À la Mort
À toi, salut !
Un jour, je ne serai plus. Cette évidence m’effraie encore. Avec toi, je souhaite ressentir pleinement ma finitude et, si tu me passes l’expression, tenter tant bien que mal de vivre en mortel. Congédions tout de suite la gravité qui se présente lorsque nous t’évoquons. Pour t’écrire, je partirai d’une anecdote. Sans doute te paraîtra-t-elle banale. Moi, elle me touche. Une mère vint consulter Gandhi pour lui demander d’exhorter sa fillette à ne plus se goinfrer de bonbons. Le sage, sans autre forme de procès, la pria de revenir trois semaines plus tard. Le temps écoulé, elles repassèrent. Et le Mahatma s’adressa à la petite pour l’encourager à moins manger de sucreries. Surprise, la femme interrogea le maître : « Pourquoi n’avez-vous pas dit cela lors de notre première rencontre ? » Réponse : « À l’époque, je mangeais moi-même trop de bonbons. »
Avec toi, je me garderai d’échafauder mille théories et t’épargnerai les conseils que je n’ai jamais suivis. Chaque jour nouveau, je suis vierge devant celle qui dangereusement s’avance à ma rencontre. Je ne prétends pas avoir réglé le problème. Simplement, j’essaie de vivre ce que tu
trouveras en ces lignes. Mais, tu me le concéderas, j’ai du pain sur la planche.
Je ne te connais presque pas. Bien sûr, je me suis forgé une petite idée quand tu t’es approchée de moi pour m’arracher les miens. Je déplore tes manières, toi qui ravages tout autour de toi. La disparition des autres me force à songer à ton inéluctable venue. Mais l’anéantissement de mes semblables et ma propre fin, ce n’est pas tout à fait la même chose. Curieusement, je les envisage comme s’il s’agissait de deux problèmes radicalement différents.
Épicure et Lucrèce ont tout de même fini par me rassurer : au pire, la mort n’est rien pour moi, et « aucun malheur ne peut atteindre celui qui n’est plus ; il ne diffère en rien de ce qu’il serait s’il n’était jamais né, puisque sa vie mortelle lui a été ravie par une mort immortelle ». Il est évident que je ne te rencontrerai jamais en chair et en os. Kant enfonce une porte ouverte, ou fermée plutôt, lorsqu’il déclare que la mort, nul n’en peut faire l’expérience en elle-même (car faire une expérience relève de la vie). Voilà une de tes particularités : tu détruis celui qui te craint, en ne laissant plus personne pour déplorer ce qu’il perd. J’ignore si tu anéantis tout l’homme. Une chose est sûre : tu réduis le corps en poussière. Pour le reste, à savoir s’il y a une destinée post mortem de l’âme, je ne peux que me taire. Je n’en sais rien.
La mort des regrets
Constamment, tu me rappelles mon impuissance en me mettant en face de ce qui, sans contredit, semble un échec définitif. Tôt ou tard, tu trancheras le fil de mes jours et terrasseras mes aspirations, mes projets et mes espoirs. « Il est mort trop tôt ! » L’exclamation me montre l’amère réalité du regret. Derrière le cri, la révolte d’un vivant, se dissimulent mal les demandes, les rêves, les promesses qui, par ta faute, demeureront à jamais irréalisés. Te représentes-tu la douleur, la souffrance, l’extrême chagrin que tu infliges à l’humanité ? Je sais que le mort se moque comme d’une guigne des attentes que tu trahis. Mais songe à ceux qui restent, ceux que, sans scrupules, tu amputes. Seuls persistent les souvenirs, la nostalgie ou la gratitude. Non, je ne me console pas en pensant que le regret comme l’espérance sont l’apanage de ceux qui respirent.
Et je tremble à l’idée que tu me voleras la vie. La nuit qui, avec le sommeil, semble t’anticiper, me plonge dans la méditation. Parfois, ne désirant presque rien d’autre, je bénis les joies de la journée. D’autres fois, je m’insurge et déplore que tant d’efforts se briseront contre l’inévitable, que je me perdrai et, avec moi, tout le reste, et je te maudis durant ces heures glaciales. Mais pourquoi t’évoquer au futur ?
Déjà mort ?
Heidegger m’a appris que tu es sans cesse là comme possibilité. L’homme demeure effectivement « un être pour la mort » (Sein zum Tod). Il meurt tous les jours. Il est étrange que tu sois en moi, que tu participes dès à présent à ce que je suis. Tu ne me trouveras pas au bout de la route : je t’appartiens déjà. Les bouddhistes le savent quand ils invitent à prendre conscience que toute existence est mortelle. Oui, nous recevons les deux en même temps. Qui engendre un enfant te prodigue. Montaigne le dit fort bien : « Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. » Qu’il est ardu d’admettre cette banalité !
Pourquoi ai-je l’impression d’arracher les joies et les plaisirs éphémères à tes griffes si le combat est perdu d’avance ? Hier soir, j’ai partagé un repas avec des proches. Goûtant les mille dons de l’amitié, je ressentais une profonde allégresse. Tu étais à notre table, fidèle et muette. Lorsque je me suis couché, j’ai songé que je ne vivrais plus ce moment de grâce. Tu me l’avais déjà ravi. Même si je réinvitais mes amis pour tenter de reconstruire la fête à l’identique, je ne réinventerais pas cette soirée. Oui, la rencontre de la veille est morte, elle appartient au souvenir, au passé. Et je ne quitte pas la finitude. Jamais je ne pourrai revivre les heures passées, jamais.
Chaque jour je laisse derrière moi un peu de ma vie, l’homme de la semaine dernière n’est plus. Bien sûr, ma mémoire conserve mon identité et ma personnalité demeure, mais à chaque instant je meurs à quelque chose, je meurs à un état, pour devenir quelqu’un d’autre. Changer, c’est mourir, perdre et trouver. Naturellement, mes fantasmes voudraient figer la réalité, enfermer le bonheur, le soustraire à ton emprise. Mais ton intransigeance m’oblige, pour ne plus passer à côté de l’essentiel, à oser un état d’esprit qui sache composer avec toi.
Ton ombre importune plane et voile le quotidien. Je dirais presque que tu nous ravis deux fois la vie : la peur que tu instilles nous arrache du moment présent et, avant l’heure, tu nous prives de la douceur de vivre. Souvent, quand je m’abîme dans l’idée de la mort, un pénible refrain m’obsède, je ne parviens pas à le chasser. Et lorsque j’observe autour de moi, je note que la comédie humaine, la philosophie, les hommes dessinent toutes sortes de postures pour essayer de se faire à l’idée.
Pour ne pas perdre une miette
D’abord, je relève le divertissement pascalien qui plonge les mortels dans l’activité, les distractions, la fuite. Tout est bon pour abasourdir le plus petit signe de ta présence. Que ne ferions-nous pas pour amasser le plus de plaisirs possible ? Le douloureux face-à-face avec la finitude, la crainte de périr portent à vivre sur le mode de la consommation. Maudite, tu nous pousses à multiplier les moments exaltants, à exploiter avec frénésie le temps qui nous est imparti pour ne pas en perdre la moindre miette. Tu vas rire ! J’ai assisté avec un léger dépit à l’ouverture des soldes. Les consommateurs se précipitaient dans la quête de leur bonheur. Neuf heures du matin. Le grillage du centre commercial se met en branle et s’élève lentement. J’observe des hommes, des femmes ramper sous la porte pour se servir en premier. Suivent des minutes de tourbillons. On court, on entasse, on se charge, on guette. Je t’imagine ricanant devant semblable spectacle. Vraiment, tu dois te régaler de voir des mortels dilapider un bout de vie. En prétendant nous enrichir, nous passons à côté de l’existence. Je me conduis de la même manière quand, avec avidité, je veux jouir à chaque instant, ne m’autorisant aucune gratuité, exigeant que tout me soit utile.
En amassant, nous croyons nous comporter en immortels, comme s’il s’agissait de faire des provisions pour plus tard. Pour ce plus tard, je suis souvent mort à ce que, dans sa sobriété, me donne le réel. La crainte de la mort m’arrache déjà un peu à la vie. Je refuse que tu me dépouilles trop vite. Aussi, j’essaie désormais de ne plus me disperser, de cesser de constituer des réserves, pour être vivant ici et maintenant.
Donne-moi un bras…
Dans ma quête pour vivre mieux en ta compagnie, je cherche partout : Philosophie, littérature, cinéma. Peu féru de théâtre, j’ai assisté à la représentation du Roi se meurt, d’Eugène Ionesco. Laisse-moi te planter le décor. Bérenger Ier règne sur un empire qui se détruit progressivement. Guettant le moment de l’occire, tu rôdes aux alentours. Bérenger Ier, qui marche vers toi, est accompagné par son médecin, tour à tour chirurgien, astrologue et bourreau. Me plaît que l’homme de l’art exprime toute l’ambivalence de la vie : il guérit comme il tue. Bref, le monarque s’en va, entouré de ses deux femmes, de son garde, de sa servante et du docteur. Le souverain combat, c’est le sens du mot agonie, contre toi. À lui seul, il incarne les diverses postures que l’on peut adopter face à toi. Bérenger Ier connaît la colère. Lui aussi t’a niée, t’a maudite avant de trouver la force de ne plus lutter, avant d’adhérer à la tragique réalité. Pour s’approcher de toi, il doit donc abandonner ses deux épouses. Marie, jeune et frêle, se contente d’être amoureuse, tandis que Marguerite, vieille mégère, en dépit de son apparence revêche, l’aime. Il faut tout quitter pour s’en venir vers toi.
Bérenger Ier, comme tant d’autres, ne veut pas mourir. Entre autres raisons, il n’a pas le temps. Il ne saurait t’envisager, ainsi que le font les stoïciens, comme une restitution. À leurs yeux, la nature ravit à bon droit ce qu’elle confie. Pour ma part, je dois encore faire taire ma révolte, car j’ai plutôt envie de lui crier : « Donner, c’est donner ; reprendre, c’est voler ! »
La mort à doses homéopathiques
Marguerite, femme bourrue, me livre une leçon de philosophie lorsque, à la fin de la pièce, elle invite son mari à se dépouiller de ce qui le retient. Elle se fait psychopompe et, pour accompagner son bien-aimé vers toi, elle le convie à se délester, petit à petit, de ses possessions. Avant tout, elle me donne un outil en proposant au débutant de penser à toi déjà cinq minutes dans la journée. L’homéopathie lutterait-elle aussi contre les grands maux ? Si je ne peux souffrir définitivement que tu viennes un jour, je veux, pas à pas, grâce à un patient travail intérieur, m’appliquer à accepter l’impardonnable. À cette fin, je m’octroie des pauses afin de te côtoyer durant quelques minutes. Alors j’entends la voix de Marguerite.
S’il ne faut rien retenir, l’amour peut aider à redonner à la vie : « Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… trois… quatre… cinq… les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. » En écoutant Marguerite, j’aspire à devenir un voyageur sans bagages qui ne veut rien garder pour lui. Avant que ne tombe le rideau final, j’entends me détacher de l’existence pour en jouir plus librement, mieux.
Platon, mort vivant
En lisant Platon, j’ai découvert que philosopher pour lui, c’est justement se libérer. À ses yeux, l’âme doit se séparer de la matière, des sollicitations charnelles, lesquelles nous rendent esclaves. Sans partager ta souveraine radicalité, mais efficacement tout de même, la philosophie, selon l’auteur du Phédon, œuvre à diminuer le plus possible les implications de notre incarnation. L’analogie est pour le moins audacieuse : « Si, au moment où elle se sépare, l’âme est pure et n’entraîne avec elle rien qui ne vienne du corps, du fait que tout au long de la vie elle n’a volontairement rien de commun avec lui, le fuit au contraire en ne cessant de se concentrer en elle-même, du fait que c’est là, toujours, l’objet de son exercice : cela ne revient-il pas à dire que cette âme pratique droitement la philosophie et qu’elle s’exerce pour de bon à être morte sans faire aucune difficulté ? » S’exercer à mourir, voilà à quoi s’applique le disciple de Socrate. Pour le vieux Grec, l’esprit qui raisonne et se livre à la contemplation se dégage déjà de son enveloppe charnelle. Et ta venue ne saurait faire sourciller celui qui n’a eu de cesse d’anticiper ton ouvrage. En voici un qui, en théorie, ne bronchera pas à l’heure où tu l’approcheras. Mais j’ai de la peine à le suivre quand il veut désincarner la psyché pour l’extraire d’un corps qui, paraît-il, ressemble à un tombeau, à une prison.
Plus concrètement, dans le Phédon, je te vois rôder autour d’un Socrate serein. Le condamné à mort est convaincu que tu n’es qu’une « déliaison », que tu dépouilles l’homme du plaisir, des appétits, des tourments et des craintes, ces « clous » qui retiennent l’âme. Dans sa sagesse, Socrate n’a pas l’outrecuidance de gloser doctement sur ce qui se passe après. Il se contente de donner comme une version ancienne du pari de Pascal : « Car voici mon pari (tu vas voir, mon cher ami, à quel point je suis avide de m’enrichir !): supposons que ce que je dis se trouve être vrai [Socrate fait allusion à la survie de l’âme], on ne pourra que se trouver bien de le croire. Supposons, au contraire, que, une fois qu’on est mort, il n’y ait rien. Eh bien, au moins, pendant tout ce temps qui précède la mort, je n’importunerai pas de mes lamentations ceux qui m’entourent. » Après avoir tenu ce discours, et bu la ciguë, il prie ceux qui l’assistent de sacrifier un coq au dieu guérisseur, Esculape, fils d’Apollon. Les interprètes ont beaucoup épilogué sur ce dernier mot : Socrate te voyait-il comme une guérison ultime, ou, plus prosaïquement, dédiait-il un animal à la convalescence de Platon, absent au moment fatidique ? Bref, ce détour pour te dire qu’autant le libertin de Pascal fuit sa mortalité dans le plaisir, autant un disciple obtus de Platon pourrait découvrir chez lui une invitation à faire taire le corps, à mourir avant l’heure, en esprit bien sûr !
Mourir à volonté
L’exercice de mourir peut, à mon sens, conduire à célébrer la vie : il m’arrive, des après-midi entières, de me mettre au lit, paisiblement sous la couette. Je meurs et quitte peu à peu mes ambitions, mes rêves. Je me dépouille pour un temps des attentes irréalisables, des regrets et des projets fous. Je ressens qu’un jour je ne serai plus et que le monde n’a pas besoin de moi. Je me libère des exigences pour essayer de prendre ma juste place dans l’existence. Sur le lit, je m’entraîne à la mort. Rien de macabre ici ! Je m’octroie juste une trêve pour me rappeler que je ne suis pas immortel. J’imagine alors mes enfants, ma femme, mes amis continuer leur chemin sans moi. Étrangement, la perspective de perdre peut me réjouir, m’alléger. La libération que tu accompliras de manière définitive, je peux l’opérer dès à présent pour, par amour de la vie, mourir à tout ce qui n’est pas essentiel.
Le terminus des prétentions
Le cinéma m’instruit aussi. Dans mon esprit, Sénèque, Spinoza et autres membres de la confrérie côtoient « les Tontons flingueurs ». J’entends le délicieux Bernard Blier, tapi dans un garage, qui caresse l’espoir de détruire son ennemi : « Alors, y dort, le gros con ? Ben, y dormira encore mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter les anges, le gugus de Montauban ; j’vais l’renvoyer tout droit à la maison mère, au terminus des prétentieux… » Raoul Volfoni me convie à quitter une étroitesse de vues qui m’installerait au centre du monde. Avec Michel Audiard, j’apprends à me dépouiller. Et si je me prends trop au sérieux, je ris de ce qui m’attend, ce retour à la maison mère, ce terminus des prétentions. La philosophie ou, plus simplement, tout exercice de lucidité devraient favoriser l’accomplissement de cette mort à l’inessentiel, ce retour à l’humble présent.
Mourir en philosophe ?
On peut cependant se demander si les philosophes sont toujours parvenus à faire bon ménage avec toi. Comment t’y es-tu prise pour t’emparer d’eux ? Décidément, tu ne manques ni d’ingéniosité, ni d’ironie. Ainsi rapporte-t-on que Thalès, qui voyait dans l’eau le principe de l’univers, serait mort de soif, tout occupé qu’il était à contempler le spectacle que lui offraient les jeux gymniques. Tu t’es servie de l’ignorance et de la méchanceté des hommes pour faire condamner à mort Socrate, Boèce et Thomas More, eux qui n’avaient eu de cesse de pratiquer la justice et la loyauté. Platon, qui fustige un trop grand attachement au corps, aurait rendu l’âme au cours d’un repas de noces. On relate aussi que tu l’as peut-être occis avec des poux. Franchement, ne crains-tu pas le ridicule en expédiant des chiens dévorer Diogène le Cynique ? Certes, il ne tue pas, mais tout de même ! Ton humour, bien sûr, est noir. Pourtant, de là à l’empoisonner, comme le mentionne une autre tradition, à l’aide d’un poulpe avarié… Quel piteux tableau de chasse ! Je tiens aussi à te rappeler ces hauts faits : tu as étranglé Zénon de Citium. Et Chrysippe, l’un des fondateurs du stoïcisme, le sérieux Chrysippe, voilà que tu le fais mourir de rire devant le spectacle d’une bourrique qui déguste des figues.
Le pet de Métroclès
Certains cependant te résistent. Quand Néron envoie à Sénèque l’ordre de se suicider, celui-ci a beau s’entailler les veines, boire du poison, la vie s’oppose longtemps à tes attaques acharnées. Toutefois, tu demeures la plus puissante, toujours et partout. Parfois, tu te sers même de l’orgueil philosophique pour appeler les penseurs. Ainsi, Métroclès, ce professeur de dialectique, n’en reste pas moins un mortel. Pour preuve, il pète malencontreusement devant ses élèves. Ne supportant pas que la chose soit éventée, il veut trouver dans tes bras un remède à sa honte, sans succès. Mais cessons là. L’exposé de tes prouesses nous amènerait trop loin. J’aurai tout le temps de m’entretenir avec toi. Plus tard…
Spinoza, qui est l’un de mes maîtres, expire dans la simplicité. Je l’entends souvent me dire : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » Je peine à lui rester fidèle. Il ne nie pas ta réalité, car il sait le danger d’une fuite illusoire, cependant il préfère se concentrer sur la vie. Pour ma part, je crois que c’est seulement en adhérant totalement à la certitude de ta venue que nous pouvons envisager notre condition avec légèreté et arrêter de vivre à moitié. Paradoxalement, Spinoza m’incite à ne plus fuir l’angoisse vertigineuse qui m’assiège quand je pense à toi. Il apprend à aimer la vie pour elle-même, à exister joyeusement, par amour pour elle, et non à cause de la peur que tu inspires. Il m’éclaire lorsqu’il suggère : « C’est par peur de la mort que le malade absorbe ce qu’il déteste, tandis que le bien-portant prend plaisir à ce qu’il mange et jouit mieux ainsi de la vie que s’il craignait la mort et s’il désirait l’éviter directement. » Grâce à Spinoza, je peux essayer de te donner une plus juste place dans mon existence.
Mortelle visite
Mais parlons de nous ! Quand tu as emporté un ami de ma jeunesse, j’ai soupçonné ta présence. Ce visage, qui t’appartient désormais, m’a presque rassuré par sa sérénité. Puis l’idée t’a prise de me dérober un proche. T’en souviens-tu ? Dans une chambre faiblement ensoleillée, je regardais un corps sur un lit, des doigts sous une peau usée par un travail douloureux et déterminé. L’agonie était à son œuvre : yeux déjà clos, souffle haletant, tantôt calme, tantôt rapide, comme la vie. J’ai alors posé délicatement une main sur le bras et suis simplement demeuré là. L’attente était suspendue. Il ne fallait pas attendre, mais vivre.
La Senna festeggiante retentissait dans les écouteurs de mon baladeur. Je garde en mémoire ces minutes d’éternité rythmées par une respiration qui allait bientôt quitter le corps auquel elle était liée depuis la naissance. Vivaldi m’accompagnait tandis que tu t’approchais. Pour ne pas abdiquer, j’ai timidement célébré l’existence, le progrès. Oui, la vie progresse toujours. Elle se déploie, s’oriente parfois où on ne le désire pas, mais elle progresse. À côté du malade, j’ai compris qu’il est vain de vouloir la plier à nos désirs. L’inéluctable était dans la pièce, la joie aussi. Je me suis abandonné au réel. Je sentais que la révolte ne devait pas prendre ce moment. Elle comme toi finissez par tout détruire.
Voilà que, calmement, paisiblement, tu t’es annoncée. Et j’ai soudain trouvé de l’apaisement à pressentir que toute résistance était inutile. Au début, j’ai tendu toute ma volonté, je me suis tourné vers le ciel pour implorer un sursis. Mais quand tu as commencé à opérer, je n’ai plus rien souhaité, tout entier ouvert à ce qui arrivait. Avant, j’avais lutté, combattu, essayé de rendre la vie victorieuse. Lorsque tu nous as menacés, j’avais accroché un espoir au moindre petit signe qui l’autorisait. Il est mort très vite. Mes proches l’ont conservé quelque temps. Secrètement, leur espérance m’accablait. Je n’ai pas pu accueillir ces illusions qui présageaient d’amères déceptions. La confiance peinte sur leur visage me semblait insupportable. Je la savais éphémère. Je me suis trompé ! La confiance même trahie n’est pas un mensonge, elle aide à tenir debout et ne regarde que le présent sans se charger des douleurs à venir.
Sous mes yeux, tu as gagné peu à peu du terrain. Et j’ai dû accepter. Je n’avais guère le choix. Simplement, j’ai essayé de m’ouvrir, de m’oublier devant la réalité. Puis plus rien, un grand calme, un silence. Ta discrétion m’a choqué. C’est donc ça, la mort, celle qui me plonge dans l’effroi !
La Mort, esclave de la nature
Je ne te connais pas et te devine à peine. Avoue tout de même que tu cultives une affligeante étroitesse d’esprit. Si, d’aventure, je m’avisais de négocier avec toi, tu me renverrais, je le sais, sans broncher. Mais j’y pense : n’est-ce pas là t’attribuer une once de libre arbitre ? Tout bien réfléchi, je ne crois pas que tu décides. Non, tu ne fais que te conformer aux lois de la nature. Je ne puis dès lors t’accuser de cruauté, d’immoralisme. Je ne peux même pas regretter ton absence de compassion. Pour accomplir le bien et le mal, il s’agit d’être libre, de jouir d’une volonté. Or, tu en es totalement dépourvue. Pourquoi nous révolter contre toi ? Tu te bornes à exécuter des arrêts qui ne dépendent pas de toi. Ils ne sont pas absurdes, ni injustes, ils sont, simplement. Bien sûr, je les trouverai toujours impitoyables quand ils nous dépouillent de ce qui nous est le plus précieux au monde.
Pour être franc, sache qu’il m’arriverait presque de te plaindre tant ton œuvre est noire. Je suis fragile, à ta merci et n’ignore pas qu’un jour tu auras le dernier mot. Mais pour l’heure je vis, je peux rire, aimer, m’attacher aux autres, précisément ceux que tu enlèves. Je peux goûter les rires d’un enfant, partager un repas entre amis, recueillir, au cœur de la nuit, la confession d’un inconnu. Tu prends, tu voles, l’homme crée, il donne. Sans lui, tu ne serais rien. Tu crois jouir d’un pouvoir princier, cependant tu restes l’esclave de ta funeste tâche. Vais-je craindre de macabres représailles ? Pourrais-je me gausser de toi aussi impunément ? Certes, oui, tu n’es pas libre et donc toute superstition est vaine.
La règle du jeu
Qu’est-ce que j’aperçois autour de moi ? Des jeunes gens privés de la vie, tandis que des vieillards mendient ta venue. À l’évidence, tu n’obéis à aucune rationalité sinon celle qui t’est propre et qui nous échappe. Je ne t’envie pas, tu restes sourde à la voix de cette mère éplorée et, imperturbablement, tu distribues tes cartons : « Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable ! » Que t’importe qu’un mortel goûte enfin le loisir après une existence de labeur. Tu ne te soucies guère de la justice. En te considérant de près, j’abandonne peu à peu mes illusions grossières et apprends la règle du jeu. Et puisque nous parlons de justice, je ne peux nier que pour toi nous demeurons tous égaux. Entre l’opulent, le désargenté, l’ouvrier, le misérable, le malade, l’érudit, le méchant, le pervers, le saint, le sage, tu ne fais aucune différence. Malgré toi, tu es d’une parfaite équité. Chapeau bas ! Il ne se trouve aucun homme qui puisse te corrompre. Tu méprises les arguments du riche et laisses les philosophes à leurs théories.
Parmi les mortels, certains estiment pourtant que tu n’as pas le dernier mot. Ainsi, toi, la Mort, tu détruirais seulement le corps, et l’âme te résisterait. D’autres, les incroyants, t’attribuent les pleins pouvoirs. Mais toi qui recueilles le souffle ultime de tes victimes, que dis-tu de la foi ? Ton témoignage sera des plus avisés. Moi, je t’avoue que je n’ai pas un avis tranché sur la question. Précisément, elle reste une interrogation majeure. J’ai coutume de déclarer que je me lève croyant et me couche athée. Puisses-tu me prendre un matin ! Oui, ton œuvre me paraît si radicale que tu sembles anéantir toute espérance de survie. Voilà sans doute pourquoi la frayeur que tu provoques incite de nombreux individus à chercher des refuges. Dès lors, la religion, en proposant un après toi, sert de baume, permet d’aller vers toi le cœur un peu léger.
Se lever croyant et se coucher athée
Cette utilisation de la religion me déplaît. Croire en Dieu, ce n’est pas s’armer d’une béquille, ni calculer et espérer un bonheur posthume. Par une redoutable dialectique, maints mouvements et sectes de tout acabit ont su tirer un pitoyable profit de la terreur que tu inspires. Se trouvera-t-il toujours des oreilles pour écouter les manipulateurs qui prétendent qu’à coups de sacrifices, de mortifications, nous parvenons à déjouer tes pièges ? J’imagine que si le Père céleste nous relève, c’est par pur don. J’abhorre ce marchandage et préférerais cent fois que tu me détruises corps et âme plutôt que rejoindre une divinité qui se réjouirait de mes efforts, de mes renoncements, un dieu qui se mérite.
Sache que j’ai souvent tremblé à l’idée de déplaire à un divin juge qui m’observerait jour et nuit. Spinoza, en me ramenant au bon sens, m’a guéri : « Et seule, en fait, une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse. Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chasser la mélancolie ? Tel est mon principe et telle ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine…» Spinoza, supposé matérialiste, déclaré athée, Spinoza condamné par la communauté juive, décape ma vision de Dieu où entrent, pour une grande part, la peur et la culpabilité. Il m’invite, peut-être malgré lui, à ne plus aller vers la religion pour y glaner un réconfort, des illusions, mais pour y trouver une exigence.
Est-il besoin de te dire que je doute ? Si l’espérance me porte à croire, le spectacle du monde, la présence du mal, l’insignifiance de la comédie sociale me disposent parfois à l’incrédulité. Cependant, je ne saurais grossir les rangs des incroyants, préférant ne pas statuer et accorder ainsi une infime place au mystère. Lorsque j’admire la grandeur de l’humanité, la beauté de l’univers, je veux suspendre mon jugement et ne pas me prononcer sur son origine. Il y a autant de fanatisme dans le dogmatisme religieux que dans l’athéisme étriqué. Aussi dois-je vivre avec toi sans connaître l’étendue de ta force. Je suis surpris de constater que, souvent, tu fais frémir l’athée comme le croyant. Comme moi, tu trouveras peut-être présomptueux celui qui n’éprouve aucune crainte à l’heure où tu parais.
Mais je me trompe, car j’ai vu un homme t’appréhender sereinement. D’ailleurs, c’est à lui que je dois mon entrée en philosophie. Je me rendais quotidiennement chez le vieux prêtre avec lequel je m’entretenais tandis qu’il absorbait son repas. Il m’enseignait les quatre causes d’Aristote, le mythe de la Caverne, et me parlait de Descartes, me rappelait l’importance capitale de Nietzsche. Précisément, alors qu’il dégageait l’horizon de mon avenir, tu es venue.
Chaque soir, j’observais la lumière de sa chambre jusqu’à son extinction et j’attendais le matin que les volets s’ouvrent, attestant par là que tu ne me l’avais pas pris. Je tenais à lui et craignais que tu ne me le voles. Je t’ai sentie approcher lorsque j’ai trouvé le père Morand alité. Il respirait faiblement. Je ne savais que faire. Et voici qui te concerne. Une question est montée sur mes lèvres : « Avez-vous peur ? » Il m’a répondu : « Oui, j’ai peur de pécher. » N’y vois aucun moralisme. Mais juste un vieillard qui a consacré toute sa vie au bien, qui aime véritablement l’être humain, celui qui meurt, qui peut souffrir. Il m’a démontré que nous pouvons nous avancer vers toi comme nous avons vécu, simplement.
La chair est forte
Après que l’ambulance me l’eut pris, chaque après-midi, avec mon vélo, j’ai gravi la colline pour rendre visite à l’homme à qui je devais ma découverte. Soudain, j’ai deviné que tu pouvais te manifester par étapes successives : parfois, tu semblais gagner du terrain. Mais, le lendemain, ta patience m’autorisait quelques joies au côté de l’ami. Puis, tu as triomphé. Et j’ai vu un corps paisible, qu’abandonnait la vie. Même si tu anéantis tout, si avec le corps s’éteignent nos rêves, nos amitiés, nos tendresses, même si elle n’est que matière, la chair est forte.
Tu me côtoies jour après jour. Quand je traverse la route, il arrive que je ne remarque pas un véhicule et je lui échappe de justesse. Je pense alors à toi. Le médecin me confirme que les résultats de mes analyses sanguines sont parfaits. Je songe encore à toi. Mes enfants et ma femme partent en voyage et je crains que tu ne rôdes autour des êtres bien-aimés. On m’annonce la mort d’une connaissance et j’essaie en vain de comprendre le changement radical que tu réalises en elle. Aujourd’hui, je respire, je mange, je parle à mes amis, je fais mes achats, et demain, si tu viens, je ne serai plus. Rien.
Je peine pour l’heure à suivre Épicure, tant il s’avère difficile de considérer chaque jour comme si c’était le dernier. Cependant, quand je regarde l’horloge, celle-ci ne m’attriste plus. Elle insinue non pas que je mourrai ni que tu t’approches à grands pas de moi, mais que je suis vivant. Et le bruit de l’aiguille me rappelle à l’ordre en me conviant à être totalement dans l’ici et le maintenant.
Je renonce à me préparer à ta venue et souhaite consacrer tous mes efforts à mieux vivre. Avec Montaigne, je sais que même si je ne serai pas prêt lorsque tu paraîtras, la nature me dictera sur-le-champ comment je dois m’en aller vers toi.
Si je te dois de l’angoisse, des frayeurs, mille craintes, si tu me priveras un jour de tout, j’ai encore besoin de toi pour prendre meilleure mesure du prodigieux miracle que constitue la vie. Et si j’existe par hasard et dois disparaître à jamais, je veux bénir ce hasard pour nourrir une gratitude infinie envers ce que je te dérobe quotidiennement.
Au revoir.
A. J.