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L’Austen Rover

Cela faisait des années que j’étais consciente des efforts que faisait Goliath pour pénétrer dans les livres. Après la tentative avortée d’utiliser le monde de la fiction pour « regonfler » sa technologie défectueuse au cours de la débâcle du fusil au plasma de 1985, le groupe s’était lancé dans un projet ambitieux : reproduire le Portail de la Prose qu’avait conçu Mycroft. Jusqu’à l’apparition de la sonde, j’étais persuadée que sa réussite la plus probante avait été de synthétiser une sorte de magma pâteux à partir des tomes 1 à 8 de L’Univers du fromage.

Au centre de la pièce, resplendissant dans les couleurs jaune et bleu d’une compagnie de bus oubliée depuis des lustres, trônait un autocar qui devait dater des années cinquante, selon mes estimations. Un véhicule que ma mère, dans sa jeunesse lointaine et désormais enjolivée, aurait pu emprunter pour une escapade en bord de mer, munie d’un panier de victuailles et de litres de crème solaire. Outre son caractère anachronique, le trait le plus marquant de l’autocar résidait dans l’absence des roues dont l’emplacement avait été comblé afin de lui donner une silhouette vaguement aérodynamique. Ce n’était manifestement pas là l’unique modification. Le véhicule que j’avais devant moi était sans doute la réalisation la plus avancée techniquement qu’un esprit humain puisse concevoir.

— Pourquoi avoir choisi un autocar ancien ?

John Henry haussa les épaules.

— Quitte à voyager, que ce soit avec style. J’ajoute que la Rolls-Royce Phantom II n’a pas assez de sièges.

Nous pénétrâmes plus avant dans l’atelier et j’allai l’examiner de plus près. Les flancs du bus, à l’arrière, ainsi que le toit, étaient pourvus de petits engins profilés renfermant chacun une mécanique complexe qui m’était étrangère. Les capots avaient été enlevés, et des techniciens en blouse blanche s’activaient sur les moteurs. Ils avaient interrompu leur activité quand nous étions entrés, mais la reprenaient à présent dans un cliquetis d’outils et une rumeur de murmures étouffés. Je m’approchai de l’avant de l’autocar et caressai du doigt l’insigne Leyland fixé sur le sommet du gros radiateur proéminent. Je levai les yeux. Au-dessus du pare-brise vertical, je vis le petit panonceau vitré qui indiquait jadis le terminus du trajet. Je m’attendais à y lire « Boumemouth » ou « Portsmouth » mais pas du tout. Il était écrit : Northanger Abbey.

Je regardai John Henry, qui prit la parole.

— Miss Next, voici l’Austen Rover. Le plus beau fleuron de la technologie transfictionnelle !

— Il fonctionne ? demandai-je.

— Nous n’en sommes pas entièrement certains. C’est le prototype, il nous reste encore à l’expérimenter.

Il fit un signe à la technicienne qui semblait être la responsable et me la présenta.

— Voici le Dr Anne Bohrdelde, en charge du projet Austen Rover. Elle va répondre à toutes les questions que vous lui soumettrez. Oserais-je espérer que vous ferez de même pour celles que nous vous poserions ?

Je grognai évasivement et Bohrdelde me tendit la main. Elle était grande, svelte et marchait en roulant les hanches. Elle portait comme tout le monde une blouse blanche et un badge d’identification, et même sans connaître précisément son numéro d’échelon, je me doutais qu’il était de moins de quatre chiffres  – le gratin des un pour cent franchement importants.

— Je suis heureuse de faire enfin votre connaissance, dit-elle avec un accent suédois. Vous avez beaucoup à nous apprendre par votre expérience.

— Si vous me connaissiez un peu, répliquai-je, vous sauriez exactement pourquoi je ne peux pas faire confiance à Goliath.

— Oh ! dit-elle, quelque peu décontenancée. Je croyais que cette époque était révolue.

— Je demande à être convaincue.

J’avais répondu sans acrimonie aucune. Ce n’était pas sa faute, après tout.

— Comment ça fonctionne ?

Elle regarda John Henry qui fit un signe d’assentiment du menton.

— L’Austen Rover consiste en un Leyland Tiger PS2-3 de série et la carcasse d’un Burlingham, exposa-t-elle en passant la main sur la carrosserie avec tendresse, mais avec quelques… modifications. Montons à bord.

Elle grimpa dans le car et je la suivis. L’intérieur avait été entièrement démonté et remplacé par tout un appareillage dernier cri dont elle tenta de m’expliquer les subtilités techniques dans un sabir qui me passa largement au-dessus des oreilles. Quand je descendis du véhicule, dix minutes plus tard, tout ce que j’avais retenu était qu’il comptait douze sièges, qu’un petit engin thermonucléaire de trente mégawatts était placé à l’arrière, et que tout essai était proscrit : son premier voyage allait être un échec retentissant ou une absolue réussite, rien entre les deux.

— Et les sondes ?

— Ah oui, j’y viens. Nous avons utilisé une sorte d’inducteur de flux gravitationnel afin de catapulter une petite sonde dans la fiction pour un périple d’une minute aller-retour. Imaginez un énorme yo-yo. Nous avons visé le cycle de Dune car c’est une cible relativement grande et qu’il ne doit pas se situer très loin du cœur même de la science-fiction. Après sept cent quatre-vingt-seize tirs intrafictionnels, nous avons enfin touché le jackpot. Une sonde rapporta un enregistrement audiovisuel de vingt-huit secondes qui montrait Paul Atréides chevauchant un ver des sables.

— C’était quand ?

— En 1996. Nous nous sommes améliorés par la suite, et en tâtonnant, nous sommes parvenus à comprendre que les livres étaient apparemment reliés entre eux par groupes. Nous avons entrepris d’en dresser une carte. Je peux vous la montrer, si vous voulez.

Nous nous rendîmes dans la pièce voisine, entièrement encombrée par des ordinateurs et leurs opérateurs.

— Combien de sondes avez-vous lancées ?

— À peu près soixante-dix mille, dit John Henry qui nous avait suivies. La plupart reviennent vierges de tout enregistrement, et plus de huit mille n’ont pas réapparu du tout. Nous totalisons quatre cent vingt missions réussies. Comme vous le voyez, nos tentatives pour pénétrer dans la fiction sont encore un peu hasardeuses. L’Austen Rover est fin prêt pour son premier voyage. Mais si l’on extrapole les données des sondes, chaque excursion a une chance sur huit de ne pas revenir, et seulement une sur cent soixante de rencontrer quelque chose.

Je voyais très bien où était leur problème, et pourquoi. Ils balançaient des sondes dans un Monde des Livres qui était constitué à quatre-vingts pour cent de néant. Le fait est que j’étais tout à fait capable de dessiner de tête une carte du Monde des Livres. Avec mon aide, ils pourraient parfaitement en venir à bout.

— Voilà le Monde des Livres tel que nous l’imaginons.

John Henry déplia une grande feuille de papier sur une table. La carte était sommaire à l’extrême et parsemée d’erreurs. Tout se passait comme s’ils avaient jeté des balles de ping-pong dans un magasin de meubles et tenté d’en dresser l’inventaire au bruit qu’elles faisaient.

— La compléter va vous prendre un sacré moment, murmurai-je.

— Du temps, nous n’en avons plus beaucoup, Miss Next. Malgré mon statut de président, je dois moi-même reconnaître que les sommes investies ne seront jamais récupérées. Le financement de ce projet va s’interrompre dans une semaine.

Je ressentis pour la première fois depuis mon arrivée quelque chose qui ressemblait à du soulagement. L’idée que Goliath puisse poser plus d’un doigt de pied dans la fiction m’emplissait d’une terreur sans nom. Mais une question me turlupinait toujours.

— Pourquoi ?

— Pardon ?

— Pourquoi essayez-vous d’entrer dans les livres ?

— Tourisme littéraire, répondit simplement John Henry. L’Austen Rover a été conçu pour conduire douze passagers sur les hauts lieux de l’œuvre de Jane Austen. À cinq cents livres les vingt minutes de voyage dans des romans très prisés, nous pensions à l’époque que l’opération serait rentable. C’était il y a cinq ans, vous vous rendez compte, à une époque où les gens lisaient encore des livres.

— Nous nous disions que ça remettrait les classiques au goût du jour, ajouta Bohrdelde.

— Et pourquoi des classiques ?

Ce fut John Henry qui prit la parole.

— Nous croyons que publier en général et des livres en particulier est une entreprise salutaire.

— Vous m’excuserez de ne pas être convaincue par une telle générosité.

— Il ne s’agit pas de générosité, Miss Next. La chute du chiffre d’affaires de notre branche édition est catastrophique, et comme nous sommes peu présents sur le marché des jeux ou des consoles, la faiblesse du taux de lecteurs nous affecte économiquement. Je pense que nous nous rejoignons sur ce point. Ce que nous voulons, vous le voulez également. Même si notre relation passée a parfois été houleuse, et je comprends votre ressentiment, Goliath n’est plus du tout, dans sa constitution nouvelle, la multinationale insatiable que vous redoutez.

— Je n’ai plus mis les pieds dans le Monde des Livres depuis L’Affaire Jane Eyre.

John Henry toussa discrètement.

— Pour les sondes, vous étiez au courant, Miss Next.

Crotte.

— J’ai gardé… des contacts là-bas.

Je voyais bien qu’ils ne me croyaient pas, mais qu’importe. De toute façon, je n’allais pas me mettre à leur raconter ce que je savais.

— J’aimerais savoir une chose, dit Bohrdelde. La force de gravité est-elle normale dans le Monde des Livres ?

— Et qu’en est-il de l’universalité des lois physiques ? intervint d’une voix flûtée un technicien qui nous observait.

— Communiquer entre les livres, c’est une chose possible ?

Ils furent bientôt huit à m’assaillir de questions sur le Monde des Livres auxquelles j’aurais pu répondre facilement si j’en avais eu la moindre envie.

— Je suis désolée, dis-je alors que le bombardement avait atteint son point culminant. Je ne peux pas vous aider.

L’animation retomba et ils posèrent leur regard sur moi. Ce projet représentait tout pour eux, et qu’il doive être abandonné avant sa réalisation devait être extrêmement frustrant. D’autant qu’ils me soupçonnaient fort de posséder les réponses.

Je pris le chemin de la sortie et fus rattrapée par John Henry, qui n’avait pas renoncé à ses tentatives de séduction.

— Vous êtes libre à déjeuner ? Nous avons les meilleurs chefs qui vous prépareront les plats de votre choix.

— Je dirige un magasin de moquettes, Mr Goliath, et je suis déjà en retard.

— Un magasin de moquettes ? s’enquit-il en ouvrant de grands yeux. Qui vend des moquettes ?

— Toute sorte de revêtements de sol, en réalité.

— Je pourrais vous proposer des rabais à vie sur les moquettes pour que vous nous aidiez, mais vous connaissant, un tel marché est impensable. Mon Dakota personnel est à l’aérodrome de Douglas et se tient à votre disposition si vous voulez retourner directement chez vous. Je ne vous demande rien, mais j’ajoute cependant ceci : nous œuvrons pour la sauvegarde et la promotion du livre et de la lecture. Essayez de poser sans rancœur un regard objectif sur nos activités.

Nous étions à présent devant l’immeuble et la Bentley de John Henry freina devant nous.

— Ma voiture est à vous. Bonne journée, Miss Next.

— Bonne journée, Mr Goliath.

Il me serra la main et s’en alla. Je considérai la Bentley et la file de taxis un peu plus bas sur la route. Je haussai les épaules et pris place à l’arrière de la Bentley.

— Où allons-nous, madame ? demanda le chauffeur.

Je réfléchis à toute vitesse. J’avais emporté mon Guide de Voyage et j’avais donc la possibilité de sauter dans la Grande Bibliothèque d’ici  – à condition de trouver un endroit tranquille propice au transfert.

— À la bibliothèque la plus proche, répondis-je. Je suis en retard au boulot.

— Vous êtes bibliothécaire ? demanda-t-il poliment.

— Disons que je suis dans les livres.