À Dame Philosophie

Ma bien-aimée,



Pourquoi la philosophie ne rend-elle pas sage ni tout à fait heureux ? En tout cas, pas moi. Sans doute ne me suis-je pas suffisamment abandonné à elle. Se pourrait-il que je ne te pratique qu’à moitié ?

Au fil des lettres, je m’aperçois qu’une logique de guerre, du combat, s’est viscéralement enracinée en moi. J’ai besoin d’adversité et peine encore à accueillir une existence libre d’ennemis. Quelque chose résiste : je me suis figuré que je goûterais, grâce à toi, la paix et, une fois les coups du sort derrière moi, que je n’aurais qu’à couler tranquillement des jours sans ombres. Or, la vie reste tragique et fragile. Et toutes les luttes, les efforts ne sauraient écarter le mal, la mort, la peur, les blessures. Risquer une philosophie d’après guerre exige de se dépouiller. Il sied au fond de désapprendre.

Lectures du monde

Je t’aime, Philosophie. En ta compagnie, j’ai pu trouver une place et oser la singularité. Les tiens, en me prêtant leurs doctrines et leurs préceptes, ont empêché les coups durs d’avoir raison de moi. Quand je t’ai rencontrée, tout était à créer. Et tu m’as soutenu pour que chaque instant m’enseigne. Te souviens-tu de ma passion lorsque tu m’as parlé de l’algodicée, la connaissance dans la souffrance ? En me présentant cet art de se construire envers et contre tout, tu m’as assurément livré une lecture inédite du monde : il s’agissait de tirer profit de chaque événement, de bâtir une sagesse fécondée par l’obstacle. Et je t’en remercie. Il est des moments où tout réclame cette posture qui essaie de résister et refuse de s’enfermer dans le mal-être.

Aujourd’hui, j’éprouve le besoin de la modérer. Comment faire meilleur usage de moi ? Une foule d’entraves brouille mon regard. De même que jadis tu plaçais sous mes yeux l’exemple de philosophes illustres, aide-moi à regarder plus librement !

D’abord, je veux abandonner cette illusoire tentative de tourner la page. Avec Boèce, je m’avise que je mourrai sans doute avec mes manques. Mais cela n’est peut-être pas un problème. Dans le même temps, je souhaite apprendre à composer avec l’instabilité. Une personnalité progresse, s’élargit, change. Rien n’est définitif. Et j’entends Montaigne : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. »

Le regard coutumier de la guerre juge tout sur le mode de l’obstacle à franchir, du danger à éviter, de l’idéal à atteindre. N’est-il pas vain d’espérer le repos, de conquérir la paix ? Ici, le juste milieu est ardu à découvrir. Ma bien-aimée, jamais tu ne m’entendras condamner l’espérance qui nous porte vers le progrès. Il s’avère cependant délicat de ne conserver que celle qui nous grandit.

Peut-être devrais-je plutôt parler de confiance. Il me plaît que celle-ci réclame virtuosité et abandon, un art de la précision qui se nourrit du réel et sait habilement remettre les échecs dans leur contexte. Voilà, jadis, j’ai échoué. D’accord, mais toute une constellation de causes explique ce revers. Alors que la peur généralise pour nous enfermer dans une loi, dans le rôle de victime, la confiance ouvre la vue.

Ma bonne amie, je mesure mon impuissance et vois très bien mes hésitations. Ces lettres m’ont véritablement délivré d’un espoir. Je confesse : j’espérais en t’écrivant devenir meilleur, souffrir un peu moins. Il n’en est rien. Mais une parole me vient désormais à l’esprit : « D’accord. »

Dans ma hâte, je ne lui ai presque pas prêté attention. Mais ce petit mot est assurément plus solide que toutes mes théories.



Merci.



A. J.