À Dame Philosophie
Mon amie,
Notre parcours me conduit par des chemins de traverse imprévus. De même aurais-je volontiers congédié Dame Frayeur de mon existence. Avec la Mort, elle me tourmente sans cesse. Et si j’ai pu, grâce à toi, persévérer contre d’autres maux, j’éprouve grand-peine à les côtoyer. Comment peut-on s’étonner que notre intelligence ne suffise pas à calmer l’angoisse ? Tes intimes ne restent-ils pas des hommes ? Et tu es assurément trop fine pour nous laisser croire à la toute-puissance de la raison. Te suivre, c’est peut-être admettre tes limites et pourfendre avec force cet angélisme qui idéalise l’être humain et le désincarne.
Spinoza à la rescousse
Tu sauras à ce sujet qu’il arrive qu’on ricane de me voir dispenser des cours sur la philosophie comme « soin de l’âme » tandis que la mienne déborde d’inquiétude. Bien que j’aie beau jeu de balayer les railleries en arguant que, sans toi, ce serait encore pire, je m’interroge. Pourquoi un individu qui a surmonté bien des revers demeure-t-il si vulnérable ? Montaigne n’avait pas tort de relever que « la tourbe des menus maux offense plus que la violence d’un, pour grand qu’il soit ».
Ainsi sied-il de bien se connaître pour ne pas surestimer ses ressources. Avec Spinoza, j’entrevois quelques moyens d’approfondir le rapport à soi. Depuis notre dernier entretien, c’est avec ce philosophe que je me suis le plus attardé, précisément, parce qu’il m’a affranchi d’exigences trop oppressantes pour diriger mes efforts vers le réalisable. Avant tout, il m’a dépouillé de moi, de cette volonté de construire un être au-delà de mes forces. Loin de dessiner une sagesse inaccessible, il me prête quelques outils pour adhérer plus librement à ce que je suis. De sa bouche ne sort nul sermon. Il se garde d’assener les habituels refrains qui enfoncent plus qu’ils n’élèvent et, d’ordinaire, n’enfantent que culpabilité et haine de soi.
La lecture de son Éthique me soulage de ces plaies. Devant l’échec, face à notre impuissance à congédier définitivement nos blessures, il arrive que nous finissions par nous haïr, nous refusant au nom d’un idéal. Spinoza m’en préserve quotidiennement.
Il me plaît de revivre avec toi cet itinéraire qui ne cesse d’accroître ma joie.
Porte-toi bien, mon amie !
A. J.