeter un coup d’œil.

— Je ne vois rien du tout, dit-elle au bout d’un moment. C’est noir comme dans un four… Non, attendez, j’aperçois des petits points lumineux, on dirait des étoiles.

— Pas des étoiles, des livres. Ils dérivent dans l’immensité du firmament et s’ils brillent de tels feux, ce n’est pas seulement grâce à l’énergie créative de l’auteur, mais aussi parce qu’ils sont lus et aimés. Les plus éclatants sont les plus appréciés.

— Il y en a des millions et des millions, murmura-t-elle en plaçant ses mains en bol de part et d’autre de son visage pour mieux scruter les ténèbres.

— Chaque livre est un monde en lui-même, uniquement accessible par saut de page. Regarde comment certains points lumineux tendent à se rapprocher les uns des autres.

— Et alors ?

— Ils se regroupent par genres, attirés mutuellement par la force gravitationnelle de leur propre ligne stylistique.

— Et entre eux ?

— Une abstraction dans laquelle toutes les règles de théorie littéraire et de convention narrative se dissipent, le Néant. Il ne supporte pas la vie textuelle et n’a ni consistance, forme ou fonction.

Je mis la main sur l’écoutille à l’allure innocente.

— Là-dehors, en moins d’une seconde la structure de texte qui compose ton existence narrative serait dépouillée de toute substance et signification. Avant que l’on mette au point le saut de page, les personnages étaient confinés à leur propre livre. Pour la plupart des ouvrages qui échappent à l’autorité du Monde des Livres et du Grand Central du Texte, c’est encore le cas. Le Voyage du Pèlerin, de John Bunyan, ou la série des Sherlock Holmes sont de bons exemples. Nous connaissons en gros leur localisation en raison de l’influence littéraire qu’ils exercent sur les ouvrages similaires, mais nous n’avons toujours pas trouvé le moyen d’y pénétrer. Et tant que personne ne l’a fait, le saut de livre est impossible.

J’éteignis la lumière et nous retournâmes dans la cuisine de Gepetto.

— Ah, vous voilà, dit Julian Glamour en me tendant un paquet.

Toute forme d’hostilité à notre égard avait disparu.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Eh bien, votre lot, bien sûr ! Un magnifique choix de boîtes Tupperware™. Robustes et pourvues d’un ingénieux couvercle étanche, elles offrent la solution idéale pour garder leur fraîcheur aux aliments.

— Donnez-les au tigre.

— Il n’apprécie pas les Tupperware™, avec ses pattes, il a du mal à les ouvrir.

— Alors gardez-les pour vous.

— Ce n’est pas moi qui les ai gagnées, répondit Glamour avec une pointe d’embarras.

Il resta pensif un instant.

— Mais si vous apportez votre candidature à notre « super-banco double jackpot », nous doublerons votre récompense à votre prochaine participation !

— Mais oui, parfait comme ça, répondis-je tandis que la sonnerie d’un téléphone posé sur la table se faisait entendre.

Tout le monde se tut et Julian décrocha.

— Allô, Grand jeu des deux portes, du tigre, mensonge ou vérité à l’appareil.

Il leva les sourcils et agrippa un crayon pour griffonner quelques notes.

— Nous arrivons tout de suite.

Il raccrocha le combiné et se tourna vers les deux gardes qui l’observaient attentivement.

— En route, les gars. Nous sommes attendus pour un voyage rasoir en voiture sur la M4 vers l’ouest aux environs de Lyneham.

Un tourbillon d’activité s’empara tout à coup de la pièce. Les deux gardes démontèrent leur porte respective, apparemment pourvue de charnières, et la placèrent sous leur bras. Le premier posa une main sur l’épaule de Glamour, dos tourné, et le second fît de même sur celle son congénère. Le tigre, à présent libéré, se plaça derrière le deuxième homme et lui mit une patte sur l’épaule, tandis que de l’autre il s’emparait du téléphone posé sur la table.

— Tout le monde est prêt ? demanda Glamour à la petite queue qui s’était prestement formée dans son sillage.

— Oui, répondit la première sentinelle.

— Non, fit la seconde.

— Groumpf, conclut le tigre, qui se tourna vers nous pour nous adresser un clin d’œil.

Il y eut une secousse légère quand ils sautèrent hors du livre. Dans la cheminée, le feu s’accéléra quelques instants, le chat détala hors de la pièce et quelques papiers voltigèrent dans les airs. Du coup de téléphone au signal du départ, il ne s’était pas écoulé plus de huit secondes. De vrais pros, ces gars-là.

 

Passablement impressionnées et toujours sans taxi, nous sautâmes hors de Pinocchio pour regagner la Grande Bibliothèque.

Elle rangea le livre sur l’étagère et leva les yeux vers moi.

— Si j’avais réellement joué à « Tigres et Menteurs », dit-elle dans un soupir lugubre, j’aurais été incapable de trouver la solution. Le tigre m’aurait dévorée.

— Pas nécessairement. On peut même estimer tes chances à du cinquante-cinquante, d’après les statistiques les plus optimistes du Monde des Livres.

— Vous voulez dire que j’ai une chance sur deux d’être tuée en service ?

— Estime-toi heureuse. Dans le monde réel, malgré les prodigieuses avancées de la recherche médicale, le taux reste bloqué à cent pour cent. Mais la mortalité humaine a de bons côtés, du moins pour le Monde des Livres.

— Lequel ?

— Un flux intarissable de nouveaux lecteurs. Allez, viens, ramène-moi au siège de la Jurifiction.

Elle m’observa un moment et me dit :

— Vous n’êtes plus très bonne en saut de livre, n’est-ce pas ?

— En effet. Mais ça reste entre nous, d’accord ?

— Vous voulez que nous en parlions ?

— Non.