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Les abeilles, les abeilles
Depuis leur création accidentelle à partir de la véritable Mrs Danvers de Rebecca, les Danverclones avaient énormément évolué. Au départ, il ne s’agissait que de gouvernantes patibulaires dans la cinquantaine avec des mauvaises manières, mais elles étaient à présent formées au maniement des armes. La Danverclone standard était intrépide, bien qu’ordinairement limitée, et obéissait aux ordres quoi qu’il puisse lui arriver. Une troupe d’élite était cependant apparue depuis peu, qui non seulement était armée mais possédait une connaissance approfondie du Monde des Livres. Même moi j’y aurais réfléchi à deux fois avant d’aller la taquiner. Nous l’appelions le GIGN, Groupe d’Intervention Généralement Nocif.
Les Danverclones avancèrent en silence. Avec une stupéfiante rapidité de leurs membres tentaculaires et décharnés, quatre d’entre elles me saisirent par les bras pendant qu’une autre s’emparait de mon sac et une dernière de mon pistolet. Une septième, qui se révéla être le chef de section, parla brièvement dans son NDBDP-phone.
— Cible numéro un localisée et appréhendée.
Elle replia son portable d’un coup sec et fit quelques gestes aux autres Mrs Danvers, qui entreprirent de sauter hors du poème en commençant par celles qui étaient à la fin. Je jetai un coup d’œil à Colin, lui aussi fermement entravé. Une Danverclone avait sorti sa licence de taxi de son portefeuille et la déchira sous son nez avant d’en disperser les morceaux. Il me lança un regard où je pus lire un profond mécontentement, mais il ne paraissait pas dirigé contre moi, plus contre les Danverclones et les circonstances. J’étais en train de me demander où on allait m’emmener quand un léger craquement se fit entendre dans l’air et qu’apparut devant moi celle qui avait acquis récemment auprès de moi le titre de pire ennemie. Elle était toute de cuir vêtue, comme à son habitude, avec deux automatiques à la hanche et un maxi-manteau qui tombait jusqu’au sol. Elle me lança un regard mauvais et je songeai à lui cracher dans l’œil avant d’y renoncer. Elle était trop éloignée, et si je la ratais, ma position en aurait été encore affaiblie.
— Tiens, tiens, dit Thursday1-4, la grande Thursday Next a fini par s’avouer vaincue.
— Waou, rétorquai-je. Le noir est manifestement la couleur en vogue ces temps-ci.
Elle ignora ma remarque et poursuivit :
— Vous savez, ça commence à être très rigolo d’être vous. Le sénateur Paprass m’a confié l’ensemble des droits qui étaient ordinairement les vôtres. Vous dans le Monde des Livres, vous au sein du Conseil des Genres, vous dans le très attendu Le retour de Thursday Next cette fois : c’est mes oignons dont le projet est désormais accepté, et enfin vous dans le Monde Extérieur. C’est ce rôle-là que je préfère. Autant de Landen que je veux (elle s’approcha de moi et baissa la voix) et croyez-moi, je demande beaucoup !
Je poussai un énorme rugissement de colère et tentai avec force de me libérer des Danverclones, mais sans espoir. Elles ricanèrent toutes et Thursday1-4 sourit avec malveillance.
— Il est temps pour vous de disparaître, Thursday, grogna-t-elle.
Elle jeta une paire de menottes aux Danvers qui me placèrent les mains derrière le dos et me les enfilèrent. Puis elle m’agrippa le bras, saisit mon sac des mains du clone qui me l’avait pris et s’apprêtait à s’éloigner quand s’éleva la voix de la Danvers en chef.
— J’ai pour ordre de l’emmener à l’île St Joseph dans Papillon, comme prévu par vous, Miss Next1-4.
Mon alter ego se tourna vers la patronne du groupe, la contempla de haut en bas, ricana et laissa tomber :
— Vous avez fait votre boulot, Danny, vous serez récompensée. C’est ma prisonnière.
Mais Mrs Danvers avait reçu un ordre, et les Danvers ne faisaient qu’une chose : ce qu’on leur demandait. Elles s’en acquittaient plutôt bien et ne dérogeaient qu’en présence d’un contrordre écrit.
— J’ai des instructions signées, dit-elle plus fermement.
Les autres Danvers firent un pas en avant et trois d’entre elles sortirent une arme de leurs jupons.
— Je les annule.
— Non, répliqua Mrs Danvers. J’ai reçu un ordre, je vais m’y tenir et l’emmener avec moi.
— Écoute-moi, face de pet, gronda Thursday1-4. Maintenant, c’est moi la nouvelle Mrs de Winter, pigé ?
Mrs Danvers recula d’un pas sous l’effet d’une stupeur horrifiée et Thursday1-4 en profita pour sauter hors du poème en m’entraînant avec elle.
Je m’attendais à une tombe toute prête – ou pire, une pelle et un emplacement où en creuser une. Mais non, rien de tel. À la place, nous arrivâmes dans un endroit qui ressemblait plus à une demeure géorgienne de standing moyen, et fort heureusement, aucune trace de pelle. Mais un Bradshaw, cinq sœurs Bennet et Mr Bennet, qui m’observaient tous avec espoir, ce qui était assez déconcertant.
— Ah ! dit Bradshaw. Vous voilà enfin saine et sauve. Désolé de vous avoir laissée dans le noir, ma grande, mais je savais que mon NDBDP-phone était sur écoute. Le Conseil des Genres a besoin de vous, mais en attendant, nous avons ici un sérieux problème bien plus urgent.
— Je vois, dis-je lentement, alors que je ne voyais rien du tout.
Je jetai un regard à Thursday1-4 qui était en train de se débarrasser de ses armes et de ses vêtements de cuir.
— Dire que j’ai prononcé des gros mots, marmonna-t-elle en saisissant avec répugnance un automatique entre le pouce et l’index. Et ces habits ! De la peau d’animal… !
Je pense que ma mâchoire a dû se décrocher.
— Thursday5 ? balbutiai-je. C’est toi ?
Elle opina timidement de la tête et haussa les épaules. Sous le cuir, je remarquai en effet sa tenue habituelle de coton peigné, son chandail au crochet et ses espadrilles. Elle avait pris à cœur son échec avec le Minotaure et s’était très bien débrouillée. Peut-être l’avais-je jugée un peu vite.
— Nous savions que vous étiez dans le Monde des Livres mais le radar vous a perdue, dit Bradshaw. Où êtes-vous donc passée ces dix dernières heures ?
— J’étais coincée dans un dilemme moral. Des nouvelles du Monde Extérieur ? Je veux dire, est-ce que les gens investissent dans toute cette saloperie d’interactivité ?
— Et comment ! s’écria Bradshaw. Nous avons appris par le Conseil des Genres qu’ils sont un demi-million à attendre de voir ce que Les Bennet va donner, car l’idée de pouvoir transformer un chef-d’œuvre de la littérature est terriblement séduisante. C’est la dernière toquade du Monde Extérieur, et vous savez combien celui-ci apprécie les toquades.
— Parfois, je me dis que rien d’autre ne les intéresse.
Bradshaw consulta sa montre.
— Il nous reste six minutes avant qu’Orgueil et préjugés tel que nous le connaissons soit réécrit et perdu à jamais, et nous n’avons pas de plan d’action sérieux à opposer. En fait, ajouta-t-il, nous n’avons pas de plan d’action du tout.
Tout le monde tourna son regard vers moi. Vingt secondes plus tôt, je pensais que ma dernière heure était venue, à présent, on attendait de moi que je conçoive sur-le-champ une stratégie d’une infinie subtilité pour éviter que l’un de nos plus grands romans ne soit réduit à ce fatras de divertissement populaire lénifiant et éphémère.
— Bien, dis-je en essayant de rassembler mes esprits. Lizzie ?
— Je suis là, madame, répondit la cadette des Bennet avec une révérence gracieuse.
— Mettez-moi au parfum. Comment ça fonctionne, ce machin de « livre-réalité » ? Avez-vous reçu des instructions ?
— On ne nous a pas expliqué grand-chose, madame. Nous sommes supposées nous rassembler dans la maison, mais au lieu de rechercher le bonheur et des maris, il va falloir nous soumettre à une épreuve d’une nature tout à fait étrange. Et ce faisant, ajouta-t-elle avec tristesse, nos actes et nos paroles seront gravés de façon indélébile dans les prochaines éditions de notre livre.
Je parcourus la pièce du regard. Tout le monde continuait de m’observer avec espoir.
— Montrez-moi cette épreuve. Elle me tendit une feuille de papier à en-tête du Projet Livre Interactif.
ÉPREUVE N° 1
Chapitres 1 à 3 (une heure de lecture)
L’ensemble de la maisonnée doit participer
La famille se réunira dans le petit salon de Longbourn et réalisera des costumes d’abeille. Puis chacun se comportera comme une abeille. Un membre de la famille, déguisé en abeille, demandera à Bingley d’organiser une fête costumée où tout le monde devra être grimé en abeille. Celle qui aura confectionné le plus beau costume d’abeille aux yeux de notre jury gagnera la première manche et pourra proposer deux personnes à évincer. Le public du Monde Extérieur procédera par vote à l’élimination d’une des deux. Les concurrents devront alors se rendre au parloir où ils raconteront tout ce qui leur passe par la tête, même si c’est totalement soporifique.
Je posai la feuille. C’était bien pire que ce que je craignais, et mes craintes étaient pourtant élevées.
— Je ne vais certainement pas me déguiser en abeille déclara Mr Bennet avec indignation. En voilà une idée. Vous, les filles, abaissez-vous si vous voulez à une sottise pareille, mais moi, je me retire dans mon bureau.
— Père, dit Lizzie, n’oubliez pas que nous agissons ainsi pour que le taux de lecture du Monde Extérieur arrête de chuter comme il le fait continûment depuis plusieurs années. C’est assurément un sacrifice, mais que nous devrions consentir avec détermination et dignité – pour le bien du Monde des Livres.
— Je vais me déguiser en abeille ! glapit Lydia en trépignant d’excitation.
— Moi aussi ! ajouta Kitty. La plus belle abeille de Meryton, ce sera moi.
— Bien sûr que non, puisque ce sera moi ! répliqua Lydia.
Elles se prirent par la main et se mirent à virevolter autour de la pièce en dansant. Je regardai Mary, qui leva les yeux au ciel et replongea dans son livre.
— Ma foi, je m’habillerai en abeille si l’intérêt général le demande, déclara Jane avec gentillesse. Croyez-vous que l’on demandera également à Mr Bingley de se déguiser ? Et devrons-nous, ajouta-t-elle non sans hardiesse, nous revoir en abeilles ?
— Ce n’est pas précisé, dit Mr Bennet en relisant l’énoncé de l’épreuve. Mais je m’attends à ce qu’on demande à Mr Bingley de se comporter comme un parfait crétin en toutes circonstances. Et pareil pour Darcy, je parie.
— Où est passée Mrs Bennet ? demandai-je, car je ne l’avais pas vue depuis mon arrivée.
— Nous avons encore dû mettre notre pauvre maman dans le placard, expliqua Lizzie en désignant une grosse armoire que Thursday5 ouvrit pour montrer qu’en effet Mrs Bennet l’occupait, raide comme un piquet et les yeux dans le vague.
— Ça la calme, poursuivit Jane tandis que Thursday5 Armait la porte de l’armoire. Notre chère maman va devoir souvent trouver refuge dans le placard au cours du livre.
— Oui, ajouta Jane sur un ton pensif. J’ai bien peur qu’elle encaisse assez mal l’idée des abeilles. Tant qu’il lui restera une fille à marier, elle n’aura qu’une seule pensée à l’esprit, et elle est capable de se montrer… disons agitée et provoquer des scènes affreuses. Croyez-vous qu’un tel comportement est de nature à gâcher l’épreuve ?
— Non, dis-je avec lassitude. Plus les choses dégénèrent, meilleure devient la réalité, si vous voyez ce que je veux dire.
— J’ai peur que non.
— Thursday, ma fille, intervint Bradshaw en regardant sa montre. Que pensez-vous de cette suggestion : tout le monde va se cacher, comme ça, plus de livre.
— Il en est hors de question ! tonna Mr Bennet. Je ne déroberai ma famille au regard de personne et je ne me dissimulerai pas dans ma propre maison. Certainement pas. Qu’importe si nous passons pour des imbéciles, mais nous serons tous dans le salon quand le livre débutera.
— Attendez une seconde, dis-je. Ce premier épisode a une durée d’une heure de lecture, pas vrai ?
Lizzie acquiesça.
Je pris la feuille sur laquelle l’épreuve était écrite, sortis un stylo de ma poche de poitrine, barrai l’épreuve de trois traits et me mis à rédiger la mienne. Quand j’en eus terminé, je la tendis à Lizzie qui la considéra rêveusement et la passa à son père.
— Pfff ! fit Lydia en croisant les bras, la moue boudeuse. Je voulais tellement me déguiser en abeille !
— Je vais lire ceci à voix haute, déclara Mr Bennet, car nous devons tous ensemble, en famille, choisir d’accepter cette épreuve. Ou de la refuser.
Il quêta du regard la réponse de chacune et obtint l’assentiment de toutes, hormis de Lydia et Kitty, qui étaient en train de se chamailler, et de Mrs Bennet, qui ne pouvait pas, puisqu’elle se « relaxait » dans le placard.
— « Première épreuve, chapitres un à trois », commença-t-il. « Mr Bennet, habitant Longbourn, à Meryton, sera incité par son épouse à rendre visite à Mr Bingley, qui a élu domicile à proximité de Netherfield Park. Mr Bingley lui rendra la politesse sans rencontrer ses filles, et un bal devra être organisé. Au cours de ce bal, Mr Bingley devra danser avec Jane Bennet. Mr Darcy est également présent, et il sera jugé grossier, prétentieux et suffisant par Lizzie et le reste de la famille. Pendant ce temps, on en apprendra beaucoup sur le ménage Bennet, leurs filles, leurs aspirations. Le public lecteur devra juger si oui ou non Jane accordera une deuxième danse à Mr Bingley. Mrs Bennet sera autorisée à faire ce qu’il lui plaît à tout moment. »
Mr Bennet acheva sa lecture, sourit et fit le tour de la pièce du regard.
— Eh bien, mes enfants ?
— Voilà une épreuve qui me semble excellente, dit Jane en claquant des mains. Lizzie ?
— J’avoue que je n’y vois rien à redire.
— C’est donc d’accord, renchérit Mr Bennet dont le regard pétillait. Vraiment audacieux, comme plan. Et ça peut marcher. Combien de temps nous reste-t-il avant que ça commence ?
— Quarante-sept secondes, répondit Bradshaw, l’œil rivé sur sa montre à gousset.
— Je n’y comprends rien, dit Lydia. La nouvelle épreuve, ce n’est pas ce que nous faisons d’habitude ?
— Beurk, répliqua Kitty en grimaçant.
— En place tout le monde, proclama Mr Bennet, et chacune alla obligeamment s’asseoir dans son fauteuil attitré. Lizzie, prête pour la narration ?
— Oui, père.
— Bien. Mary, aurais-tu l’obligeance de faire sortir Mrs Bennet du placard ? Nous pouvons commencer.
Bradshaw, Thursday5 et moi filâmes dans le couloir pendant que Lizzie démarrait le livre-réalité avec des mots qui tintaient comme un carillon, fort et clair, dans la grande tradition de la littérature anglaise. Nous entendîmes sa voix s’élever derrière la porte close.
« C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier1… »
— Thursday, me dit Bradshaw pendant que nous nous dirigions tous trois vers le hall d’entrée, nous sommes parvenus à préserver l’intégrité du roman, mais quand le Conseil des Genres et les sbires du livre interactif découvriront ce que nous avons fait, ils débarqueront ici à la vitesse de l’éclair !
— Je sais, répondis-je, c’est pourquoi il ne me reste guère de temps pour faire changer le Conseil des Genres d’avis au sujet de toute cette aberration d’interactivité. Restez ici et essayez de les tenir à distance le plus longtemps possible. Je suppose qu’on va laisser cette première épreuve se dérouler telle qu’elle a commencé et refaire le coup des abeilles pour la deuxième. Souhaitez-moi bonne chance.
— Bonne chance, répondit-il d’un air sombre. Vous allez en avoir besoin.
— Tenez, dit Thursday5 en me tendant un Guide de Voyage d’Urgence et mon sac. Voilà qui vous sera aussi précieux que la chance.
Je ne perdis pas une seconde. J’ouvris le Guide de Voyage, lus le texte requis et me retrouvai rapidement dans la Grande Bibliothèque.
- Traduction de V. Leconte et Ch. Pressoir (N.d.T.)↵