À Baruch de Spinoza

Monsieur et cher ami,



Voici quelques mois, je vous ai rencontré et, depuis, vous demeurez à mes côtés. J’entends votre voix bonne et assurée. Tandis que je rédige ces lignes, Victorine, ma petite fille, dort paisiblement auprès de moi.

Pour moi, les épreuves furent l’occasion de la philosophie. Son origine se trouve ailleurs, plus loin. Je partage votre quête et aspire à votre liberté. « L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est à proportion du mouvement qu’elle excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de délices continue et souveraine. » Un élan m’a entraîné vers la philosophie et j’ai essayé de creuser en moi à la recherche d’une source inaltérable de joie. Pour l’heure, je m’applique à découvrir une philosophie pour temps de paix et vous m’y aidez assurément.

Conversion à l’aveugle

Alors que j’écoutais une émission à la radio, vous êtes entré dans ma vie. On parlait de vous. Auparavant, je vous réduisais à un panthéiste, à un rationaliste fort éloigné du ferme désir qui anime mon quotidien. Je le confesse, je ne vous connaissais pas. Un de vos interprètes a mentionné l’exemple de l’aveugle.

La réalité est parfaite et rien ne lui manque. Et c’est la comparaison qui crée l’aveugle ! Intrigué, je vous ai lu : « Ainsi donc, la perfection et l’imperfection ne sont en réalité que des modes du penser, c’est-à-dire des notions que nous avons l’habitude de forger parce que nous comparons entre eux des individus de même espèce ou de même genre : et c’est pourquoi j’ai dit plus haut que par réalité et par perfection j’entendais la même chose. Nous avons en effet l’habitude de ramener tous les individus de la Nature à un seul genre qu’on appelle genre suprême ; c’est-à-dire à la notion d’Être, qui appartient, absolument parlant, à tous les individus de la nature. Par conséquent, en tant que nous ramenons les individus de la Nature à ce genre, et que nous les comparons entre eux, en tant aussi que nous trouvons que certains individus ont plus d’entité ou de réalité que d’autres, nous disons que les uns sont plus parfaits que les autres ; et en tant que nous leur attribuons quelque chose qui enveloppe une négation, telle une limite, une fin, ou une impuissance, etc., nous les appelons imparfaits parce qu’ils n’affectent pas notre esprit d’une façon égale à celle dont nous affectent les individus que nous appelons parfaits, et non pas parce qu’il leur manquerait quelque chose qui leur appartiendrait en propre, ou parce que la Nature aurait péché. »

J’ai mieux compris la souffrance d’être « différent », les moqueries et ma volonté de devenir normal. Je ne conçois guère de regrets lorsque j’observe une mésange virevolter dans le ciel. Je n’ai pas d’ailes et elles ne me font pas défaut. Pourtant, imaginons que les hommes, les femmes, tous les êtres qui m’entourent puissent voler. Il y a fort à parier que j’envierais ces drôles d’oiseaux. Oui, c’est la comparaison qui accentue les privations et inflige les différences. En une page, vous illustrez l’un des combats de ma vie. Avec finesse, vous mettez le doigt sur une blessure. Je la devine désormais. « Tu as vu le vélo à trois roues ? », « Il est rigolo, le monsieur sur son tricycle ». Pour assumer ma singularité, j’ai ouvert votre Éthique.

Pour nous rassurer, nous comparons. Cependant, en scrutant les autres, nous nous exposons à l’exclusion, à la différence, au manque. Comment en finir avec cette propension à se référer sans cesse à des modèles ?

Quand Victorine a vu le jour, mon regard s’est dirigé vers les autres, j’ai guetté la norme. Mon enfant devait s’y installer paisiblement. À la maternité, les parents observent les nouveau-nés : « Il a un plus grand nez », « Elle a de plus belles mains », « Elle est plus éveillée »… J’avoue que je me trouvais au-delà. Victorine était effectivement la plus mignonne ! Néanmoins, il fallait encore l’insérer dans la vie, conserver sa santé, bâtir une confiance, éviter les périls. Ardemment, j’ai espéré qu’elle inaugure son existence sous de bons auspices. J’ai apporté un grand soin à ce qu’elle ne manque de rien. Un bébé possédait-il un jouet, un habit, Victorine devait les obtenir, aussi ! Je me suis acharné pour lui offrir l’égalité des chances, celle que je n’ai pas eue, celle qui n’existe que dans les théories ou les rêves. J’ai pris du temps pour comprendre que l’essentiel se situe ailleurs, pas là.

Sans comparaisons ?

Depuis peu, depuis vous, je commence à bannir les comparaisons sans devenir assez fou pour vouloir toutes les abolir. Simplement, je souhaite les purifier et ne conserver que celles qui me sont réellement utiles. Certes, l’existence réclame ses références et une tonique émulation libère les possibilités qui sommeillent dans un individu. D’ailleurs, l’esprit procède par induction, il tire profit de l’expérience, analyse et extrait une loi de la multiplicité des situations. Sans relâche, il établit des parallèles, ose des rapprochements pour y puiser de profitables enseignements. Aussi c’est grâce à la comparaison que je n’ai pas besoin de me brûler deux fois les doigts pour savoir que l’eau bouillante est dangereuse. Il serait vain d’éliminer cet instrument de la vie.

Une chose est de l’utiliser comme un moyen de progresser, une autre de l’installer au cœur de la vie. Celui qui dirige systématiquement son regard ailleurs, en se laissant déterminer par ce qu’il aperçoit, finit par ressembler à une éponge, ou à un esclave qui n’existe que par imitation. Naturellement, le spectacle du bonheur, le renvoyant à ses propres échecs, le plongera non dans la joie, mais dans la haine de soi. À l’inverse, quand le mécontentement et l’envie nous tiraillent, il est tentant de nous rassurer en nous attardant sur le sort des plus malheureux. Tant que nous ne vivons que relativement à nos semblables, tant que nous quémandons au premier venu son approbation, ses louanges, nous ne saurions jouir de la paix. Réconfort, amour, assurance se cultivent aussi à domicile. Comment cesser de continuellement nous positionner par rapport à autrui ?

L’aveugle et sa perfection m’ont précipité sur votre Éthique. Patiemment je vous ai suivi, et très tôt j’ai pris goût à votre austérité libre et généreuse. Avec vous, j’ai allégrement traversé les axiomes, définitions, corollaires, scolies et démonstrations pour y chercher un peu de liberté. Votre douceur, fort éloignée de la morgue des moralistes, m’a retiré une sévérité qui ne supportait aucune rechute, aucun faux pas. Bientôt est né un nouvel appel à me connaître, plus vaste. Exigeant mais complice, vous me proposez avec une clarté déconcertante les moyens de déposer les fardeaux qui aliènent l’homme : l’ignorance, la superstition, la dépendance et l’égoïsme.

Si la comparaison représente un danger, il est bon d’ouvrir son point de vue pour envisager diverses approches du monde. Peut-être, paradoxalement, me faut-il pousser à fond ma tendance à me comparer pour voir que l’autre existe aussi. Parfois, je me figure être le seul à désirer, à connaître la déception, la peur. Lorsque mon esprit est trop accaparé par les préoccupations du jour, j’aime à me retirer en moi-même pour deviner l’existence qui se vit ailleurs.

De l’autre côté

Je visite un bidonville aux portes de Rio. J’entre dans le cabinet d’un politicien esclave de ses ambitions. J’imagine les milliards d’êtres humains qui s’activent dans leur quotidien. J’explore les hôpitaux, parcours les cimetières, m’attarde sur les noms suivis de deux chiffres. Mon périple me conduit dans la geôle d’un Boèce. Je prête l’oreille aux derniers mots de Socrate. Je vois s’ébranler le train qui emmène Etty Hillesum vers la mort. Puis je m’en retourne au présent. J’aperçois une vieille dame au bas de la rue qui monte avec difficulté les escaliers. J’observe des enfants qui jouent, j’entends leurs cris. Je me dégage pour un temps d’un égocentrisme qui est à l’origine de maints tourments. Je savoure les différentes expressions de la vie. Tous les visages que je rencontre purifient mes désirs et me sortent de mon étroitesse de vues.

Par réalité et perfection, j’entends la même chose

En découvrant que la réalité est parfaite, j’ai entrevu que peut-être le réel est vierge et que mon regard le rend bon ou mauvais. Je m’engage sur ce chemin de crête s’écartant de l’optimisme qui ne veut retenir que le beau et du pessimisme qui jette sur l’existence un voile sombre. Finalement est parfait non pas un idéal lointain, sans cesse différé, mais le réel dans toute sa richesse.

Vivre le monde sur le mode de la consommation, c’est chercher la perfection seulement dans ce qui est agréable, utile, profitable. La Nature doit être à mon service. Si sur le melon sont dessinées des parties, c’est précisément qu’il a été conçu pour être dégusté en famille ! Je prends souvent l’exemple d’une pomme pourrie. Elle n’est un mal que pour celui qui se propose de la manger. En soi, elle n’est ni bonne ni mauvaise. C’est parce qu’elle vient contrarier mon appétit que je m’empresse de la cataloguer, de lui coller le titre de mauvais.

Que n’ai-je pas reçu de la vie ? Je prends ses cadeaux et vous devriez voir tout ce que je mets en œuvre pour tenir à distance, le plus loin possible, ce qui s’oppose à mes projets. Tout doit contribuer à me rendre heureux : mes enfants, mes amis, tout. Je désire que la réalité s’adapte à mes souhaits, d’où tant de souffrances, de déceptions. Elle n’entre pas dans les filets de mes caprices. Oui, parfois, je me lance dans une entreprise et la Nature me soutient. D’autres fois, elle brise dans l’œuf mes espérances. Je tente alors vainement de me soustraire à son emprise. Et je vis le monde sur le mode de l’adversité. Je fais tout pour savourer les largesses de l’existence, mais ne supporte pas qu’elle vienne saboter mes plans.

Pour tout vous dire, j’ai aussi tenté d’enfermer mon Dieu dans un marchandage. À présent, le ciel se vide d’un monarque, d’un juge, d’un créancier capricieux et vengeur. Je commence à comprendre la crédulité : l’homme prétend être mû par la recherche de fins, la poursuite d’objectifs. Certaines fois, il constate que le monde comble ses attentes, et il en infère naturellement qu’une volonté supérieure dispose la réalité pour qu’elle réponde à ses désirs. Puis, projetant sur le créateur sa psychologie tout humaine, il croit que son Dieu, prévenant, est aussi la proie de caprices. Dans son erreur, le superstitieux s’évertuera à lui complaire, espérant que le divin rétributeur continuera à le couvrir de ses grâces. Il se fait le mendiant du Très-Haut non pas par amour de ce dernier, mais par intérêt. D’où la superstition et la crainte.

Dieu, le crocodile et le gnou

Votre Dieu, c’est la Nature, le tout de l’Être qui silencieusement se déploie. Dieu est nécessité, infini. Il est perfection et plénitude. Sans commencement ni fin, il se manifeste en substance, attributs, modes infinis, modes finis. On ne saurait donc juger un univers parfait.

Lorsque je parle de vous, je me heurte souvent à de vives réactions, parfois de colère. Toutefois, vous êtes infiniment plus nuancé que cette pâle esquisse. Il est clair, selon vous, que bien et mal procèdent du mode du penser, fruit de la comparaison, et que rien ne manque au réel. Néanmoins, votre fine bienveillance sait que dans la sphère anthropologique, c’est-à-dire relativement à l’homme, tout doit être réalisé pour empêcher son malheur. Si au regard de l’univers la mort d’un être humain peut paraître insignifiante, pour l’humanité c’est un déchirement qui ne supporte aucune concession.

Même si j’observe que la nature ne poursuit aucun dessein et que, par conséquent, elle ne saurait être injuste, j’éprouve encore de l’indignation devant les maux qui accablent l’humanité, les bassesses qui avilissent les hommes. Pour moi, le monde reste tragique et je peine à l’assumer. Un cancer qui détruit l’être aimé appartient certes au réel, comme la souffrance, le désespoir et la finitude. Cependant, je vous le confesse, j’ai de la peine à concevoir que tout dépendrait de notre point de vue. Je sais qu’un crocodile qui dévore un gnou appelle différentes interprétations. Ainsi, ce qui est désastreux pour notre malheureux gnou fait le bonheur du reptile. De quel côté est le bien ?

Laissant la question en suspens, je comprends avant tout que dans votre univers, parfait, le contingent, les « peut-être », les « il aurait fallu », les « j’aurais dû » deviennent inutiles. Ce ne sont que des préjugés finalistes, des erreurs anthropomorphiques qui jugent le réel. Votre nécessitarisme me libère d’une nostalgie. Désormais, je revisiterai le passé sans déplorer qu’il ne soit pas à la hauteur de mes espérances. Je désire composer avec mon histoire et, loin de tout fatalisme, bâtir ma liberté avec elle. Grâce à vous, cher Spinoza, je peux mettre de côté les « Ah ! si j’avais eu… » et adhérer à la réalité sans de vives douleurs.

Toutefois vous n’êtes pas le seul à appeler l’homme à se réconcilier avec la réalité. À plusieurs reprises, j’ai entendu qu’il fallait se soumettre au vrai pour échapper à la tyrannie de ses désirs. Il peut y avoir dans de tels propos quelque chose d’exaspérant. Je vous ai suivi, car je devinais que vous ne poursuiviez nul autre dessein que la liberté : « Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. »

Exit le libre arbitre

Exit donc le libre arbitre. Grâce à vous, je ne m’attribue plus les pleins pouvoirs puisqu’une spontanéité souveraine n’est qu’une construction de l’imagination, un être de raison. D’évidence, j’ai choisi de vous écrire, mais ce choix s’est imposé à moi. Il a dépendu d’une émission radiophonique, de notre rencontre, de mon parcours, de notre culture – bref, d’innombrables éléments qui m’échappent.

Mais comprendre que mes décisions sont déterminées par une multitude de facteurs que j’ignore, ce n’est certes pas abdiquer. Bien au contraire, si je ne puis intégralement changer, je peux me réapproprier mes désirs pour les diriger vers la joie libre. Paradoxalement, en lisant que par réalité et perfection vous entendiez la même chose, j’ai évacué un dangereux fatalisme que ma lecture partielle et hâtive de votre Éthique aurait pu suggérer. Peut-être aurais-je même inventé des arguments justifiant complaisance et fatuité : « Je suis ainsi, et c’est parfait… »

La culpabilité qui tue

Si nous ne sommes pas tout à fait responsables de notre être, il est en notre pouvoir de le parfaire sans cesse. L’individu colérique, l’âme anxieuse, l’esprit chagrin peuvent, sans s’appesantir sur les excès passés, commencer à se départir de leurs tristes affects en posant un acte dans cette direction. Finalement, vous remplacez la culpabilité par l’exigence.

D’abord, il s’agit de bien discerner les bornes de ma puissance. Si je dilapide mes forces dans de vains combats, si je pars en guerre contre des chimères, je ne saurais épanouir les ressources réellement disponibles. La résignation est tristesse, l’illusion de la toute puissance aussi. Comment tenir un juste équilibre ? Comment ne pas abdiquer et prendre clés en main tout ce qui advient ? Comment dissoudre les affabulations, les rêves qui nous aliènent en nous vouant à de cuisantes déconvenues ?

Comme un habile observateur découvre les lois de la nature, vous scrutez les esclavages, les tourments et les déceptions, qui traversent l’esprit. Pour quitter les passions tristes, il sied donc d’envisager bravement les dépendances et les autres petits penchants. Bref, vous donnez l’audace de traquer les servitudes sans mépris. J’ai souvent, pour ma part, réprouvé la personne irascible, sans comprendre que, peut-être, elle n’était pas totalement coupable de cette faiblesse. Après tout, nous ne blâmons pas l’animal enragé, ni ne condamnons les tremblements de terre meurtriers. Pourquoi maudirions-nous le faible ?

Ne pas railler mais comprendre

Avec vous, je me redis souvent : « Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas détester mais comprendre. » Il y a tout, ou presque, dans ces quatre verbes. Je ne pleure pas, mais pas par force, et, plus d’une fois, j’ai réprimé cette expression de la vie, me retranchant ainsi de celle qui me porte et s’exprime en moi. Elle contient tout : les rires, les pleurs, vous et moi. Je ne veux plus la réprouver, car lorsque je l’accuse, je m’en sépare. Mon cher Spinoza, j’ai détesté, haï, condamné et jugé. Tout cela n’est que faiblesse et impuissance. Je dois aussi le comprendre.

D’où une admiration envieuse pour l’homme libre qui acquiesce joyeusement à l’univers, au tout. Je ne sais comment il s’y prend pour s’abstenir de coller sur la Nature des appréciations, d’établir des hiérarchies, de s’égarer dans d’infécondes comparaisons. Moi, je peine à rester simple et oser un petit oui, un oui sobre. Me donneriez-vous la force de ne plus dénigrer la réalité au nom d’une illusoire et lointaine perfection ? En voulant purger le monde de ce qui me déplaisait, en livrant bataille contre la souffrance et l’adversité, je me suis perdu dans une entreprise colossale. Si cet élan m’a sauvé, en devenant un mode de vie, il m’épuise.

Je ne souhaite plus nourrir une logique de guerre, mais m’avancer vers l’épanouissement de mon être. Je ne peux plus lutter. En résistant au monde, j’ai fini par aimer plus le combat que la vie. Vous me livrez encore un outil : « Toute notre félicité et notre misère ne résident qu’en un seul point, à quelle sorte d’objet sommes-nous attachés par l’amour. » C’est précisément l’attachement qui peut nous rendre triste ou joyeux, craintif ou serein.

À quoi suis-je attaché par l’amour ?

À quoi suis-je attaché par l’amour ? À trop de choses. À trop peu de choses. J’aime ma famille et mes amis… je me passionne pour le savoir et la philosophie… Pour vous dire la vérité, mon amour est encore trop étroit. Je souhaite l’élargir, ne plus le limiter, car je ne désire que le plaisant, que ce qui répond à mes attentes. Cependant, sans me condamner, j’ai à cœur de retourner à l’origine de l’amour et des désirs. En les enfermant dans une étroitesse de vues, je me rétrécis. C’est pourquoi votre ascèse, jamais restrictive, me réjouit. Elle ne réduit pas les appétits, mais leur ouvre l’horizon, les dégage des intérêts mesquins.

J’ai vécu le désir comme un manque. Je caricaturais Platon, qui rapporte dans son Banquet que nous recherchons toujours ce qui fait défaut. Je voulais les livres que je n’avais pas, les compétences dont je me croyais

dépourvu. À mes yeux, accomplir un souhait consistait à apaiser une tension, à mettre un terme à une privation. À l’inverse, vous m’apprenez que le désir ne procède pas nécessairement du manque. Bien au contraire, il constitue l’essence de l’homme. Il est l’effort pour persévérer dans l’être, votre conatus.

Grâce à vous, je pressens qu’un désir vrai nous porte vers la béatitude. Telle est l’aspiration fondamentale de la vie. Épanouir son être, ce n’est pas dominer et exercer un pouvoir despotique sur ses penchants, mais bien plutôt déployer les ressources intérieures. Quand celles-ci grandissent, c’est la joie ; lorsqu’elles s’amenuisent, nous voilà dans la tristesse. L’amour aussi ne participe pas fatalement du manque : « L’Amour n’est rien d’autre qu’une Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure…» Et je le sens bien, car, en chérissant ma fille, je me réjouis que cet être existe.

J’ai pensé à vous lorsque, hier soir, je tenais ma fille dans mes bras. Nous nous amusions. Vingt et une heures sonnaient et j’hésitais à la mettre au lit. Je souhaitais ardemment poursuivre nos jeux. Comment savoir ce que me conseillait véritablement mon amour pour elle ? Quelle attitude favorise réellement une joie libre ? J’hésite souvent, car trop d’erreurs ont été commises sous le prétexte que c’était pour ton bien.

Après délibérations, j’ai décidé qu’un juste désir me demandait de cesser de jeter les coussins, de sauter sur le matelas, de hurler de joie. Je l’ai mise au lit et, à grand renfort de sanglots, elle m’a signifié son courroux. Œuvrer

à l’accroissement de l’autre ou de soi revient parfois à s’opposer à ses envies.

Il m’est à présent savoureux de repérer les fantaisies qui m’aliènent et m’asservissent pour puiser en moi ce qui m’approche et me maintient indubitablement dans l’utile propre, le bien véritable. Mais, là aussi, il sied de creuser pour ne pas rester en surface. Sans cesse, il me faut revisiter mes rêves, prendre conscience de ce qui se cache derrière les ambitions, les aspirations, nos appétits.

Columbo, ou la liberté sous surveillance

En vous lisant, j’ai également essayé de convertir ma vision de la liberté. Auparavant, je la considérais comme une simple absence de contraintes. Je me croyais libre lorsque je pouvais parvenir à mes fins sans entraves. Je l’associais à la spontanéité, à l’ivresse de celui qui fait ce qui lui plaît quand bon lui semble. C’est devant mon poste de télévision que s’est accomplie cette petite révélation.

J’aurais peine à éprouver un plaisir plus vif que celui que je savoure devant la série du lieutenant Columbo. L’officier de la brigade criminelle de Los Angeles, en disséquant les crimes perpétrés à Beverley Hill et ses environs, m’offre une catharsis qui m’emplit d’allégresse. Paisiblement, je découvre les prouesses de l’intelligence humaine mise au service de l’ambition, de la jalousie, de l’avarice, du pouvoir ou de la vengeance. Mais Peter Falk m’a surtout fourni l’occasion d’expérimenter la servitude que j’ai cru repérer en vous lisant. Bref, tandis que je goûtais un épisode, sans doute Adorable, mais mortelle, ou Fumer tue, votre démystification du libre arbitre m’est apparue avec une lumineuse clarté. Alors que je traquais avec l’homme à l’imper un servile criminel, j’ai senti monter en moi l’envie de dévorer une glace aux noix. J’ai aussitôt braqué ma télécommande vers le poste et j’ai pressé le bouton « pause ». Après avoir ouvert le réfrigérateur, j’ai déballé frénétiquement l’objet convoité. Avec la friandise, j’ai alors savouré la chance de pouvoir librement accéder à ce plaisir. À la fin du film, l’estomac un peu chargé, j’ai rembobiné la cassette. Puis, lorsque j’ai vérifié si j’étais revenu au début, l’écran m’a littéralement mitraillé une publicité pour feu la glace aux noix. Je ne me souvenais pas de l’avoir vue. Je ne pourrais trouver une meilleure illustration de votre propos : « Les hommes se croient libres par cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais qu’ils ignorent les causes qui les déterminent. »

Je suis alors parti à la découverte des automatismes, des habitudes, pour essayer d’être à l’origine de mes actions. Sans me condamner, ni me juger, j’ai retiré de votre éthique le souhait de m’affranchir de l’anarchie des affects et de laisser la raison éclairer mon désir. On ne naît pas libre, on le devient. Et se libérer procède d’un acte généreux, simple et exigeant. Sans rien nier, je peux, de proche en proche, m’émanciper pour cesser d’être l’esclave résigné des circonstances, le jouet de mes passions. J’ai compris l’origine de mon asservissement : je me connais mal, je désire mal. Loin de m’automutiler d’un vouloir qui m’aliène, je souhaite œuvrer à la réappropriation de moi. Sous mes obsessions, mes craintes, mon besoin de reconnaissance, ma soif de sécurité, sous mes complexes, mes manques, se trouve la béatitude, cette autonomie de l’âme, cet état d’esprit, cette transparence à soi.

Si mes appétits sont effectivement déterminés par des causes ignorées, je peux, néanmoins, diminuer par degrés cet aveuglement. Il est périlleux de poursuivre des buts imaginaires, de se fuir dans de vains projets. Et nos rêves, nos ambitions risquent de nous trahir. Il sied de dissoudre ce qui n’est pas moi et d’intérioriser le désir pour qu’il reste fidèle au meilleur de mon être. Pourquoi ai-je espéré plaire ? Pourquoi me suis-je élancé dans la quête d’une perfection illusoire ? D’où me vient cette passion pour la philosophie ? Nous n’entrons dans la liberté qu’en distinguant les aspirations qui élargissent notre existence des attentes qui nous asservissent.

Mais être libre, ce n’est pas simplement avoir le choix. Un désir vrai, un authentique amour peuvent s’imposer à nous. Ainsi, je ne saurais fournir les raisons qui m’inclinent à chérir mes enfants et ma femme. Cet amour relève de l’évidence et je ne puis le réduire à une explication extérieure à moi. D’où ma gêne. D’où ma liberté. Je n’ai pas choisi d’aimer mes proches. Pourtant, je crois que cet attachement me libère. En revanche, combien de passions, d’objectifs, de rôles, d’activités me sont dictés par une causalité externe ? Je désire alors par imitation. Je lis tel ouvrage pour en tirer prestige. Afin de purifier mes ambitions et de ne plus me mentir, je souhaite réenvisager le regard que l’on porte sur soi.

Contre la haine de soi

Souvent, je vous l’ai dit, je me compare aux autres et, ne tolérant aucune faille, me traite sévèrement. Avec l’œil du lynx, je repère la moindre imperfection. J’examine tout avec une écrasante rigueur et ne me fais aucun cadeau. Nul droit à l’erreur, à la rechute. Comment celui qui sans cesse se déconsidère pourrait-il goûter la satisfaction et vivre mieux le désir ? Pour déployer la force qui réduit la tyrannie des appétits, il convient de se réjouir de son être, de l’aimer : « Personne n’éprouve la joie de la béatitude parce qu’il réprime ses affects, mais au contraire le pouvoir de réprimer les désirs provient de la béatitude même. » Je veux donc adhérer à mes faiblesses sans les juger ni les nier.

Parfois, une espèce de peur m’enjoint, pour ne pas susciter la pitié, de jouer la comédie du bonheur. Je m’en suis un peu départi lorsque, un jour, une personne handicapée m’a annoncé qu’«être infirme, ça use ». Le lendemain, je me trouvais dans un palace où les organisateurs d’une conférence m’avaient logé. Incrédule, j’arpentais la salle de bains et m’observais dans le miroir au cadre plaqué or. Soudain a surgi une voix que j’avais réprimée jusqu’alors : « C’est dur d’être handicapé. » À cet instant précis, je crois avoir connu une joie inconditionnelle. Je pressentais que je pouvais rester joyeux avec la difficulté. Je goûtais une allégresse qui ne s’opposait plus à l’adversité, ce n’était pas du plaqué or, ni du verni, mais un réel abandon. Je ne jouais plus.

Je ne juge pas la logique de compensation qui opère en moi. J’essaie simplement de lui donner une moindre place. À la publication de mon premier livre, un sociologue avait affirmé qu’il fallait être drôlement complexé pour écrire cet ouvrage. Jadis, j’éprouvai beaucoup de mal à essuyer l’insulte. Assurément, on me réduisait. À présent, me croirez-vous, je répondrais : « Oui, sans doute, j’ai des complexes. » Et je m’applique avec plaisir à ne plus être complexé de mes complexes. Apparaît tout de même une première difficulté. Comment aller plus loin ? Comment envisager lucidement notre personne ?

Pour vous, cher Spinoza, le mépris de soi consiste à avoir de soi-même une moins bonne opinion qu’il n’est juste. Tant que nous nous déprécions, nous nous flinguons. À l’inverse, qui flirte avec la mégalomanie encourt de grands risques. Dans les deux cas, c’est la même impuissance triste qui nous aveugle. Pour ne pas accroître les mensonges que je cultive à mon égard, j’ai donc accepté d’être ébranlé. Lorsque nous commençons à perdre nos illusions, quand nous nous départons des images forgées par l’imagination, le retour sur terre s’avère effectivement douloureux…

Grâce à vous, j’ai d’abord évacué la honte, la culpabilité de me voir tiraillé par d’obscurs sentiments. Un amour bienveillant de soi ne saurait coexister avec une condamnation haineuse de ses faiblesses. Si je vous suis bien, l’envie, la haine et le désir sexuel sont naturels, il n’y a pas de honte à les ressentir. Me voilà à présent rassuré ! Vous me rappelez que l’homme qui aspire à la liberté reste un être de chair. En repérant le danger d’une ascèse qui incline au mépris de soi, à une malheureuse renonciation, je chasse l’abattement et goûte au plaisir qui épanouit. « Il appartient à l’homme sage d’user des choses, d’y prendre plaisir autant qu’il est possible (non certes jusqu’à la nausée, ce qui n’est plus prendre plaisir). Il appartient à l’homme sage, dis-je, d’utiliser pour la réparation de ses forces et pour sa récréation, des aliments et des boissons agréables en quantité mesurée, mais aussi les parfums, l’agrément des plantes vives, la parure, la musique, le sport, le théâtre et tous les biens de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour l’autre. »

Rechutes libres…

Pour progresser, il convient de croire en sa valeur et à la possibilité du progrès. J’ai trop souvent jugé celui qui baisse les bras et se résigne à la douleur. Son attitude ne comporte rien d’immoral, ni de honteux. Et nous ne saurions blâmer un homme pour ce qui ne dépend pas de lui. S’il n’entrevoit pas la perspective d’aller mieux, comment trouverait-il l’audace de sortir de la souffrance et de s’orienter vers une plus grande perfection ? Sans accuser, je souhaite avec conviction me délester petit à petit des tristes passions. Vous, le déterministe, vous me donnez le courage de m’ouvrir à semblable libération. Finement, vous me faites éviter deux extrêmes : tout vouloir changer et accepter béatement les maux qui me rongent. Peu à peu, je prends confiance en mon progrès et c’est lui qui m’apporte la force de quitter par étapes mes esclavages.

Souvent, je m’accable d’avoir failli, de n’être point parvenu à mes fins. Et le regret, que vous assimilez à une tristesse, les remords et la déception viennent mutiler ma confiance. À l’inverse, je pressens que chaque rechute pourrait fournir une lumineuse occasion de m’ouvrir davantage. C’est pourquoi j’ai à cœur de puiser dans les progrès qui s’annoncent une fermeté pour congédier la résignation et refuser de me laisser aigrir par l’échec. C’est la joie qui prime si nous savons nous apprécier autant qu’il est juste. Oui, j’accuse des faiblesses, je me suis égaré, mais prévalent en moi les ressources que j’apprends à découvrir, le désir de m’avancer vers la véritable allégresse.

Repérer et assumer avec bienveillance les paradoxes qui résident en soi ne suffit pas. Chaque jour, il sied de se reconsidérer, de replonger en soi, de s’y retirer quelque peu. Rien n’est figé, fixe. La réalité que j’observe évolue, je crois la connaître, mais voici qu’elle se dérobe et je m’apparais diversement. Je voudrais m’accrocher à quelques repères, m’installer dans de bonnes dispositions acquises pour toujours. Eh bien, je composerai avec ma constante transformation. Si rien ne saurait être définitif, mes égarements, mes tourments, mes erreurs passeront aussi. Et s’ils doivent demeurer, je les accepterai.

Avec vous, je préfère plutôt parler d’erreur que de faute. Celle-ci renvoie à la culpabilité, celle-là convie au progrès. Mais comment s’envisager véritablement ? Et peut-on cesser de se leurrer ? Assurément, se libérer de l’illusion, c’est prendre le risque de s’orienter vers la vérité. Néanmoins, je m’interroge si nous pouvons l’atteindre jamais. Essayerai-je déjà d’y voir plus clair ? Je suis vrai lorsque j’énonce une proposition qui correspond à un fait. Je songe au fameux exemple de Tarski : l’expression « la neige est blanche » est véridique si et seulement si la neige est effectivement blanche. Il ne s’agit de rien de moins que de la vieille conception de l’adéquation entre nos affirmations et le monde. Bien que vous ne partagiez pas cette théorie, la neige de Tarski m’aide à vous suivre. Je comprends que me connaître, c’est sans cesse m’ajuster, chercher à épouser la réalité qui me constitue. Je me lève le matin et tâche de ne plus me mentir. Toutefois, en tentant d’être vrai, je m’égare sans doute. De même que rien n’est plus triste qu’un individu qui essaie d’être drôle, rien n’est plus faux qu’une vérité fabriquée.

Sans effort

« Désormais, je n’aurai plus d’ambition », « Je veux devenir humble », « Sois authentique ! »… Pourquoi toujours associer la libération de soi, la spiritualité à des impératifs ? D’autant que ceux-ci sont souvent imposés par l’extérieur. J’aspire à la sagesse pour réussir, récolter quelques louanges. Je m’adonne à la philosophie pour moins souffrir, me protéger et devenir stoïque. Établir un sain rapport à soi par amour, non par contrainte, voilà ma nouvelle aspiration. À mes yeux, la véritable connaissance de soi se rapproche d’une forme de simplicité, d’une naïveté peut-être. Il s’agit avant tout de garder intactes une innocence, une transparence, de prendre conscience de ses forces et, sans se comparer, composer avec elles. L’esprit de simplicité chemine sans bagage et se déleste naturellement. La parade, les rôles, les masques le quittent sans effort. Il n’y a plus rien à prouver.

La simplicité peut aussi régner dans mes relations avec l’autre. Trop souvent, me croyant obligé d’être utile à mes semblables, j’agis par devoir. Il y a peu, je recevais dans ma boîte aux lettres le courrier d’une lectrice qui me demandait ce que je faisais pour aider les personnes handicapées. Ces quelques lignes m’ont accablé. Puis s’est levée en moi une paix : « Pourquoi aurais-je une dette ? » Je comprends que si je souhaite apporter mon soutien, ce n’est pas par devoir, ni par pitié, mais par amour.

Pas de pitié

La tentation est grande de multiplier les prouesses pour afficher une générosité d’apparat. Le véritable amour, je le devine, ne réclame rien. Il savoure la joie dans l’acte même

de donner. Si je désire offrir mon soutien aux personnes qui souffrent, ce n’est certes pas pour renvoyer l’ascenseur, mais bel et bien parce que je m’accomplis dans ce geste. Souvent, rendre service, c’est posséder, exercer un pouvoir, obtenir une créance du style : « Après tout ce que j’ai fait pour toi ! » Aimer librement, c’est se réjouir : « L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. »

Dans mon désir de laisser s’épanouir l’amour que je me porte et celui qui m’unit aux hommes et aux femmes, je souhaiterais que la compassion occupe une place essentielle. Enfant, j’éprouvais un malaise face à l’apitoiement. Je décelais en lui le faux, le grossier. Il me semble aujourd’hui que ce qui prévaut dans la pitié, c’est la tristesse. « Tu me fais pitié » s’apparente, en effet, à l’insulte. La compassion, comme je la comprends, place, au contraire, l’estime, l’amour de l’autre en premier. Je me réjouis de sa présence, je suis heureux qu’il existe. Le voir traverser une épreuve m’attriste profondément, certes. Cependant, ce sentiment demeure marginal.

Hier, tandis que, devant les nouvelles, je savourais un yoghourt, bien malgré moi la misère des pauvres du Darfour m’a plongé dans un grand abattement. Puis je me suis interrogé : « Est-ce que tu l’aimes vraiment, l’enfant qui te fait de la peine ? » Cher Spinoza, j’éprouve du chagrin de le voir mourir de faim. Pourtant, je ne peux pas dire que je l’aime sincèrement. Je souhaite élargir mon désir, le libérer de la pitié pour m’ouvrir à une véritable compassion, celle qui regarde en face, d’égal à égal. Au contraire, l’homme qui n’est mû que par la pitié abaisse son regard. Comme l’observe un proverbe africain, la main qui donne est toujours plus haute que celle qui reçoit. Et l’humiliation n’est pas loin. « Qu’est-ce que je peux faire ici et maintenant pour mieux aimer l’homme, sans distinction, qu’il soit africain, lointain ou proche ? »: voilà une question concrète et simple. Alors que mon voisin de palier a peut-être besoin de mon soutien, tandis qu’efficacement je pourrais l’aider, vainement je me complais dans un sentiment d’impuissance.

Guerre civile

En évacuant les regrets, les remords et une singulière culpabilité, j’apprends, peu à peu, à ne pas ajouter de la tristesse à la tristesse et je me garde de redoubler les sentiments : j’essaie donc de ne plus me chagriner de mes chagrins. Je ne laisse pas ma colère me courroucer et tente d’accueillir sans peur mon angoisse. Car, à force de refuser mes tiraillements, j’ai suscité en moi d’impétueuses guerres civiles.

Pour me pacifier, je me livre à la confession. Si Épicure recommandait à ses disciples de s’ouvrir en public, je préfère la solitude pour laisser s’éclaircir en moi les paradoxes, les conflits et les contradictions. Je me mets à nu devant mon regard pour prendre acte de mes erreurs sans les nier. L’exercice pourrait être doux et apaisant si un sentiment de culpabilité n’entravait pas ma bienveillance. Sans m’attarder sur les faux pas, je parviens à considérer avec profit les indélicatesses, les maladresses, les errances. Bref, pour que mon esprit si prompt à mystifier ne cesse d’exagérer la réalité, je contemple lucidement ce que je suis.

Diogène contre le remords

Pour ne pas sombrer dans la culpabilité, je médite aussi l’exemple de Diogène le Cynique. Diogène Laërce rapporte que les mauvaises langues prétendaient que Diogène, comme son père, avait été faussaire. Un jour, on lui en fit grief, et la réponse du coupable fut géniale : « C’est tout à fait exact. Il est vrai aussi que, quand j’étais beaucoup plus jeune, je pissais au lit et ça ne m’arrive plus. » Aucun remords ne ronge le philosophe. Il assume son passé, ses égarements, sans s’y réduire. Ne se laissant pas démonter par la critique, il ne cherche même pas à se justifier. J’aime sa liberté, car il ne se fuit pas et, au nom d’une cohérence à soi, affirme pleinement sa responsabilité.

Puisque je mentionne l’exemple de Diogène, j’ai à cœur d’évoquer ses condisciples qui, comme vous, m’aident à vivre plus librement le plaisir. L’expérience de la sexualité peut constituer un endroit privilégié pour la honte et les scrupules. Avec eux, j’envisage moins durement la sensualité, tour à tour tyrannique et apaisante. Certes, les cyniques donnent toujours le ton très haut, non pour que nous les imitions, mais pour susciter l’interrogation : Diogène se masturbait au grand jour pour démontrer que ni la sexualité ni les plaisirs légitimes ne sont à blâmer. Dans le même registre, Hipparchia de Maronée jette aussi les masques en forniquant en public avec son philosophe de mari, Cratès de Thèbes. Par leur pratique, les amants convient à nous réconcilier avec nous-mêmes, car le malheur veut que l’homme condamne aisément les sollicitations du corps qu’il ne sait apaiser.

Bourreau de soi

Cher Maître, si vous me réconciliez avec le désir en l’élargissant, si vous réhabilitez le corps, votre appel va plus loin. Je pense à vous lorsque je vois fleurir maints cours, maints séminaires sur l’estime de soi, sur l’affirmation de la personnalité. Si un individu résigné ne peut progresser, une personne qui se complaît en elle et n’obéit qu’à ses caprices devient aussi son propre bourreau. Grâce à vous, je distingue ce nouveau danger : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. »

L’amour vrai de son être dissout un moi de surface composé de pulsions, d’automatismes, de caprices… Et un ardent désir de liberté peut nous diriger vers un soi plus profond. Comme je vous l’ai rapporté, souvent je me suis fixé des objectifs qui m’ont éloigné de l’utile propre, du bien véritable. Pour vous, le bien, c’est ce que nous savons avec certitude nous être utile, ce qui, en accomplissant notre perfection, notre puissance d’exister, accroît notre joie. Sur ce point, je vous ai mieux compris lorsque j’hésitais à contracter une grippe providentielle pour éviter le dentiste. Naïvement, je me suis estimé libre en ajournant ma rencontre avec la seringue, la fraise et l’aspirateur à salive. J’ai annulé le rendez-vous. Mais ma décision constitue un auto-goal : en pensant échapper à un mal, je me fais vraiment du tort. Je veux me départir d’une impulsion qui ne recherche que la satisfaction immédiate aux dépens de notre intérêt fondamental, notre désir de la félicité.

Si personne ne souhaite être malheureux, parfois nous oublions ou trahissons notre désir de félicité. Connaître cette réalité, je le comprends, n’a pas grand effet sur les affects. J’ai beau savoir que l’extraction d’une dent représente un bien pour moi, cela ne me précipite pas chez le dentiste. Si je vous suis, nous devenons libres, non pas en réprimant nos envies contradictoires, mais en consolidant notre aspiration à la joie véritable. C’est peut-être elle qui me conduira chez le dentiste.

En définitive, est libre celui qui, guidé par la raison, place en lui les motifs de ses actions. Souvent, j’agis pour compenser un complexe, ou ressembler à l’autre… Un appétit se lève-t-il en moi ? Je me hâte de le satisfaire, sans m’interroger s’il m’appartient ou si je suis son esclave. Sans complaisance, je bâtis pour l’heure une fragile autonomie qui exige le meilleur de soi. Et je vous sais gré, sur ce chemin, de me délivrer de la haine de soi et de l’illusion volontariste. Vous assurez qu’une volonté absolue et toute puissante n’existe pas. Je comprends que c’est en déployant mes désirs profonds et non en les réprimant que j’atteindrai la béatitude. Mais gardons-nous de toujours attendre, espérer autre chose, car, en adhérant à notre être, en accomplissant notre aspiration véritable, nous pouvons d’abord abandonner les obstacles qui s’opposent au joyeux exercice de notre amour.

Du fond du cœur, merci.



Toujours vôtre,

A. J.