À Dame Philosophie

Salut à toi !



Te souviens-tu de notre joyeuse complicité ? Je lui dois tant. Et les heures que nous avons partagées comptent parmi les plus belles de mon existence. Je me levais avec toi, et jusqu’au cœur de la nuit tu demeurais à mes côtés. Ensemble, nous avons parcouru les siècles et exploré mille contrées. Te rappelles-tu mon enthousiasme lorsque tu m’as parlé pour la première fois d’Héraclite et de son panta rhei : « Tout coule », « Un homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »…? Passionné, je t’ai suivie dans cet univers peuplé d’Anaximandre, Zénon, Socrate, Platon, Aristote, saint Augustin, Abélard, Montaigne, Pascal, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche et de cent autres esprits que pour mon bonheur tu convoquais.

Grâce à Épicure, tu m’as incité à savourer la vie avec une sobre gourmandise. Avec Épictète, tu m’as appris à remettre chaque jour en question ce qui dépendait réellement de moi. Et j’ai pu en sa compagnie m’orienter vers le progrès. Puis, tandis que les railleries me blessaient, tu m’as présenté Diogène le Cynique. Je nous revois aussi parcourant Le Gai Savoir pour y trouver un appel à maintenir le cap dans la souffrance. Justement, quand les épreuves se sont atténuées, j’ai commencé à te tourner le dos et nous nous sommes éloignés. Le monde que tu as ouvert m’a grisé, et j’ai fini par lâcher la main de mon guide. Aujourd’hui, je ne suis plus dans la solitude où tu m’as rencontré. Je peux même dire que tout va bien. Mais, ne ris pas, c’est la raison qui me porte à renouer nos liens. Je souhaite faire le point avant de poursuivre avec toi le chemin.

Après avoir beaucoup hésité, j’ai osé cette correspondance qui m’aidera, je l’espère, à mieux mesurer la place que tu tiens dans ma vie. J’ai à cœur de te proposer le fruit de ma démarche. Ne t’attache pas aux détails ! Oublie les lacunes et les excès ! Et considère avec indulgence mes nombreux emprunts. Tu le sais, je voue trop de respect aux tiens pour voler leurs dires, et lorsque je lis des propos bien ciselés, jamais je ne boude le plaisir de citer mes découvertes. Enfin, d’emblée, je t’avertis : tu ne trouveras pas ici une tentative d’opposer les philosophes, ni de les contredire. Toute volonté critique m’est étrangère. Simplement, j’ai essayé de faire un usage, positif, des outils spirituels que tes disciples apportent en laissant de côté les conflits d’écoles. Je pense que les lettres qui suivent te montreront que, malgré mon silence, j’ai toujours cherché à te demeurer fidèle.

Exercice de gratitude

C’est à Marc Aurèle que j’emprunte cette idée : l’empereur commence ses entretiens avec lui-même en consignant ce qu’il doit aux autres : de sa mère, écrit-il, il a préservé la piété, la propension à donner libéralement. Diognète, qui l’initia à la peinture, l’a encouragé à ne pas se perdre dans les futilités. Grâce à Apollonius, il cultive l’indépendance à l’endroit des choses qu’accorde puis reprend la Fortune… Cette façon de revisiter les événements, les souvenirs, les visages qui dessinent les étapes de notre histoire me réjouit.

À tes côtés, j’ai essayé d’aborder chaque rencontre comme une occasion de devenir plus libre. Tu m’avais rapporté que, dès l’aurore, Marc Aurèle gardait à l’esprit, pour rester en paix, qu’il pouvait croiser à tout moment un indiscret, un ingrat, un fourbe, un violent, un égoïste. Il s’agissait de se préparer au pire pour glisser, sans attente, dans la journée. Pour ma part, j’aimerais me risquer à considérer chaque individu que je côtoie comme un maître en humanité. Car l’autre, en incarnant dans sa vie une manière particulière d’être pleinement humain, peut me prêter des repères pour édifier ma personne. Mais, tu me l’accorderas, très chère amie : ce n’est pas nécessairement les grands de ce petit monde qui instruisent le mieux. Même un fâcheux peut livrer sa leçon !

La lecture et la méditation des Anciens m’ont également construit. J’ouvre un livre et voilà qu’un auteur me parle, me délivre aussitôt son enseignement. Ces indéfectibles compagnons m’ont prêté main-forte dans les moments délicats. Aujourd’hui, je me suis choisi de nouveaux complices pour bâtir dans la joie. « Choisir » ne convient pas vraiment, car, tu le verras, l’existence m’a aussi imposé pour maîtres de curieux personnages que je ne désirais pas. Avec toi, je souhaite prendre le temps de relever les défis qu’ils me lancent.

Tu te demandes ce que j’ai retenu de nos entretiens. Je peux te le dire, le point sera vite fait… D’abord philosopher a été pour moi l’occasion de me repérer dans un monde qui m’échappait tout à fait, de me donner un but : assumer la réalité, accomplir joyeusement le métier d’homme. J’ai alors cherché avec toi des outils existentiels pour vivre meilleur et accepter ma singularité. Pour éviter de souffrir davantage, tu m’as très tôt appris les méthodes stoïciennes. Par exemple, celle que j’évoquais tout à l’heure : la préparation au pire. Paradoxalement, l’exercice ne m’a pas détaché de l’avenir, mais ouvert davantage à lui. Je t’entends encore deviser sur Épictète prévenant celui qui a l’intention de jouir des bains en toute liberté : « Quand tu te prépares à faire quoi que ce soit, représente-toi bien de quoi il s’agit. Si tu sors pour te baigner, rappelle-toi ce qui se passe aux bains publics : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole. C’est plus sûrement que tu feras ce que tu as à faire si tu t’es dit : “Je vais aller aux bains et exercer ma liberté de choisir en accord avec la nature.” De même, pour toutes tes autres tâches. Car, ayant fait cela, s’il arrive quelque chose qui t’empêche de te baigner, tu auras la réponse toute prête : “Je ne voulais pas seulement me baigner, mais exercer ma liberté de choisir en accord avec la nature ; si je me mets en colère à cause de ce qui m’arrive, ce ne sera pas le cas”. »

Aujourd’hui encore, j’envisage toujours le pire avant une conférence, me figurant devant une salle vide ou imaginant être mal reçu. Ainsi je savoure à fond l’accueil presque inattendu qu’on me témoigne, et si, au contraire, l’auditoire est désert, je ne tombe pas des nues. Avec constance, tu m’as incité à ne pas attacher mon bonheur à un événement particulier pour composer avec ce qui advient. Néanmoins, je pressens qu’un équilibre délicat est requis, car la préméditation du malheur risque fort de verser dans une sombre rumination.

Fataliste par ignorance

De même, tu m’as poussé à regarder la réalité en face pour connaître les lois qui gouvernent l’univers et me soustraire au fatalisme de l’ignorance. Te rappelles-tu ? Tu citais Francis Bacon : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. » Systématiquement, tu as excité ma curiosité devant la complexité du réel que l’esprit ne pourra jamais réduire. À tous les coups, tu te référais à Socrate, le plus sage d’entre les hommes, qui avait reconnu les limites de notre science et n’hésitait pas à admettre qu’il savait qu’il ne savait rien. Tu as atteint ton but : sa déroutante simplicité a retenti comme un appel à mettre bas les a priori pour tenter de clarifier mes convictions et opposer un doute timide aux étiquettes que je traînais. Ce retour sur terre a suscité tour à tour émerveillement et force.

Chère amie, en décapant les certitudes, tu ruines toute prétention à l’omniscience : lorsque la paresse ou la peur poussent à imiter autrui, à se conformer à son opinion et à taire ainsi ses véritables croyances, tu ouvres au risque de la discussion et « dissous » le dogmatisme, l’intransigeance. Maintenant, je comprends mieux pourquoi, avec insistance, tu traquais mes raccourcis et mes positions simplistes.

Un avis contraire au mien n’est pas nécessairement dangereux ni menaçant. Avec Épicure, tu me rassurais : « Dans la recherche commune des arguments, celui qui est vaincu a gagné davantage, à proportion de ce qu’il vient d’apprendre. » La vérité a raison de l’illusion et du préjugé qui partout étendent leurs ravages. Mais si elle ne blesse jamais, son approche, en écartant le mensonge, ravive les plaies mal cicatrisées et souligne les erreurs ou les manques. Aussi, l’amour du vrai procède non seulement de la morale, mais également d’un sain rapport à soi. Comme je l’évoquerai, j’ai pu accéder, grâce à Spinoza, aux vertus libératrices de la désillusion.

Souvent, tu m’as acculé à mon ignorance et pour m’apaiser tu me parlais des aspirants philosophes qui, au Moyen Âge, avaient pour habitude de s’engager dans de turbulentes disputes. Cependant tu m’as caché qu’à maintes reprises ils en arrivaient aux mains… Cent fois, pour me retenir, tu me racontais comment, afin d’aiguiser leur sagacité, ils se lançaient dans des joutes où ils devaient défendre une thèse en l’argumentant. Leurs condisciples, usant d’habiles astuces, s’appliquaient alors à mettre à l’épreuve les idées adverses. Pour de tels esprits, la question disputée, en exigeant de peser le pour et le contre des énoncés, participait de la réappropriation de soi. Car enfin, on peut être le jouet d’une hâte ou d’une illusion qui incitent à penser faux. C’est précisément pour nous en prémunir que tu invites à considérer notre interlocuteur comme un compagnon qui nous déleste de nos erreurs.

Jadis, par la voix des sceptiques, tu proscrivais déjà toute présomption et écartais la précipitation. Le mot latin praeceps, « la tête la première », témoigne bien du péril qui menace l’impatient. Semblablement tu as inspiré Wittgenstein, un de tes distingués représentants du siècle passé. Le curieux bonhomme avait coutume de saluer qui le croisait par un « Take your time ». Ne trouvait grâce à ses yeux que le philosophe qui prenait son temps et qui, par conséquent, arrivait le dernier. En gentleman, l’auteur du Tractatus logico-philosophicus insinuait qu’il était fort judicieux de différer ses réponses.

Un autre usage du temps

Tu ne t’es pas seulement bornée à assener de généreuses théories et quand je traversais réellement des tourments, tu me conseillais de ne pas me presser. Tandis que ma peur cherchait à tout prix à se rassurer, tu m’exhortais à résister à cette pulsion qui exigeait une immédiate et impossible sécurité. Tu voulais m’apprendre à mieux user du doute, à temporiser et atténuer les injonctions des passions trop exigeantes. C’est aussi cela qui m’a séduit en toi : tout en t’attaquant à mon étroitesse d’esprit, tu présentais des techniques pour affronter les ennemis du jour.

Au fil des siècles, tu prêtes secours aux mortels et, lorsque j’observe l’imposante liste des hommes que tu as aidés à braver le danger, je ne peux qu’être touché par ton amour de l’humanité. Souvent, j’ai songé à ces esprits libres et vaillants qui ont avec toi tenu tête à la disgrâce. Ils sont assurément, pour l’aspirant philosophe, une roborative émulation. Pour bâtir la citadelle intérieure, il peut être bon de s’attarder avec les Socrate, Sénèque, Boèce, Thomas More…

L’une de tes méthodes consiste précisément à nous rappeler tels exempla… Finement, en me dressant le portrait de bien curieux personnages, tu as fini par me communiquer le goût de la sagesse. Aujourd’hui, autant te dire, elle me manque plus que jamais ! Et si, dans la tourmente, j’ai pu quelque peu m’en approcher, à l’heure où mon sort se fait clément, elle me fait toujours défaut. De retour du front, après de réconfortantes victoires, il est impératif, loin des champs de bataille rassurants, de progresser encore.

En prison par habitude

J’ai choisi pour initier ce périple de faire route avec Boèce. Je veux, pour m’en libérer, replonger dans le passé. Je sens que, pour me tourner vers l’avenir, je dois me dégager de la prison des habitudes, d’un état d’esprit qui me pousse à vivre le monde sur le mode du combat.



Reçois donc ces lignes !



A. J.