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Résorber l’excédent

Le premier bouleversement politique majeur et visible provoqué par le Parti du Sens Commun fut l’abandon des résultats sur objectifs, des classements et des graphiques qui prétendaient résoudre d’un coup de baguette magique les subtils problèmes humains par des « initiatives ». En affirmant que des corps importants de l’état comme l’Administration de la Santé devaient mettre l’accent sur la santé plus que sur l’administration, le Parti du Sens Commun engagea tête baissée des réformes qui indiquaient ceci : « Si nous avons mis dix ans à nous mettre dans le pétrin, en sortir va nous en prendre vingt. Embarquement immédiat. »

Nous restâmes chez maman pour le dîner, si l’on considère que ce mot puisse évoquer la tambouille d’ingrédients divers balancés au hasard dans une casserole et mis à bouillir jusqu’à ce que toute espèce de saveur ait disparu à jamais. C’est pourquoi nous ratâmes le discours officiel de Redmond van de Poste, ce qui ne nous manqua pas vraiment, car sa dernière allocution avait été comme toujours ennuyeuse à mourir, bien qu’intelligente et d’une importance capitale. C’était tellement agréable de parler de nouveau en tête à tête avec Friday. J’avais oublié quel garçon plaisant il était. Il me prévint sans tarder qu’il allait devoir rester dissimulé sous l’apparence d’un bon à rien paresseux le temps que la ChronoGarde abandonne ses recherches  – en d’autres termes, inutile pour moi d’essayer de le réveiller avant au moins midi, voire deux heures le week-end.

— Comme c’est pratique, remarquai-je.

Tuesday était restée pensive un moment et finit par demander :

— Et si la ChronoGarde revenait entre le moment où Mycroft a écrit la recette et celui où il l’a laissée sur l’Hesperus ?

— Ne t’inquiète pas, répondit Friday en clignant de l’œil. Il ne s’est écoulé que vingt-huit minutes et à l’autre bout, mon moi plus âgé protège l’information. La seule chose que nous avons à faire, c’est de nous assurer que la recette reste dans « Le naufrage de l’Hesperus ». Notre victoire repose sur rien de plus que l’inaction, ce qui, en tant qu’adolescent, me convient parfaitement.

Ce ne fut qu’une fois dans la voiture sur le chemin du retour que je pensai à Jenny.

— Oh mon Dieu ! m’exclamai-je. Nous avons laisse Jenny toute seule à la maison !

Landen me saisit le bras et le serra tandis que Friday me posait sa main sur l’épaule.

— Tout va bien, ma chérie, calme-toi. Nous l’avons mise entre les mains de Mrs Berko-Boyler.

Je fronçai les sourcils.

— Pas du tout. Tu m’as dit qu’elle avait élu domicile au grenier. Et ensuite nous sommes partis. Comment avons-nous pu l’oublier ?

— Mon cœur, dit Landen, il n’y a pas de Jenny.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr qu’il y a une Jenny ! ricanai-je devant une telle absurdité.

— Papa a raison, dit Friday d’un ton apaisant. Jenny n’existe pas.

— Pourtant, pas plus tard que ce matin… !

— Maman, c’est à cause d’Aornis, poursuivit Tuesday. Elle t’a refilé ce virus mental il y a sept ans et nous n’arrivons pas à t’en débarrasser.

— Je ne comprends pas, déclarai-je, gagnée par la panique. Je me rappelle tout d’elle ! Son rire, les vacances, quand elle est tombée de vélo et qu’elle s’est cassé le bras, sa naissance… tout !

— C’est comme ça qu’Aornis s’est vengée, expliqua Landen. Puisqu’elle ne pouvait pas m’effacer de ta mémoire, elle t’a légué ceci. Elle a été bouclée vingt-huit ans pour ça.

— La salope ! Je vais la tuer ! glapis-je.

— Gros mot, maman, intervint Tuesday. Je n’ai que treize ans. J’ajoute que nous sommes persuadés que même si tu la tuais, cela ne ferait pas sortir Jenny de ton esprit pour autant.

— Saperlotte, dis-je après avoir repris mon sang-froid. C’est ce qui explique ses absences aux heures des repas.

— Nous jouons tous le jeu pour minimiser les risques d’une attaque, dit Landen. Voilà pourquoi nous entretenons sa chambre et que tu retrouves ses affaires un peu partout dans la maison. Du coup, quand tu es seule, tu n’as aucune raison de t’angoisser de son absence.

— La sale petite truie, grinçai-je en me massant le visage. Mais dorénavant nous allons faire face, n’est-ce pas ?

— Les choses ne sont pas aussi simples, mon cœur fit Landen d’une voix où perçait la tristesse. Aornis est extrêmement rancunière. D’ici quelques minutes, tu auras tout oublié de cette conversation et tu seras persuadée de nouveau d’avoir une fille qui s’appelle Jenny.

— Tu veux dire que ce n’est pas la première fois ? articulai-je lentement.

Nous nous arrêtâmes devant la maison et Landen coupa le moteur. Le silence se fit dans la voiture.

— Il s’écoule parfois des semaines sans crise de ta part, dit Landen avec calme. À d’autres périodes, il t’arrive d’en subir deux ou trois par heure.

— C’est pour ça que tu travailles à domicile ?

— En effet. Impensable que tu ailles tous les jours chercher à l’école une fille qui n’existe pas.

— Alors… Vous m’avez déjà donné ces explications ?

— Bien souvent, chérie.

Je poussai un profond soupir.

— Je me sens complètement idiote. C’était ma première attaque de la journée ?

— La troisième. Sale semaine.

Je les dévisageai à tour de rôle et le regard qu’ils me rendirent était tellement chargé d’amour et de sollicitude que je fondis en larmes.

— Tout va bien, maman, dit Friday en me prenant la main. Nous sommes là.

— Vous êtes la meilleure famille, la plus aimante et la plus attentionnée, sanglotai-je. Désolée d’être un tel fardeau.

Ils me supplièrent tous d’arrêter de dire des conneries. Je leur demandai de ne pas jurer et Landen me tendit son mouchoir.

— Bon, dis-je en essuyant mes larmes. Comment ça se passe ? Qu’est-ce qui arrive quand j’oublie qu’il n’y a pas de Jenny ?

— Nous avons nos méthodes. Jenny dort chez Ingrid, par exemple.

— Je vois.

Il se pencha pour m’embrasser, sourit et s’adressa à la marmaille.

— Allez, la fine équipe, à vos devoirs !

Friday colla son coude dans les côtes de Tuesday. Elle glapit.

— Eh, qu’est-ce que j’ai fait !

— Ça t’apprendra à te prendre pour une intello.

— Je préfère être intello que décérébrée. Et qui plus est, les Strontium Goat sont des gros nuls et Wayne Skunk est incapable de tenir une guitare, même si sa vie en dépendait !

— Répète ça, pour voir ?

— Ça suffit, vous deux ! dis-je sèchement. Il me semble qu’après l’histoire du Court Terme, Friday a démontré qu’il n’a rien d’un décervelé, alors remballe-moi ça. Parfait. Je sais bien que ma mère nous a offert à dîner, mais est-ce que quelqu’un voudrait manger quelque chose de décent ?

— Il y a des pizzas dans le congélateur, on n’a qu’à les réchauffer, dit Landen.

Nous sortîmes de la voiture et nous dirigeâmes vers la Maison, Friday et Tuesday se chicotant.

— Intello.

— Décérébré.

— Intello.

— Décérébré.

— Ça suffit, j’ai dit !

Une pensée me vint tout à coup à l’esprit.

— Land, où est Jenny ?

— Elle dort chez Ingrid.

— Ah ouais. Encore ?

— Tout le temps fourrées ensemble, ces deux-là.

— Ouais, tout le temps fourrées ensemble, répétai-je en fronçant les sourcils.

 

Bowden appela pendant que nous étions à table. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais pas totalement inattendu. Spike et moi nous étions éclipsés de Zénith comme des écoliers fugueurs pour éviter les histoires au sujet du prix de la moquette du major Pickles, sans compter que nous avions passé toute la journée chez lui.

— Pas fameux, n’est-ce pas ? dit Bowden avec la gravité que je lui connaissais quand il était embêté, bouleversé ou en colère.

Même si je possédais la plus grosse part de Moquettes Zénith, il en était le gérant, et les affaires courantes étaient de son ressort.

— Ce n’est quand même pas si grave, me justifiai-je, sur la défensive.

— Vous plaisantez ? C’est une catastrophe !

— Nous avons des problèmes plus importants sur les bras, répliquai-je, commençant à me sentir mal à l’aise. Gardons le sens de la mesure, voulez-vous ?

— Eh bien, soit, mais si nous laissons faire ce genre de choses, nul ne sait comment ça se terminera.

Il commençait à m’échauffer les oreilles.

— Bowden, calmez-vous. Raum avait cloué Spike au plafond et sans l’intervention de Pickles, nous serions en train de manger les pissenlits par la racine.

Le silence se fit au bout du fil et après un instant, Bowden reprit d’une voix calme.

— Je fais référence au discours officiel de Redmond van de Poste. Et vous, de quoi parlez-vous ?

— Oh, de rien. Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Allumez la télévision et vous verrez.

Je demandai à Tuesday de mettre en marche l’appareil. L’émission qui passait sur Télé-Chouette était Hauteur de vue, l’émission animée par Tudor Webastow, peut-être pas le meilleur mais à coup sûr le plus grand journaliste de la télévision. Il était en train d’interviewer Cherie Yogert, ministre de la Culture dans le gouvernement du Sens Commun.

— … Et le premier classique à être transformé en livre-réalité ?

— Orgueil et préjugés, déclara fièrement Cherie Yogert. Il va être rebaptisé Les Bennet et le feuilleton sera diffusé en direct dans votre exemplaire familial dès après-demain. Situé dans l’Angleterre guindée du début du XIXe siècle, il met en scène Mr et Mrs Bennet et leurs cinq filles, à qui certaines missions vont être confiées. Un vote désignera celles qui seront éliminées, et la gagnante participera à Northanger Abbey, qui à son tour fera l’objet d’une nouvelle lecture « interactive ».

— Van de Poste a donc consenti au pillage total de ce que la littérature compte de plus précieux, observa Webastow en choisissant ses mots.

— Pas total, rectifia Mrs Yogert. Uniquement les ouvrages écrits par des Anglais. Nous n’avons pas le droit de faire n’importe quoi avec les œuvres des autres pays. Ils peuvent s’en charger eux-mêmes. De plus, je trouve que « pillage » est un terme un peu fort. Dans notre jargon inintelligible, nous préférons parler de « mutation marketosensible », ou « d’amélioration participative ». C’en est fini des classiques ennuyeux, interminables et incompréhensibles sans un solide bagage universitaire. Les romans-réalité représentent l’avenir, et des membres du Conseil des Livres Interactifs possèdent toutes les compétences pour nous y conduire !

— Est-ce que tu entends la même chose que moi ?

— Malheureusement oui, murmura Landen à mes côtés.

— Il est temps de nous débarrasser du joug despotique que représente pour une œuvre le concept d’auteur unique, reprit Mrs Yogert, et à l’époque qui est la nôtre, nous devons tout faire pour apporter la démocratie au processus d’écriture.

— Je ne vois pas un auteur considérer son processus d’écriture comme un acte de totalitarisme créatif, dit Webastor avec gêne. Mais poursuivons. Si j’ai bien compris, vous possédez les moyens techniques pour modifier l’intrigue d’un roman, et ceci dans tous les exemplaires connus et de manière définitive. Ne serait-il pas plus prudent de conserver les versions originales comme elles sont et d’en écrire de nouvelles ?

Cherie Yogert sourit avec condescendance.

— Si nous agissions ainsi, ce ne serait plus tellement une ânerie, et le parti du Sens Commun considère le problème de l’Excédent de Bêtise avec le plus grand sérieux. Le Premier ministre van de Poste a juré de résorber l’excédent actuel dès cette année, mais également de réduire les émissions de sottise de soixante-dix pour cent en 2020. Cet objectif nécessite des mesures impopulaires, et il a dû opposer les intérêts de quelque ringards amoureux des livres, des intellectuels binoclards réactionnaires, avec ceux de la majorité des électeurs. Qui plus est, cette idée est tellement idiote que la perte d’un seul classique, mettons Jane Eyre, suffira à absorber une année entière de bêtise produite dans le pays ; puisque nous avons la possibilité de réécrire la totalité des classiques de la littérature anglaise selon le choix des lecteurs, nous pourrons agir comme des crétins en toute impunité. Et qui sait ? Peut-être pourrons-nous connaître un déficit de bêtise, ce qui nous permettrait de traiter celle d’autres pays, pour notre plus grand bénéfice. Nous prévoyons de faire de l’Angleterre le leader dans l’industrie de traitement de la stupidité. Et l’imbécillité de cette dernière idée sera effacée par la destruction de La Foire aux vanités. Élémentaire, non ?

Je me rendis compte que j’avais toujours le téléphone en main.

— Bowden, vous êtes là ?

— Je suis là.

— Cette affaire sent terriblement mauvais. Pouvez-vous vous renseigner sur ce prétendu Conseil du Livre Interactif ? Je n’ai jamais entendu parler d’un truc pareil. Rappelez-moi.

Je reportai mon attention vers le téléviseur.

— Et quand tous les classiques auront été sacrifiés et que l’Excédent de Bêtise enflera de nouveau ? demanda Webastow. Que se passera-t-il ?

— Eh bien, nous aviserons en temps utile, répondit Mrs Yogert en haussant les épaules.

— Vous me pardonnerez cette remarque, dit Webastow en la regardant par-dessus ses lunettes, mais c’est la mesure la plus authentiquement crétine qu’ait jamais prise un seul État sur cette terre.

— Je vous remercie, répondit courtoisement Mrs Yogert. Je ferai part de vos louanges à Mr van de Poste.

L’émission se poursuivit par un reportage sur le fonctionnement du « livre interactif ». On parlait de « technologies nouvelles » et de « récit défini par l’usager ». Un tissu de conneries. Je savais qui était derrière tout ça. Le sénateur Paprass. Il était parvenu à faire accepter le projet de Baxter de livre interactif. Pire, il l’avait en tête depuis un bon moment, comme le prouvait l’élargissement des tuyaux dans Orgueil et préjugés et la réfection récente de l’œuvre de Jane Austen. Comment ils s’étaient débrouillés pour passer outre mon veto ou pour ouvrir un bureau dans le monde réel ne me préoccupait pas tant que ça. Ce qui m’ennuyait, c’est que je devais me rendre dans le Monde des Livres pour éviter que le patrimoine littéraire du pays soit sacrifié sur l’autel du populisme.

Le téléphone sonna. C’était Bowden. J’avançai le prétexte aussi bidon que peu vraisemblable d’un marteau à aller chercher et je filai dans le garage pour que Landen reste à l’écart de la conversation.

— Le Conseil du Livre Interactif est installé dans un bureau de l’Ouest londonien, commença Bowden quand je fus perchée en sûreté sur la tondeuse à gazon. Il a été créé le mois dernier et il a la capacité de recevoir mille appels simultanés. Sinon, les bureaux proprement dits ne sont pas plus grands que les nôtres à Zénith.

— Ils doivent avoir trouvé le moyen de transférer en masse les appels vers le Monde des Livres, répondis-je. Je suis certaine qu’on trouvera aisément mille Mrs Danvers enchantées de travailler dans un centre d’appel plutôt que de persécuter des personnages ou de s’occuper des fautes d’orthographe qui prolifèrent.

Je dis à Bowden que j’allais essayer de trouver une solution et raccrochai. Je sortis du garage et retournai au salon, le cœur battant la chamade. C’était pour cette raison que je possédais le droit de veto : pour protéger le Monde des Livres des décisions du Conseil des Genres, inconséquentes à un degré stupéfiant. Mais une chose après l’autre. Il fallait tout d’abord que j’entre en contact avec Bradshaw pour voir comment la Jurifiction réagissait au massacre intégral des trésors de la littérature, mais comment ? JurisTech n’avait pas conçu de moyen de communication capable de fonctionner dans les deux sens entre le Monde des Livres et le Monde Extérieur, et j’aurais d’ailleurs été la seule susceptible de l’utiliser.

— Ça va, maman ? demanda Tuesday.

— Oui, ma puce, ça va, dis-je en lui ébouriffant les cheveux. Il faut seulement que je médite un moment sur cette affaire.

Je montai dans mon bureau aménagé dans l’ancien débarras et m’assis pour réfléchir. Plus je considérais les choses, plus elles me paraissaient moches. Si le Conseil des Genres avait ignoré mon veto et imposé l’édition interactive, il était tout autant capable d’attaquer Speedy Cagoule et le Roman Grivois. Le seul organisme capable d’y mettre de l’ordre était la Jurifiction qui travaillait sous les ordres du Grand Central du Texte, lui-même sous la coupe du Conseil des Genres. Ce qui fait que Paprass avait en dernière instance la haute main sur la Jurifiction, dont il pouvait faire ce qu’il voulait.

Je soupirai, me penchai en avant, tirai machinalement sur ma queue-de-cheval et me massai le cuir chevelu. Le commandant Bradshaw n’avait sans doute pas pu tolérer un seul instant cette foutaise interactive et avait dû flanquer sa démission  – comme il l’avait fait des centaines de fois dans le passé. Si j’avais été présente, j’aurais pu confirmer mon veto. Ce droit m’avait été accordé par le Grand Manitou, et personne ne pouvait le contester, Pas même Paprass. Ce qui était parfait, à ceci près qu’à aucun moment je n’aurais imaginé perdre mon Guide de Voyage, et par conséquent, jamais je n’avais réfléchi à une stratégie de secours pour pénétrer dans le Monde des Livres.

Mrs Nakijima était la seule personne que je connaissais capable de s’y rendre sans l’aide d’un Guide, et elle avait pris sa retraite à Thornfield Hall. Harris Tweed l’ancien agent de la Jurifiction, avait été exilé dans le monde extérieur, et sans son Guide de Voyage, il était coincé comme je l’étais moi-même. L’ex-chancelier Yorrick Kaine pansait ses blessures dans une cellule de Parkhurst et ne pouvait m’être d’un quelconque secours, tout comme le seul fictionaute encore en vie que je connaissais, Cliff Hangar. Je songeai de nouveau au commandant Bradshaw. Il avait probablement essayé de rentrer en contact avec moi, et c’était un homme aux ressources insoupçonnées. Si j’étais lui, comment me débrouillerais-je pour communiquer avec le monde réel ? Je consultai mes e-mails, mais je n’en avais pas, vérifiai si j’avais un message sur mon répondeur, sans succès. Mon NDBDP-phone n’en possédais bien sûr aucun.

Je me renversai contre le dossier de ma chaise pour m’éclaircir les idées et laissai mon regard vagabonder dans la pièce. Je possédais une bibliothèque bien fournie, constituée au cours de ma longue carrière de détective littéraire. Rien de très précieux, des grands classiques et des mineurs. Je m’y arrêtai et réfléchis un instant avant de me mettre à farfouiller dans les étagères. Je finis par dénicher ce que je cherchais, un livre du commandant Bradshaw. Non pas un roman qu’il aurait écrit, bien entendu, mais un de ceux dans lesquels il apparaissait. La série comprenait vingt-trois volumes, publiés entre 1888 et 1922, dans lesquels Bradshaw chassait les grands fauves, découvrait des civilisations disparues ou pourchassait Johnny Métèque qui faisait des siennes dans les colonies britanniques de l’Afrique de l’Est. Cela faisait soixante ans que les livres étaient épuisés, et personne n’y avait jeté un œil depuis plus d’une décennie. Puisqu’on ne les lisait plus, il pouvait raconter ce qu’il voulait dans ses propres ouvrages, et je devais avoir la possibilité de repérer une intervention de sa part. Cependant plusieurs problèmes apparaissaient : tout d’abord, vingt-trois livres représentaient un volume de texte considérable ; ensuite, le Grand Central du Texte allait s’apercevoir qu’un lecteur était en action ; enfin, le circuit ne fonctionnait que dans un sens, et s’il avait effectivement laissé un message, impossible pour lui de savoir si c’était moi qui l’avais reçu.

J’ouvris Deux ans chez les Umpopo et le survolai pour voir si quelque chose accrochait mon regard, un espacement double ou un truc de ce genre. Je fis chou blanc et passai à Tilarpia, le poisson-démon du lac Rudolph, puis aux Cannibales de Nakuru. Ce ne fut qu’en feuilletant négligemment Bradshaw contre le Kaiser que je finis par toucher le jackpot. Le texte du roman demeurait inchangé, seule la dédicace avait été modifiée. Bradshaw était malin ; si l’histoire avait subi une altération, alors le Grand Central du Texte l’aurait repérée. Il ne pouvait absolument pas savoir que je lisais le livre. Je le rapportai à mon bureau et pris connaissance du message.

 

Thursday, ma chère enfant

Si vous découvrez ceci, vous savez donc que quelque chose déraille sérieusement dans le Monde des Livres. Thursday1-4 (oui, vous lisez bien) a pris votre place en tant que DBDBS auprès du Conseil des Genres et elle contresigne sans discussion tous les projets idiots de Paprass. Le programme d’interactivité progresse à toute vitesse et des Danverclones sont massés à la frontière du Roman Grivois, prêtes à attaquer. La malfaisante Thursday a truffé le Grand Central du Texte de mouchards chargés de surveiller toutes les anomalies narratives qui pourraient lui signaler  – et donc à elle  – votre présence. Car voici ce que cette Thursday redoute le plus : que vous reveniez révéler son imposture et reprendre votre place. Elle a suspendu la Jurifiction et renvoyé tous les agents à leurs livres. Elle dispose d’une armée de Danverclones prête à vous arrêter dès que vous aurez mis un pied dans le Monde des Livres. Nous avons récupéré votre Guide de Voyage et l’avons confié au capitaine Carver dans Par une profonde nuit d’orage, à vous de trouver un moyen d’y accéder. Cette dédicace s’autodétruira à la deuxième lecture. Bonne chance, ma grande. Melanie vous embrasse.

Bradshaw.

 

Je relus le texte et observai les mots se dissoudre peu à peu. Ce cher Bradshaw. Je m’étais déjà rendue à deux ou trois reprises dans Par une profonde nuit d’orage, essentiellement pour m’entraîner. Il s’agissait d’un roman d’aventures maritimes dont l’action se déroulait en 1924 à bord d’un tramp dans la mer de Tasman. C’était un choix judicieux, car il était classé dans la zone hors droit de la bibliothèque connue sous le nom de Compte d’Auteur. Le Grand Central du Texte n’aurait pas la possibilité de me dénicher. Je rangeai Bradshaw contre le Kaiser sur l’étagère, puis j’ouvris le tiroir du bas pour prendre mon pistolet ainsi que des balles dégommeuses que je fourrai dans mon sac. Il était presque 10 heures, et j’allai frapper à la porte de Friday.

— Chéri ?

Il détacha son regard du numéro de Strontmania dans lequel il était plongé.

— Mmm ?

— Mon canard en sucre, je suis désolée, mais je dois retourner dans le Monde des Livres. Ce qui pourrait mettre en péril la recette pour raccommoder les œufs brouillés.

Il poussa un profond soupir et me regarda.

— Je le savais.

Comment ça ? Il m’entraîna vers la fenêtre et me montra trois silhouettes juchées sur un mur en face de la maison.

— Celui du milieu est mon alter ego. Ça veut dire qu’ils pensent encore avoir un espoir de mettre la main sur la recette. Ils auraient abandonné depuis belle lurette dans le cas contraire.

— Ne t’inquiète pas, lui dis-je en posant ma main sur la sienne. Je connais l’importance que représente pour nous tous la consistance du Présent. Hors de question que je m’approche du « Naufrage de L’Hesperus ».

— Maman, dit-il d’une voix douce, si à ton retour tu découvres un Friday poli, propre sur lui et le cheveu court, ne m’en veux pas trop, d’accord ?

L’idée d’être remplacé le tourmentait.

— Ça n’arrivera pas, mon canard en sucre. Je défendrai ton droit à sentir le bouc et à refuser de communiquer… jusqu’au bout.

Je l’embrassai et lui dis au revoir puis je fis de même avec Tuesday qui lisait au lit et ricanait devant les grotesques imperfections de la théorie de la relativité. Elle avait deviné qu’une affaire sérieuse m’appelait, et elle sauta du lit pour un bisou supplémentaire, au cas où. Je lui rendis, la bordai et la priai de faire preuve de mansuétude et de ne pas trop tourner ce pauvre Einstein en ridicule. Puis je me dirigeai vers la chambre de Jenny, mais juste à ce moment-là, Friday et Tuesday entreprirent de se chamailler à propos de la lumière de l’entrée, allez savoir pourquoi. Je les séparai et descendis rejoindre Landen.

— Land, lui dis-je en cherchant mes mots, car j’avais rarement été appelée pour poser une moquette en urgence, et le mensonge pouvait lui paraître un peu gros. Tu sais que je t’aime ?

— Plus que tu ne crois, mon cœur.

— Tu as confiance en moi ?

— Bien sûr.

— Bon. Il faut que je sorte pour…

— … Une moquette prioritaire ?

Je souris.

— Ouais. Souhaite-moi bonne chance.

Nous nous embrassâmes, puis j’enfilai ma veste, quittai la maison et hélai un taxi pour qu’il me conduise à la gare Clary-LaMarr. Une fois confortablement installée dans le rapide, je sortis mon portable et composai un numéro. Je contemplai la campagne du Wessex plongée dans l’obscurité qui défilait si vite que les rares lumières des lampadaires apparaissaient comme des traits orangés. On décrocha et je respirai un grand coup, le cœur battant, avant de prendre la parole.

— Thursday Next à l’appareil. J’aimerais parler à John Henry Goliath. Il va falloir le réveiller. C’est assez important.