30
C’est l’hiver

L’une des plus grandes débâcles financières de ces dernières années fut le « bouclier anti-châtiment », conçu pour protéger l’humanité (tout au moins l’Angleterre) de la colère d’une divinité trop zélée voulant purifier les populations du péché. Le projet, à l’initiative du chancelier Yorrick Kaine, fut stoppé lorsque celui-ci connut une humiliante disgrâce. Interrompu certes, mais pas oublié, comme le rappelle l’infrastructure de tours de transmission qui parsemaient le pays, héritage silencieux de la politique incohérente et quelque peu dispendieuse de Kaine.

Ma mère ouvrit la porte quand nous nous présentâmes chez elle et parut assez surprise de nous voir tous là. Landen et moi, en tant que parents responsables, et Tuesday, car elle était la seule capable de comprendre quelque chose au travail de Mycroft, si le besoin s’en faisait sentir.

— Vous venez pour le déjeuner du dimanche ? demanda ma mère.

— Non, maman. Est-ce que Friday est ici ?

— Friday ? Seigneur non ! Je ne l’ai pas vu depuis…

Une voix familière venant du salon nous parvint

— C’est bon, mamie. Le subterfuge a assez duré.

C’était Friday, notre Friday, le Friday grognon et malodorant, que nous n’aurions pas soupçonné de connaître la signification du mot « subterfuge » à peine une heure auparavant, alors ne parlons pas de sa prononciation. Il était métamorphosé. Il paraissait se tenir plus droit, peut-être parce qu’il ne traînait pas les pieds en marchant, et il regardait les gens dans les yeux. Mais il avait malgré tout la dégaine de l’adolescent typique : boutonneux, le cheveu long et gras, et des pantalons si larges qu’avec le tissu on aurait pu habiller trois personnes et confectionner des rideaux avec les chutes.

— Si tu nous disais ce qui se passe ? demandai-je.

— Vous ne comprendriez pas.

Je posai sur lui un regard qui disait « mon fils, tu es dans la panade jusqu’au cou ».

— Tu serais étonné de ma capacité à comprendre les choses.

— D’accord, déclara-t-il en prenant une profonde inspiration. Tu sais que la ChronoGarde se sert aujourd’hui pour voyager dans le temps d’une technique qui n’a pas encore été inventée ?

— J’ai pigé le principe, répondis-je prudemment, incapable que j’étais de saisir comment on pouvait utiliser une technologie qui n’avait pas été inventée.

— Aussi étrange que cela puisse paraître, poursuivit Friday, ce principe est solide. Bien des événements se produisent uniquement parce que le curieux pencahnt humain aux idées préconçues en altère le résultat. Autrement dit, si nous nous mettons dans la tête que quelque chose est possible, alors elle le devient. On l’appelle la loi de Schrödinger Night Fever.

— Je suis un peu perdue.

— C’est très simple. Si tu vas voir Saturday Night Fever en espérant découvrir un bon film, tu seras déçue. Mais si tu t’attends à ce que ce soit une bouse, tu seras également déçue. Donc, Saturday Night Fever existe en deux états contradictoires au même moment, uniquement dictés par nos espérances. De cette loi, nous pouvons déduire que tout état contradictoire peut être manipulé par des désirs humains. Y compris, dans le cas d’un déficit technologique, en utilisant des méthodes qui restent à inventer.

— Je crois que je commence à comprendre, dit Landen. Ça marche pour tous les films avec Travolta ?

— Seuls ceux qui sont ambigus d’un point de vue artistique, comme Pulp Fiction et Volte-face. Terre champ de bataille n’est pas concerné parce que c’est un épouvantable navet quelle que soit la façon dont tu l’abordes, ni Get Shorty, qu’il est difficile de ne pas aimer, quelles que soient les idées préconçues.

— C’est une théorie séduisante, le complimentai-je. Elle est de toi ?

— Malheureusement non, même si j’aimerais le faire croire, répondit Friday avec un sourire. Le crédit en revient à un esprit bien supérieur au mien : Tuesday. Bien joué, sœurette.

Tuesday se tortilla de plaisir devant les compliments de son grand frère, mais tout ceci ne signifiait toujours pas grand-chose.

— Où est le rapport avec Mycroft et le voyage dans le temps ?

— Il est simple, dit Friday. Les techniques effroyablement complexes utilisées par la ChronoGarde pour alimenter les moteurs temporels contredisent un principe scientifique fondamental : le désordre s’installera partout, ou augmentera. En d’autres termes, tu peux faire du saucisson avec un cochon, mais tu ne peux pas faire un cochon avec un saucisson. Seconde loi de la thermodynamique. Un des principes les plus solides de notre compréhension du monde physique. Tu ne peux pas inverser le cours du temps pour défaire un événement. Que ce soit pour raccommoder les œufs brouillés ou pour changer l’histoire.

— La recette pour raccommoder les œufs brouillés… murmurai-je en me souvenant tout à coup d’un dîner familial à l’époque de l’affaire Jane Eyre. Il l’écrivait sur une nappe et Polly lui avait demandé d’arrêter. Ils s’étaient chamaillés, voilà pourquoi je m’en souviens.

— Bien, dit Friday. La recette était en réalité une équation qui montrait comment la deuxième loi de la thermodynamique pouvait être contournée pour permettre l’inflexion du cours du temps. Et qu’on puisse défaire un gâteau sans même y penser. La recette pour raccommoder les œufs brouillés est au cœur de l’affaire. Sans elle, pas de voyage dans le temps !

— Par conséquent, fis-je en pesant mes mots, le pouvoir qu’a la ChronoGarde de se déplacer dans le temps dépend de sa capacité à mettre la main sur cette recette ?

— C’est l’idée générale, maman.

— Alors où est-elle ? demanda Landen. Logiquement, elle doit toujours exister quelque part, sinon la probabilité de voyager dans le temps serait réduite à zéro. Et puisque ton alter ego du futur s’est pointé il y a vingt minutes nous abreuver de menaces voilées, il reste la possibilité qu’elle soit découverte avant la fin des temps, c’est-à-dire dans les quarante-huit heures.

— Exact, répondit-il. C’est pourquoi depuis quinze jours, avec Polly, nous essayons de deviner où Mycroft l’a rangée. Une fois que j’aurai la recette, je la détruirai. L’espoir de voyager dans le temps deviendra nul, et la ChronoGarde nous chantera Adios Muchachos.

— Pourquoi tu veux ça ?

— Le moins tu en sais, maman, mieux c’est.

— Ils prétendent que tu es un dangereux fondamentaliste, dis-je avec prudence. Un terroriste temporel.

— Que veux-tu qu’ils disent d’autre ? Le Friday que tu as rencontré est un type correct. Il obéit aux ordres, mais il ignore ce que je sais. Si c’était le cas, il aurait à cœur de brûler la recette, comme moi. Le Cours Standard de l’Histoire est une saloperie et la seule chose qui compte, à leurs yeux, c’est leur petite carrière boursouflée.

— Comment sais-tu tout ça ?

— Je deviens directeur général de la ChronoGarde à trente-six ans. À soixante-dix-huit, un an avant la retraite, je suis introduit à l’Académie d’Honneur de la ChronoGarde, l’élite décisionnaire. Ce que je découvre là est tellement monstrueux que si j’avais révélé l’affaire, l’industrie du temps se serait effondrée sur-le-champ. Et c’est une activité qui pèse six cents milliards de livres, au bas mot.

— Dis-leur, intervint Polly qui se tenait à ses côtés. Que l’un de nous soit capable de continuer s’il t’arrive quelque chose.

Friday hocha la tête et inspira profondément.

— L’un de vous a-t-il remarqué combien la difficulté à se concentrer chez les gens a entraîné un certain abaissement ?

— Si j’ai remarqué ! m’exclamai-je en levant les yeux au ciel avec en tête le cliquetis du lecturomètre quand le chiffre baissait. Plus personne ne lit. On dirait que les gens préfèrent les émissions de télé poubelle abrutissants et les potins de paparazzi.

— Exactement, approuva Friday. Le Long Terme s’est désagrégé. Nous sommes incapables de voir à plus de six mois, et le court-termisme va signer notre perte. Mais le problème, c’est que les choses ne devraient pas être ainsi, il y a une raison à cela. Les moteurs temporels demandent non seulement une énorme quantité d’énergie, mais aussi du temps. Il ne s’agit pas de ponctualité, mais du temps lui-même. Même un saut de quelques minutes consomme une quantité infinitésimale de matière abstraite. Pas l’heure qu’il est à la pendule, mais le liant qui permet aux faits de s’emboîter fermement dans le petit cocon de l’événement permanent : le Présent.

— Oooh ! murmura Tuesday, la plus prompte à percuter. Ils pillent le Présent !

— Exactement, sœurette, dit Friday en écartant une mèche de son front. Le Court Terme est le résultat des déprédations inconsidérées commises par l’Industrie du Temps. Si la ChronoGarde continue à ce rythme, dans quelques années le Présent aura disparu et le monde s’enfoncera dans les ténèbres de l’indifférence éternelle.

— Tu veux dire que la télé va être pire ?

— Bien pire, répondit Friday d’un air sombre. À la vitesse à laquelle le présent se dégrade, l’an prochain à la même époque, L’Échange de reins samaritain sera considéré comme le summum de l’érudition. Mais les émissions prédigérées n’en sont pas la cause, mais l’effet. La courte vue va aussi entraîner la disparition progressive de toute planification, et l’humanité va peu à peu s’enfoncer dans une spirale d’indifférence égoïste et de recherche de gratification immédiate.

Ses paroles tombèrent dans un silence lugubre à mesure qu’elles pénétraient notre esprit. Le tableau nous apparaissait clairement. Le refus de se concentrer, le malaise général, l’intolérance, l’irrespect, les règles bafouées. Le court-termisme. Pas étonnant que le taux de lecture soit en chute libre. Ce Présent atrophié devait détester les livres : trop d’efforts demandés pour une satisfaction insuffisante. Il était donc urgent de dénicher cette recette, où qu’elle fût : sans œufs brouillés raccommodés, plus de voyage dans le temps, plus de dégradation du Présent, et nous pourrions espérer voir la vision à long terme dessiner un avenir moins sombre… et plus de lecteurs. Élémentaire.

— Ce n’est pas un sujet à porter sur la place publique ? demanda Landen.

— Qu’est-ce que ça résoudrait, papa ? La ChronoGarde n’a pas à se justifier du fait que la dégradation du Présent est causée par l’homme, il leur suffit de semer le doute. Elle contestera toujours le court-termisme, le débat s’enfoncera dans des discussions stériles et sans fin. Si bien que quand nous découvrirons qu’il y a effectivement un problème, il sera trop tard pour envisager d’y remédier. En discuter serait inutile. La ChronoGarde ne doit pas mettre la main sur la recette. Je parie ma carrière là-dessus. Et croyez-moi, ce n’est pas n’importe quelle carrière que je mets en jeu.

Le silence accueillit la tirade de Friday. Il avait raison, bien sûr, nous en prenions conscience, mais je me disais aussi que j’étais fière de lui, qu’il était réconfortant d’admirer une éloquence et une lucidité pareilles de la part d’un individu aussi négligé et débraillé, qui portait Wayne Skunks est trop couillon sur son T-shirt.

Polly rompit le silence.

— Si seulement Mycroft était en vie, il pourrait nous dire où il l’a mise.

Et tout à coup, je compris.

— Viens avec moi, lui dis-je. Toi aussi Friday.

Le soir tombait et les derniers rayons du soleil perçaient les vitres poussiéreuses de l’atelier de Mycroft. Il paraissait encore plus désolé dans la lumière du crépuscule.

— Tous ces souvenirs ! soupira Polly en pénétrant dans la pièce au bras de Friday. Une vie entière. Oui, une vie entière. Je n’ai pas mis les pieds ici depuis qu’il… enfin, vous voyez.

— Ne sois pas effrayée, lui dis-je, mais j’ai vu Mycroft par deux fois ces deux derniers jours. Il est revenu nous dire quelque chose, mais quoi, jusqu’à présent, je n’en avais pas la moindre idée. Polly ?

Elle avait les yeux perdus dans l’obscurité de l’atelier et ils étaient remplis de larmes. Je suivis son regard, et, une fois accoutumée à la pénombre, je l’aperçus. Son opacité était désormais très faible, toute couleur semblait avoir déserté son corps. Il était à peine présent.

— Salut, Poll, dit-il en souriant, la voix réduite à un grondement sourd. Tu es positivement radieuse !

— Oh Crofty, espèce de flatteur ! chuchota-t-elle. Je ne suis plus qu’une ruine gâteuse bonne pour la casse. Mais à qui tu manques terriblement.

— Mycroft, murmurai-je avec respect, je ne veux pas te priver de ta femme, mais le temps nous est compté. J’ai découvert ce que tu étais venu me dire.

— Tu veux dire que cela n’avait rien à voir avec Farquitt ou des chaises ?

— Non, c’était à propos de la recette pour raccommoder les œufs brouillés.

— Nous avons besoin de savoir où tu l’as rangée, ajouta Polly.

— Ce n’est que ça ? gloussa Mycroft. Eh bien, parbleu, je l’ai mise dans la poche de ma veste.

Il commençait à s’estomper et sa voix était creuse. Sa réapparition s’achevait.

— Quoi d’autre ?

Il devenait de moins en moins visible. J’avais peur de le perdre de vue rien qu’en clignant des paupières.

— Quelle veste, chéri ? demanda Polly.

— Celle que tu m’as offerte pour Noël… la bleue… à grands carreaux, prononça-t-il dans un murmure éthéré.

— Crofty ?

Mais il avait disparu. Friday et moi nous précipitâmes vers Polly, dont les genoux avaient un peu faibli.

— Zut ! dit Friday. Quand reviendra-t-il ?

— Jamais. Il va falloir nous en contenter.

— Alors nous ne sommes pas près de savoir où elle est, dit Friday. J’ai vérifié tous ses vêtements. Pas l’ombre d’une veste à carreaux bleus dans son armoire.

— Il y a une bonne raison à cela, intervint Polly, les yeux luisant de larmes. Elle est restée sur L’Hesperus. J’avais rouspété à l’époque, mais aujourd’hui je comprends pourquoi il l’a laissée.

— Maman ? Est-ce que cela a le moindre sens pour toi ?

— Oui, dis-je en souriant. Elle est dans un endroit inaccessible à la ChronoGarde. En 1985, avant d’envoyer Polly dans Wordsworth et « Les jonquilles » à l’aide du Portail de la Prose, il l’avait essayé sur lui-même. La veste est là où il l’a laissée, au cœur d’une tempête dans l’Atlantique, au sein du « Naufrage de L’Hesperus », le Poème de Longfellow.

— Dans le Monde des Livres ?

— Exactement, et rien, je dis bien rien, ne m’obligera à y retourner. Dans deux jours, la ChronoGarde aura disparu et la lente reconstitution du Présent pourra s’effectuer. Bien joué, mon canard en sucre.

— Merci, maman, mais s’il te plaît, arrête de m’appeler « mon canard en sucre ».