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Prisonnière du Monde Extérieur
Même si les OpSpecs ne frayaient guère avec les forces locales de police, nous n’hésitions jamais à leur filer un coup de main quand ils étaient dans la mouise, et les plus jeunes ne l’ont jamais oublié. Difficile de faire autrement, il faut dire, quand on a été arraché par un fou furieux de la gueule d’un loup-garou ou autre. C’est pourquoi je jouissais toujours de leurs bonnes grâces en retour. Pas pour les places de parking, malheureusement. Seulement pour le grand jeu.
Je repris mes esprits le temps que la police arrive. Je soulevai les vêtements de Thursday1-4 d’un doigt dédaigneux pour les fourrer dans le panier à linge sale. J’avais l’intention de les brûler plus tard dans la soirée. Je fouillai les poches de sa veste mais n’y trouvai qu’un portefeuille vide et de la menue monnaie. Je savais qu’il me faudrait avouer la possession de son automatique, mais j’espérais que mes états de service plaideraient en ma faveur et m’épargneraient des poursuites pour détention d’arme. Pendant que j’expliquais tout ceci aux flics, Landen appela Miles, le compagnon de Joffy, pour lui demander de prendre les filles à l’école. Nous avions fini par retrouver la trace de Friday : il était chez ma mère où il discutait avec sa tante des mérites du solo de guitare sur le deuxième morceau de De l’huile dans tesrouages, poupée.
— Si je me résume bien, dit l’inspecteur Jamison une heure plus tard en feuilletant son carnet, vous étiez tous deux à l’étage et, euh, nus, quand vous avez entendu un bruit. Vous, Mrs Parke-Laine-Next, êtes alors descendue mener une inspection avec un Glock 9 mm détenu illégalement. Vous avez aperçu un homme que vous avez identifié comme Felix8, associé de feu Hadès, avec qui vous avez eu maille à partir il y a seize ans. Il était armé et vous avez fait feu sur lui une première fois quand il se trouvait près de la porte, une seconde lorsqu’il a filé dans la cuisine, et par trois fois quand il s’est protégé derrière la table. Puis il s’est enfui sans avoir fait usage de son arme. Nous sommes d’accord ?
— Parfaitement, inspecteur.
— Mouais.
Le sergent vint lui murmurer quelque chose à l’oreille et lui tendit une télécopie. Jamison en prit connaissance et leva les yeux sur moi.
— Vous êtes certaine qu’il s’agissait de Felix8 ?
— Oui, pourquoi ?
Il posa la feuille sur la table et la fit glisser vers moi-
— Le corps de Danny Chance, le père de deux enfants dont on était sans nouvelles, a été déterré il y a trois ans dans la forêt de Savernake. Il était réduit à l’état de squelette et n’a pu être identifié que grâce à son dossier dentaire.
— C’est impossible, répliquai-je, non sans raison.
Même s’il n’était pas venu chez moi cet après-midi, je l’avais de toute façon vu la veille.
— Je connais les coups tordus dont sont capables Hadès et Felix8 et je ne vais pas vous dire que ce n’est pas lui que vous avez vu, mais j’ai pensé que vous deviez en prendre connaissance.
— Merci, inspecteur, marmonnai-je.
Je parcourus le rapport, qui ne présentait aucune ambiguïté. Il précisait même que le cadavre séjournait dans la terre depuis une bonne dizaine d’années. Aornis était dans le vrai : Cocyte l’avait effectivement abattu comme un chien errant.
L’inspecteur Jameson se tourna vers Landen.
— Mr Parke-Laine ? Pouvez-vous nous accorder quelques instants ?
Il était 9 heures quand ils quittèrent les lieux, et nous appelâmes Miles pour qu’il ramène les enfants. Nous avions donné tous les éclaircissements pour enrober l’affaire, et franchement, je n’avais pas l’impression qu’elle irait bien loin. Tout laissait à penser qu’ils ne se soucieraient même pas d’y donner suite. Ils avaient entendu parler de Felix8, comme tout le monde. Hadès, Aornis et lui appartenaient autant à la culture populaire que Robin des Bois. Et ce fut tout. Ils prirent le Glock, me dirent en aparté qu’ils étaient honorés de faire ma connaissance et que leur procès-verbal avait de bonnes chances de s’égarer avant d’atterrir sur le bureau du juge d’instruction, Puis ils s’en allèrent.
— Dis-moi, chérie, dit-il une fois que nous eûmes récupéré les gosses.
— Oui ?
— Quelque chose te turlupine.
— À part le psychopathe mort il y a quinze ans qui veut notre peau, tu veux dire ?
— Oui. Tu as un truc sur le cœur.
Aïe. Borborygmes. Heureusement que j’avais beaucoup de choses sur le cœur à ma disposition.
— Je suis allée voir Aornis.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— À cause de Felix8. J’aurais dû te le dire, mais il rôdait hier autour de la maison. Millon l’a repéré et Spike lui a mis la main dessus. Mais il s’est évadé. Je me suis dit que Aornis pourrait avoir des lumières sur les raisons de sa réapparition soudaine après tant d’années.
— Est-ce qu’Aornis… a parlé de nous ? demanda Landen. Friday ? Tuesday ? Jenny ? Moi ?
— Elle a demandé de vos nouvelles, mais sur un ton sarcastique. Je ne crois pas que ça l’intéresse le moins du monde. Ce serait même le contraire.
— Elle n’a rien dit d’autre ?
Je tournai la tête pour l’observer. Il me regardait avec une telle inquiétude que je posais ma main sur sa joue.
— Que se passe-t-il, mon chéri ? Elle ne peut plus nous faire de mal.
— En effet, elle ne peut plus, soupira Landen. Je me demandais juste si elle avait dit quelque chose, n’importe quoi. Même si tu t’en es souvenue après coup.
Je fronçai les sourcils. Landen connaissait les pouvoirs d’Aornis parce que je lui en avais parlé, mais je ne voyais pas ce qui justifiait un tel émoi.
— Ouais. Elle a parlé de s’évader avec la complicité de quelqu’un du Monde Extérieur.
Il prit ma main et planta ses yeux dans les miens.
— Thursday, ma chérie, promets-moi une chose.
Je me mis à rire devant son air grave, mais je me tus en me rendant compte qu’il était sérieux.
— Deux esprits unis dans une seule pensée, deux cœurs qui battent comme un seul.
— Pas mal dit. C’est de qui ?
— De Mycroft.
— Ah bon ! Alors voilà : ne laisse pas sortir Aornis.
— Pourquoi voudrais-je faire une chose pareille ?
— Écoute-moi, ma chérie. Même si tu as oublié jusqu’à ton propre nom, souviens-toi de ces mots : ne laisse pas sortir Aornis.
— Mais je…
Il posa son index sur mes lèvres et je me tus. Aornis était le cadet de mes soucis. Sans mon Guide de Voyage, j’étais coincée dans le Monde Extérieur.
Nous dînâmes tard. Friday parut même vaguement impressionné par les trois impacts de balle sur la table. Ils étaient tellement proches les uns des autres qu’ils avaient creusé un cratère unique.
— Beau tir groupé, maman.
— Les armes à feu ne sont pas un sujet de plaisanterie, jeune homme.
— C’est tout Thursday, ça, dit Landen. Quand elle prend les meubles pour cible, elle s’efforce de faire le moins de dégâts possible.
Je les observai tous et me mis à rire. Tout à coup, la tension retomba et mes yeux s’embuèrent. Je me resservis de salade et jetai un regard vers Friday. La menace de son remplacement par le Friday qu’il aurait pu être planait sur lui. Le pire, c’est que je ne pouvais rien y faire. Il n’existait pas d’endroit où se cacher de la ChronoGarde. Certes, l’autre Friday m’avait accordé quarante-huit heures de répit avant qu’elle ne mette à exécution son projet, ce qui nous laissait jusqu’à après-demain dans la matinée.
— Friday, dis-je, tu as réfléchi à l’Industrie du Temps ?
— Beaucoup. La réponse est toujours non.
Landen et moi échangeâmes un regard.
— Avez-vous remarqué que la nostalgie n’est plus qu’elle était ? observa Friday sur un ton monocorde de derrière un rideau de cheveux graisseux.
Je souris. Les aphorismes débiles montraient qu’au moins il essayait de paraître intelligent, même s’il avait dormi une bonne partie de la journée.
— Oui, répondis-je, et imagine un monde sans situations hypothétiques.
— Mais je suis sérieux, dit-il, passablement contrarié.
— Désolée ! C’est juste qu’il est difficile pour moi de savoir ce que tu penses sans voir ton visage. Autant parler à un flanc de yack.
Il écarta ses cheveux et je pus voir ses yeux. Il ressemblait beaucoup à son père au même âge. D’après les photos, car je ne le connaissais évidemment pas.
— Il fallait attendre au moins vingt ans pour que la nostalgie commence à se manifester, reprit-il gravement, mais le délai se raccourcit de plus en plus. À la fin des années quatre-vingt, on fêtait les années soixante-dix, mais déjà au milieu des années quatre-vingt-dix, on redécouvrait la décennie précédente. Nous sommes en 2002, et on parle déjà des années quatre-vingt-dix. Bientôt la nostalgie va rattraper le présent et nous n’en aurons plus besoin.
— Ce qui ne serait pas une mauvaise chose, si tu veux mon avis, dis-je. Je me suis débarrassée des années soixante-dix dès que j’ai pu et ne les regrette pas une seconde.
Il y eut un « Plic » indigné de Pickwick.
— Hormis la compagnie présente.
— Je pense que ces années-là sont sous-estimées, déclara Landen. D’accord, la mode n’était pas terrible mais on n’a jamais connu de meilleures séries télé.
— Où est Jenny ?
— Je lui ai monté son repas, dit Friday. Elle m’a dit qu’elle avait ses devoirs à faire.
Je fronçai les sourcils comme si quelque chose me préoccupait, mais Landen claqua dans ses mains.
— Au fait, avez-vous appris que l’équipe d’Angleterre de bobsleigh a été disqualifiée pour avoir utilisé une gravité renforcée afin d’améliorer ses performances ?
— Non !
— Apparemment si. Et on raconte que l’usage prohibé de la force gravitationnelle est un problème endémique dans les sports d’hiver de descente.
— Je me suis toujours demandé comment ils faisaient pour aller aussi vite, répondis-je pensivement.
Bien plus tard cette nuit-là, toutes lampes éteintes, je contemplais le reflet des lumières de la rue sur le plafond en pensant à Thursday1-4 et à ce que je lui ferais quand je l’attraperais. Ce n’était pas franchement agréable.
— Land ? murmurai-je dans l’obscurité.
— Oui ?
— Quand nous… avons fait l’amour aujourd’hui.
— Eh bien ?
— Je me demandais. Tu mettrais quelle note ? De un à dix, tu vois.
— Sincèrement ?
— Sincèrement.
— Tu ne vas pas me faire la gueule ?
— Promis.
Le silence se fit. Je retenais ma respiration.
— Nous avons connu mieux. Beaucoup mieux. En fait, je t’ai trouvée vraiment pas terrible.
Je le pris dans mes bras. Au moins une bonne nouvelle dans la journée.