25
Le Parangon
Il y a trois choses dans la vie qui font passer les pires ennuis pour des futilités. La première est une tasse de thé – Assam et un peu de Lapsang, servi avant d’être noir avec un nuage de lait et un soupçon de sucre. Délassant, réconfortant au possible. La deuxième, naturellement, est un grand bain chaud. La troisième se nomme Puccini. Un bain avec une tasse de thé brûlant et Puccini. Le pied.
Il s’appelait le Parangon et c’était le salon de thé des années folles par excellence niché dans les décors secondes d’Éclair de chaleur de Wodehouse. Une fois poussées les portes ouvragées, on était accueilli par des présentoirs de verre contenant les plus somptueux gâteaux et pâtisseries qui fussent. Au-delà se trouvait le salon de thé proprement dit, où tables et box de bois sombre se mariaient avec bonheur avec l’intérieur lambrissé. Sur les murs, des bas-reliefs de plâtre montraient des athlètes grecs en plein ébat athlétique ou équestre. S’ajoutaient à l’arrière deux salons privés, l’un en boiseries claires et l’autre tout de moulures sculptées des plus délicates. Inutile de préciser qu’il était fréquenté par les créatures usuelles des romans de Wodehouse. C’est-à-dire de tantes volubiles et péremptoires.
Deux agents de la Jurifiction occupaient la table que nous réservions habituellement pour notre thé de trois heures et demie. Le premier était un homme de grande taille portant une robe noir de jais boutonnée jusqu’au cou. Il avait le teint pâle, des pommettes hautes et une petite barbiche pointue. Assis les bras croisés, il considérait les autres clients de la salle avec un air de supériorité méprisante, les sourcils levés impérieusement. C’était le pire tyran parmi les tyrans, un dictateur sanguinaire responsable de la mort de millions de personnes dans sa quête interminable et plutôt confuse d’asservir la totalité des êtres de l’univers connu. L’autre était bien sûr un hérisson d’un mètre quatre-vingt-dix paré d’une multitude de jupons, un tablier et un bonnet, un panier d’osier au bras. Il n’y avait pas au sein de la Jurifiction d’équipe plus réputée que celle que formaient Mrs Tiggywinkle et l’empereur Jark. Le hérisson était issu de Beatrix Potter et l’empereur d’une série de romans de très mauvaise science-fiction.
— Bonjour Thursday ! tonna-t-il lorsqu’il m’aperçut, un semblant de sourire sur son orgueilleux visage.
— Salut, Votre Majesté. Comment se porte la domination de la galaxie ces temps-ci ?
— Sacrée besogne, répondit-il en levant les yeux au ciel. Écoutez, j’envahis sur un coup de tête des civilisations paisibles, j’anéantis leurs villes et provoque des calamités en général atroces, et voilà que sans raison aucune, elles se retournent contre moi.
— Totalement absurde de leur part, observai-je en clignant de l’œil à Mrs Tiggywinkle.
— Exactement, poursuivit Jark sans relever la note de sarcasme. Ce n’est pas comme si je passais tout le monde par le fil de l’épée. Non, j’ai généreusement décidé d’épargner plusieurs centaines d’individus pour les réduire en esclavage et qu’ils élèvent une statue de moi de quatre cents mètres de haut qui se dressera triomphalement au-dessus des dépouilles des vaincus.
— C’est peut-être ce qui explique qu’ils ne vous aiment pas, murmurai-je.
— Ah bon ? demanda-t-il, l’air vraiment préoccupé. Vous croyez que la statue est trop petite ?
— Non, c’est plutôt le fait qu’elle se dresse triomphalement sur les dépouilles des vaincus. Les gens, dans leur majorité, n’apprécient guère que le responsable de leur infortune remue le couteau dans la plaie.
Jark renifla avec dédain.
— Voilà le problème avec les subalternes, aucun sens de l’humour.
Puis il s’enferma dans un silence maussade, sortit un cahier des plis de sa robe, passa la langue sur la pointe d’un crayon et se mit à écrire.
J’allai m’asseoir à côté de lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un discours. Les Thargoïdes m’ont aimablement accepté comme empereur-dieu de leur système solaire et j’ai pensé que ce serait délicat de ma part de prononcer quelques mots de remerciements, sans omettre de leur rappeler qu’ils sont quantité négligeable et de les menacer d’extermination s’ils s’écartent du droit chemin.
— Vous pouvez m’en lire le début ?
Jark regarda ses notes.
— « Chère minable piétaille, j’ai pitié de votre insignifiance. » Alors ? qu’est-ce que vous en pensez ?
— Ma foi, ça me semble au poil, le rassurai-je. Où en sommes-nous de l’affaire Holmes ?
— Nous avons essayé toute la matinée de pénétrer dans la série, dit Jark en mettant de côté son discours pour prendre une cuillerée de la tarte que l’on venait de poser devant lui. Mais sans succès. J’ai entendu dire que vous aviez été mise à pied. Que s’est-il passé ?
Je lui racontai l’affaire du piano et de Emma, et il siffla doucement.
— C’est embêtant. Mais je ne m’en ferais pas trop, si j’étais vous. J’ai vu Bradshaw dresser le planning de service pour la semaine prochaine, et votre nom y figurait. Excusez-moi un instant.
Il leva un doigt soigneusement manucuré vers la serveuse et dit :
— Du sucre sur la table, ma fille, ou je vous fais mettre à mort, vous, votre famille et votre descendance.
La serveuse s’inclina poliment, comme si de rien n’était, et répondit :
— Si vous me tuez, Splendeur impériale, je serais de toute façon privée de descendance, n’est-ce pas ?
— Oui, femme, mais je pensais évidemment à celle qui existe aujourd’hui.
— Ah, dit-elle. Eh bien comme ça, les choses sont claires.
Sur ces mots, elle salua avec grâce et tourna les talons.
— J’ai toujours des problèmes avec cette serveuse, grommela Jark après qu’elle fut partie. Vous croyez qu’elle…se moque de moi ?
— Oh non, fit Mrs Tiggywinkle en réprimant un sourire. Je suis sûre qu’elle tremble devant vous.
— Est-ce que quelqu’un a pensé à dériver le conduit d’alimentation des Sherlock Holmes du Monde Extérieur ? leur demandai-je. En trouvant le bon endroit pour placer un Crible Textuel, on pourrait diriger la série vers un moteur d’encodage narratif au Grand Central du Texte et réécrire la fin en nous servant de La Solution à 7 %, le pastiche de Nicholas Meyer. Cela devrait permettre de stabiliser les choses le temps que nous trouvions une solution durable.
— Mais où exactement installer le Crible ? opposa Jark non sans pertinence.
— Mais qu’est-ce exactement qu’un Crible Textuel ? demanda Mrs Tiggywinkle.
— On ne sait pas trop, répondis-je.
La serveuse réapparut avec le sucre.
— Merci, dit Jark avec affabilité. J’ai décidé de… d’épargner votre famille.
— Votre Grandeur est trop bonne. Peut-être pourriez-vous juste torturer l’un des miens ? Mon petit frère, par exemple ?
— Non, ma décision est prise. Je vous épargne. Laissez- moi, maintenant, ou je… Oh non. Vous ne m’aurez pas si facilement. Laissez-moi ou je ne toucherai jamais un cheveu de votre famille.
La serveuse s’inclina, le remercia, et fila.
— Dégourdie, cette petite, dit Jark en la regardant s’éloigner. Vous croyez que je devrais en faire ma femme ?
— Vous songez à vous marier ? s’exclama Mrs Tiggywinkle en s’étranglant presque de surprise.
— Je me dis qu’il est grand temps. Massacrer des civilisations paisibles sur un coup de tête est bien plus rigolo en couple.
— Est-ce que votre mère est au courant de vos intentions ?
J’étais parfaitement consciente du pouvoir qu’exerçait l’impératrice douairière Jarkina IV dans ses livres L’empereur Jark avait beau semer la terreur et la désolation au sein d’innombrables systèmes solaires, il habitait toujours chez sa maman. Et si les rumeurs étaient fondées, elle tenait à lui faire prendre son bain elle-même.
— Eh bien, elle ne le sait peut-être pas encore, se défendit Jark, mais je suis assez grand pour prendre mes décisions tout seul.
Mrs Tiggywinkle et moi échangeâmes des regards entendus. Rien ne se produisait au palais sans l’aval de l’impératrice.
Jark prit une bouchée, commença à mâcher, puis il grimaça en avalant et la répugnance se peignit sur son visage. Il se tourna vers Mrs Tiggywinkle.
— Il me semble que c’est vous qui avez la tarte que j’ai commandée.
— Ah bon ? dit-elle avec désinvolture. Voilà pourquoi je trouvais que les limaces avaient un drôle de goût.
Ils échangèrent leurs assiettes.
— Miss Next ?
Je levai le regard. Une femme d’âge mûr à l’air déterminé se tenait près de notre table. Elle avait de fines rides autour des yeux, des cheveux bruns et grisonnants, une cicatrice de varicelle au-dessus du sourcil gauche et des fossettes asymétriques. Je fis la moue. Le personnage était tout à fait caractéristique, mais je ne la reconnus pas. En tout cas, pas immédiatement.
— Je peux vous aider ? lui demandai-je.
— Je cherche l’agent de la Jurifiction nommé Thursday Next.
— C’est moi.
Elle parut soulagée et se permit un sourire.
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance. Je suis le docteur Temperance Brennan.
Je voyais très bien qui elle était, bien entendu. L’héroïne d’un genre à part entière : l’anthropologie légale.
— Enchantée, répondis-je en me levant pour lui serrer la main. Voulez-vous vous joindre à nous ?
— Avec plaisir.
— Je vous présente l’empereur Jark, et la personne avec des piquants est Mrs Tiggywinkle.
— Bonjour, dit Jark qui lui serra la main en estimant son potentiel d’épouse. Aimeriez-vous partager le pouvoir de vie et de mort sur un milliard de misérables païens ?
Elle resta silencieuse un instant et leva un sourcil.
— Montréal me suffit amplement.
Elle serra la patte de Mrs Tiggywinkle et échangea avec elle quelques propos badins sur la bonne façon de laver le linge. Je lui commandai du café, et après m’être enquise de ses ventes dans le monde extérieur – qui étaient incomparablement meilleures que les miennes –, j’appris qu’il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie.
— Une doublure me couvre actuellement, alors j’irai droit au but, dit-elle en considérant les pommettes de Jark avec un intérêt professionnel manifeste. Quelqu’un essaye de me tuer.
— Voilà une chose que nous partageons, Dr Brennan. Quand cela s’est-il produit ?
— Appelez-moi Tempé. Avez-vous lu ma dernière aventure ?
— Secrets d’outre-tombe ? Bien entendu.
— Vers la fin, je suis enlevée après avoir absorbé un somnifère. Je raconte comment je m’en sors et comment le méchant se fait tuer.
— Et alors ?
— Il y a trente-deux lectures de cela, j’ai été droguée pour de vrai et j’ai failli ne pas m’en sortir. Je me suis efforcée de rester consciente suffisamment longtemps pour maintenir le livre sur ses rails. Je suis la narratrice donc tout repose sur mes épaules.
— Je sais, murmurai-je, il arrive que l’emploi de la première personne soit casse-pieds. Vous en avez référé au Grand Central du Texte ?
Elle écarta d’un geste les cheveux de son visage.
— Naturellement. Mais puisque l’histoire s’est déroulée sans anicroche, l’incident n’a pas été consigné comme anomalie textuelle, et d’après le Grand Central, il n’y a pas de délit. Vous savez ce qu’on a osé me dire ? « Revenez quand vous serez morte et alors nous agirons. »
— Mouais, dis-je en pianotant sur la table. Avez-vous une idée de qui se cache derrière tout ça ?
Elle haussa les épaules.
— Aucun des personnages du livre. Nous nous entendons tous très bien.
— Pas de cadavres dans le placard, si vous me passez l’expression ?
— Des tas. Dans le roman policier, il y a toujours au moins un méchant par livre, parfois beaucoup plus.
— Du point de vue de la fiction, c’est l’impression que ça donne, fis-je observer. Mais si vous disparaissez, tous les autres personnages du livre seraient licenciés du jour au lendemain, avec même, pour certains d’entre eux, la menace d’une éradication. Vos ennemis d’hier ont toutes les raisons de souhaiter que vous restiez en vie.
— Mmm, je n’avais pas vu les choses sous cet angle, dit pensivement le Dr Brennan.
— Celui qui vous veut du mal est probablement extérieur à votre livre. Vous avez une idée ?
— Je ne connais personne en dehors de mes livres. À part Kathy et Kerry, bien sûr.
— Ça m’étonnerait que ce soit eux. Laissez-moi faire, ajoutai-je après un instant de silence, contentez-vous d’ouvrir grands vos yeux et vos oreilles, d’accord ?
Un sourire illumina le visage du Dr Brennan qui me remercia, me serra la main ainsi que celle de Jark et de Mrs Tiggywinkle avant de filer, car sa bonne à rien de doublure s’impatientait.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Jark.
— Aucune idée. Il est assez flatteur de se voir confier les problèmes des gens. J’aimerais bien qu’il y ait une deuxième Thursday pour me suppléer.
— Je croyais qu’il y en avait une.
— Ça ne me fait pas rire du tout, Votre Majesté.
Un claquement retentit soudain et le commandant Bradshaw apparut juste à côté de nous. L’empereur Jark et Mrs Tiggywinkle prirent des mines coupables, et la hérissonne lavandière tenta vainement de dissimuler le linge qu’elle était en train de repasser.
— Je savais que je vous trouverais ici, déclara-t-il la moustache en bataille, signe qu’il était un peu remonté. Ce ne serait pas du travail au noir, dites-moi, agent Tiggywinkle ?
— Pas du tout ! se récria-t-elle. Je passe tellement de temps au service de la Jurifiction que j’ai du mal à faire le repassage dont j’ai besoin pour mon propre livre !
— Très bien, dit lentement Bradshaw en se tournant vers moi. J’ai une mission qu’à mon avis vous devriez accepter.
— Je croyais que j’étais mise à pied ?
Il me tendit mon badge.
— Cela faisait plus d’une semaine que vous n’aviez pas été suspendue, et j’ai eu peur que vous pensiez être tombée en disgrâce. Le rapport disciplinaire a été accidentellement mangé par des escargots. Très troublant.
Je souris.
— Que se passe-t-il donc ?
— Une affaire très délicate. On a observé des irrégularités narratives mineures dans… la série des Thursday Next.
— Dans quels livres ? demandai-je, tout à coup inquiète que Thusday5 ait pris son échec trop à cœur.
— Les quatre premiers. Vous les connaissez très bien, et puisque personne ne veut y toucher, pas même avec une gaffe, j’ai pensé à vous pour aller y jeter un œil.
— Quel genre d’irrégularités ?
— Elles ne sont pas importantes, dit-il en me tendant une feuille de papier. Rien qu’on puisse remarquer du Monde Extérieur, à moins d’être un inconditionnel. J’ai peur que nous soyons en présence d’une dépression à un stade encore précoce.
Il n’évoquait pas une dépression nerveuse au sens où on l’entend dans le Monde Extérieur. Dans le Monde des Livres, une dépression désignait l’effondrement des structures internes de l’identité d’un personnage, ce qui fait qu’il est rationnel et prévisible. Certains, comme Rocambole s’étaient écroulés tout seuls, avec une régularité entêtante. D’autres s’étaient désagrégés lentement, victimes de conflits irréconciliables entre les protagonistes. Dans les deux cas, seul le remplacement par une distribution nouvelle offrait une solution. Ce n’était peut-être rien du tout, Thursday1-4 furieuse d’avoir été virée et passant ses nerfs sur les autres personnages de la série.
— Je vais aller jeter un œil sur elle.
— Parfait, conclut Bradshaw en se tournant vers Jark et Mrs Tiggywinkle. Vous deux, j’aimerais que vous vous équipiez de pied en cap et que vous soyez prêts à tenter de rentrer dans La Bande tachetée via Le Rayon désintégrateur à dix-huit cents heures.
Il consulta son bloc-notes et se volatilisa. Nous nous levâmes.
— Voulez-nous de notre compagnie ? demanda Jark. Si l’on considère bien les choses, vous êtes en infraction pour conflit d’intérêt en enquêtant sur Thursday1-4.
— Ça ira.
Les deux me souhaitèrent bon vent et s’évaporèrent, comme Bradshaw avant eux.