À Dame Philosophie
Mon amie,
Toi qui avec l’habileté du chirurgien répares l’âme de Boèce, tu inaugures ta cure par une question toute simple : « Qui es-tu ? », ramenant ainsi ton malade à lui. Oui, tu sais combien l’adversité nous est périlleuse. Très vite, nous pouvons nous perdre dans la souffrance. Quand un mal nous ronge, il est délicat de rester à soi sans s’exiler, sans s’oublier. « Qui es-tu ? » Pour célébrer nos retrouvailles, sans t’enfermer à ton tour dans une définition, je souhaite, afin de voir un peu plus clair, esquisser ici ton portrait. Montre-toi clémente, ne ris pas de mon essai !
Miettes philosophiques
Tu te nommes Philosophie. À côté de Montaigne qui se réjouissait du foisonnement de tes mille et un visages, une armée de disciples te dessinent à leur fantaisie. De source officielle, tu serais apparue à l’aube du VIe siècle avant Jésus-Christ, à Milet, en Asie Mineure, où les historiens recensent la première école de philosophie. Mais tes idées brillaient avant et ailleurs. Comment aurais-tu pu ignorer les Égyptiens, les Mésopotamiens, les Chaldéens ? Et l’Orient ?
Très tôt, tu avais déjà ensemencé des hommes férus de sciences, de physique, de mathématiques et d’astronomie. L’histoire les a appelés les phusikoi. Ces savants, tels Thalès de Milet, Anaximandre, Alcéon, Anaximène et, en un sens, Pythagore remuaient ciel et terre pour tenter de comprendre rationnellement le monde naturel, la phusis. Une tradition prête à Pythagore l’invention de ton nom. Il aurait eu le sublime honneur de te baptiser. « Le premier à avoir utilisé le nom de “philosophie”, et, pour lui-même, celui de “philosophe”, fut Pythagore, alors qu’il discutait à Sicyone avec Léon, le tyran de Sicyone […] car [il considérait que] nul [homme] n’est sage, si ce n’est Dieu. La philosophie était trop facilement appelée “sagesse”, et “sage” celui qui en fait profession – celui qui aurait atteint la perfection dans la pointe extrême de son âme –, alors qu’il n’est que “philosophe” celui qui chérit la sagesse. » Bien que cette paternité soit aujourd’hui récusée, me plaît surtout le fait que tu recèles en toi l’idée d’une amoureuse humilité : philein, sophia. En grec, philein, tu ne l’ignores guère, désigne l’amour, la disposition, le plaisir que nous prenons dans une activité. En un mot, c’est la propension à acquérir ce que l’on affectionne.
Quant à sophia… Je te dois ici une confession : je n’ai convoité en toi qu’une partie… la plus exquise. Il m’importait peu que tu aspires à la sophia, à la sapientia des Latins, cette sagesse théorique et intellectuelle. Seule comptait à mes yeux la phronèsis, ou prudentia, cette sorte de sagesse pratique que tu sembles promettre. Aristote, au chapitre 5 du livre V de l’Éthique à Nicomaque, la définit comme suit : « Le propre d’un homme prudent [sôphrôn], c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel […] mais d’une façon générale, quelles sortes de choses par exemple conduisent à la vie heureuse. » Bien plus tard, j’ai perçu que les deux vont de pair et que, précisément, sapientia dérive de sapere, qui signifie avoir de la saveur. Je ne pouvais alors soupçonner que tu en donnerais une nouvelle à mon existence.
Désirer vivre meilleur
Amour de la sagesse… J’imagine que, comme moi, tu déplores à quel point cette expression est trahie, galvaudée. Aussi est-il bon de se rappeler que si tu aides à vivre, tu es, dans le même temps, une manière de penser le monde, de le comprendre, de l’approfondir, et non un attirail de recettes.
En découvrant la correspondance de Descartes, j’ai enfin pu définir ce que je recherchais : « Ce mot “philosophie” signifie l’étude de la sagesse, et par la sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts. »
Boèce, dans sa Consolation, dit que lors de tes visites tu portais une gigantesque robe tissée par tes propres soins, preuve que ton génie ne reste pas confiné aux choses de l’esprit mais se déploie aussi dans le terreau des activités journalières. Le goût du détail t’a même fait inscrire sur ton vêtement un pi qui évoque la pratique et plus haut un thêta qui incarne la théorie. Finalement, te demeurer fidèle, c’est honorer l’un et l’autre, l’action et la spéculation…
M’a d’abord attiré vers toi ce que laissait présager l’étymologie de ton nom. Oui, je me suis épris de la sagesse qui me fait défaut. Le vieux Platon, en démontrant que le manque incline vers toi, le confirmerait volontiers. À ses yeux, ni les dieux, ni les sages n’ont besoin de toi. Et pour cause : ils détiennent effectivement la sagesse et, par conséquent, ne la recherchent plus. A contrario, le philosophe l’aime sans la posséder. Moi, je suis venu vers toi pour améliorer mon sort. Sans te connaître, je me suis figuré que tu disposais d’un art presque magique qui me sauverait. Jeté dans l’existence, j’ai cherché des repères à seule fin de moins souffrir. Mais, sans complaisance, tu as révélé mon égarement. Loin de me limiter à parfaire les conditions extérieures, il me fallait désirer vivre meilleur.
Un interrogatoire « à la Kant »
Mais revenons à toi. Après tout ce temps, tu demeures encore une inconnue. Même lorsque, sceptique, je lis Kant qui ramène ton champ d’application à quatre questions majeures, je ne parviens pas à te cerner. Le philosophe allemand résume ainsi ton vaste univers : « Que puis-je savoir ? », « Que puis-je connaître ? » sont du ressort de la métaphysique, laquelle se consacre aux problèmes fondamentaux de l’être en tant qu’être. Elle s’interroge sur la connaissance et l’essence du réel. Si la physique étudie le monde tel qu’il se présente, la métaphysique entend apporter des réponses à ce qui transcende la nature et l’expérience sensible : l’âme, Dieu, s’ils existent. « Que dois-je faire ? » appartient à l’éthique ou la morale, qui, en s’attachant à définir le bien et le mal, propose ses normes pour ajuster nos actions et examine les moyens d’atteindre la finalité de l’homme, à savoir le bonheur, le souverain bien. De leur côté, les religions débattent pour élucider l’objet de notre foi : « Que nous est-il permis d’espérer ? » Enfin, toujours selon notre philosophe, la réflexion anthropologique rassemble en une seule toutes les autres questions : « Qu’est-ce que l’homme ? ».
Ne compte pas sur moi pour répondre à ce vertigineux interrogatoire !
Être à soi et se tenir en joie
Lorsque tu t’es approchée de moi – t’en souviens-tu ? – , tu m’avais très sobrement demandé comment je concevais une existence heureuse. Et si ma mémoire ne me trompe pas, je t’avais simplement rétorqué : « Sortir d’ici ! » Alors, tu as courtoisement distingué la vie bonne de la vie réussie. Celle-ci tout intérieure, celle-là pas forcément accessible. Ce fut ma première conversion, ne plus consacrer tous mes efforts à ce que je veux devenir, mais habiter vraiment ce que je suis. J’apprécie aujourd’hui ta simplicité. Devant un jeune homme qui n’avait pas le goût des choses de l’esprit, tu t’es contentée de poser des questions. Si tout était à bâtir, tu m’as paradoxalement prié de te dire d’où me venaient mes idées, pourquoi je pensais ainsi. Plus tard, en relisant le Discours de la méthode, j’ai deviné tes intentions. Oui, mon âme candide avait déjà importé quelques réponses toutes faites et se résignait à adopter les opinions qu’elle entendait sans les mettre en doute. Tu m’as dégagé de la résignation par ignorance.
Puis, tu m’as insufflé le désir de connaître, de construire un état d’esprit capable de jubiler devant l’existence. Lorsque tu prenais congé, tu ne manquais jamais de me proposer un exercice spirituel. Au fil de nos entrevues, tu m’as plaisamment esquissé un art de vivre qui tenait beaucoup de la philosophie ancienne. J’ai aimé cette démarche qui s’apparente à une médecine de soi et recourt à diverses médications pour guérir le mal diagnostiqué. Avec ravissement, j’ai parcouru les textes antiques pour m’exercer. S’exercer, c’est rendre la santé à l’âme, lui prodiguer des soins. Rien ne sert de discourir, il s’agit de pratiquer. Je me sens particulièrement proche de Diogène le Cynique, qui se contente de vivre sa pensée sans bâtir de grandes fictions conceptuelles. De mauvaises langues de l’époque contestaient qu’il soit véritablement philosophe. Toi qui sondes les esprits décideras seule. Suffit-il d’écrire quelque traité à ton sujet pour avoir l’honneur d’être ton familier ?
Un soir, tu m’as laissé avec Épicure et j’ai savouré sa Lettre à Ménécée. Avec lui, je me suis douté que le bonheur ne se cueillait pas forcément dans l’avoir, mais dans l’être. Précisément, philosopher, c’était s’ouvrir à ce plaisir. Épicure te dépeint bien lorsqu’il affirme : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. » Assurément, selon une telle conception, en éloignant les opinions vides, l’ignorance, les préjugés qui retournent l’âme, la philosophie devrait apporter la paix ! Au fond, j’ai deviné que je pouvais user de la raison pour accéder au plaisir d’être.
Évasions philosophiques
« La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. » Pour la première fois, je concevais que l’on pût faire un emploi positif du discours, de la parole. J’ai compris qu’elle pouvait sauver et écarter le mensonge en accomplissant une percée vers la vérité. Ce dernier point m’a peut-être particulièrement touché. Il me plaît que tu dispenses l’audace de récuser les clichés et les généralités qui emmurent. Grâce à toi, je me suis souvent efforcé de refuser les a priori qui me réduisent à ma faiblesse, à mes angoisses ou à mon infirmité. Tu me laisses espérer que cet enfermement ne soit pas fatal. Et quand la tâche me décourage, tu me relances avec Descartes et son appel à penser par soi-même.
Je ne suis assurément pas le seul que tu engages à se méfier des préjugés. Aussi, je jubile à chaque fois que tu répètes ton exhortation : par exemple, Marie de Gournay, l’éditrice de Montaigne, résume d’une expression son projet : « Désenseigner la bêtise ». Pour cette besogne infinie, tu peux aussi compter sur Nietzsche. Cet allié de taille prie au paragraphe 328 de son Gai Savoir de nuire à la bêtise. Platon et Kant, tes illustres serviteurs, incitaient déjà à rejeter l’opinion, la doxa. Je médite volontiers leur célèbre distinction : empruntant toutes ses convictions aux autres, le philodoxe croit ce que l’on dit. À l’inverse, le philosophe ausculte les propos qu’il entend avant de s’aventurer dans une réflexion propre. Il faut d’abord s’enhardir jusqu’à désapprendre et purger l’esprit de l’erreur. Certes, il y aura toujours en l’homme quelques préjugés. Proclamer ne plus en avoir, n’est-ce pas étaler du même coup son aveuglement ? Tout au plus peut-on progressivement s’en délester…
Te suivre, chère amie, c’est avant tout jeter un regard interrogatif sur la réalité. Oui, il existe bien des façons de sonder le monde et il a suffi à un jeune adolescent d’oser un petit point d’interrogation pour ouvrir un horizon qu’on lui avait fermé. Je n’avais pas encore lu Nietzsche, mais en un sens je l’ai entendu : « Enfin, vous savez fort bien qu’il importe peu que ce soit vous qui ayez le dernier mot, que jusqu’ici aucun philosophe n’a eu le dernier mot, et qu’il y aurait une véracité plus louable dans chaque petit point d’interrogation que vous mettriez derrière vos paroles et vos doctrines favorites (et, à l’occasion, derrière vous-même) que dans vos gestes pathétiques et les atouts que vous abattez devant vos accusateurs et vos juges. »
Chère Dame Philosophie, comme tu le vois, je me disperse en tous sens et ne parviens pas à te circonscrire. Mais mon impuissance me ravit. Pas plus que je ne saurais emprisonner un ami dans une définition, je ne souhaite te réduire. À grands traits, je me suis rappelé les enseignements que tu m’as prodigués lorsque, à l’internat, je cherchais une brèche pour m’évader. À l’époque, je devais m’armer pour assumer la moquerie et la difficulté d’être différent. Pour l’heure, je me limite à esquisser une philosophie pour temps de paix. Et veux me retourner vers Épicure, ce doux guide qui m’avait déjà subjugué en annonçant : « Vide est le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. De même en effet qu’une médecine qui ne chasse pas la maladie du corps n’est d’aucune utilité, de même aussi une philosophie, si elle ne chasse pas l’affection de l’âme. » Maintenant, il me convie à savourer l’absence d’adversité. Avec lui, je dégage une voie pour apprécier l’existence et me défaire d’un certain goût pour cette exaltation particulière que seul procure le combat.
Oui, me manque cette euphorie qui donnait du prix à chaque minute. Tandis que je ferraillais, je savais pourquoi je me levais le matin et tout le jour s’organisait autour d’un objectif : progresser. Aujourd’hui, la lassitude côtoie parfois le plaisir et la joie. Évidemment, sitôt que je me suis avisé que Schopenhauer avait abordé le sujet, je me suis jeté sur celui qui passe pour le philosophe de l’ennui. Avec lui, ou peut-être contre lui, je veux m’attaquer à construire une philosophie d’après guerre, une pensée de la positivité qui n’a pas besoin de l’obstacle pour se sentir exister. Tu trouveras sous ce pli une périlleuse et vacillante tentative.
Bien à toi,
A. J.