À Arthur Schopenhauer

Quatre, trente-deux, septante-deux, cinquante-six, dix-sept, nonante-quatre, vingt-trois, quarante-deux. J’entends au bas de l’immeuble une voix grave crier des nombres. On joue au loto. Hier, sur la terrasse, quatre enfants s’amusaient au rami. Je sais que vous avez le jeu de cartes en horreur. Souvent, je pense à votre critique du divertissement. Partout, vous voyez l’homme qui s’occupe à meubler le temps et fuir l’ennui. Il en est même un qui écrirait une lettre à Schopenhauer pour ne pas demeurer les bras croisés et l’âme inoccupée…

Oui, je m’ennuie et votre peinture des dimanches anglais réveille des souvenirs fort peu exaltants. J’imagine très bien le calvaire de ces victimes qui, à cause de la bigoterie ambiante, devaient renoncer à se divertir le jour du Seigneur. Pour achever leur supplice, le puritanisme ne se contentait pas de regarder d’un mauvais œil le théâtre, le ballet, mais interdisait purement et simplement tout passe-temps. Il ne leur restait plus qu’à attendre que l’horloge égrène ses navrantes minutes.

Bien que j’aie partagé avec vous l’horreur du dimanche, je commence à apprécier les joies simples du repos dominical. Ce jour était triste car il portait tout entier l’attente d’un maudit bus qui m’emportait inexorablement à l’internat. Dans cet autocar, j’ai deviné que la vie relevait du combat et qu’il fallait la consacrer à y réfléchir. Alors, je concevais l’existence comme un problème, mais, depuis, le problème se dissout. La vie n’en est peut-être pas un.

Hors concours

Sans vous connaître, ou fort peu, je veux, librement, m’ouvrir à vous. Comme vous, me semble-t-il, je suis d’avis qu’il n’y a peut-être pas de hiérarchie dans le mal-être. Une inquiétude, quelle qu’en soit la cause, minime ou énorme, peut ronger et dévaster une personnalité. À votre suite, je me méfie également des plates généralités que nous brandissons pour relativiser les soucis sans les entendre vraiment. Non, évoquer les malheurs d’un peuple ou les calamités traversées par l’humanité n’allège pas nécessairement notre amertume. Je sais que vous ne me jugerez pas.

Pour écrire ces lignes, j’ai tout de même dû refermer promptement votre Essai sur les femmes pour ne retenir de vous qu’une incitation à mieux comprendre les êtres humains. Il est surprenant que votre clairvoyance ne vous prémunisse pas des préjugés. Ainsi votre approche du beau sexe est-elle pour le moins déroutante : « Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s’attachent au présent, prenant l’apparence pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses les plus importantes. » De même le supplément du livre quatrième du Monde comme volonté et comme représentation, où vous exposez votre métaphysique de l’amour, m’a laissé songeur : « L’homme peut, sans peine, engendrer en une année plus de cent enfants, s’il a à sa disposition un nombre égal de femmes, tandis qu’une femme, même avec un pareil nombre d’hommes, ne pourrait toujours mettre au monde qu’un enfant dans l’année (je laisse de côté les naissances jumelles). Aussi l’homme cherche-t-il toujours d’autres femmes ; la femme, au contraire, s’attache fermement à un seul homme, car la nature la pousse, d’instinct et sans réflexion, à conserver celui qui doit nourrir et protéger l’enfant à naître. Ainsi donc la fidélité conjugale, tout artificielle chez l’homme, est naturelle chez la femme, et par suite l’adultère de la femme, au point de vue objectif, à cause des suites qu’il peut avoir, comme aussi au point de vue subjectif, en tant que contraire à la nature, est bien plus impardonnable que celui de l’homme. » Déception, détresse, frustration vous ont-elles dicté ces lignes ? Ne nous arrêtons pas aux symptômes !

C’est peut-être aussi la complexité de votre personnage qui m’a fait espérer de vous l’indulgence : vous, le chantre de la compassion, avez légué une grande part de votre héritage à un caniche… Sacré bonhomme, vous en venez même aux mains avec votre voisine. Et lorsque celle-ci vous accuse de l’avoir traitée de connasse, vous nuancez et avouez n’avoir lâché qu’une seule fois « vieille salope ». La différence est de taille, j’en conviens. Ces anecdotes me touchent. Elles témoignent avant tout de la difficulté pour chacun d’incarner dans sa vie ses intuitions, ses idéaux.

Vous m’êtes également proche lorsque, sans craindre la contradiction, vous dissertez sur la dissolution de l’individualité, tout en conservant une insolite sensibilité au regard des autres. Par exemple, vous avez apporté un grand soin à rédiger au recto d’un portrait de vous peu fidèle que, contrairement aux apparences, vous n’étiez pas roux. Précaution utile, certes. Mais de là à notifier la remarque en latin, en allemand, en français et en italien… Le souci de la postérité peut aussi hanter un chantre de l’abnégation. Me voilà rassuré !

Passer pour fou pour devenir sage

Le regard d’autrui constitue un chantier de ma vie. À tort, j’ai cru m’être débarrassé du problème quand je me suis mis, avec enthousiasme et zèle, à l’école de Diogène de Sinope. Le Cynique conseillait à qui désirait entrer en philosophie de traîner un hareng derrière lui. En passant pour fou, il devenait sage. En supportant la raillerie, il cessait de se laisser déterminer par l’opinion de ses semblables. Pour tout confesser, je n’ai même pas besoin de tirer un poisson pour paraître imbécile !

Est-il indispensable de vous dire que je ne reste pas sourd aux compliments ? De douces paroles me réconfortent, me rassurent et atténuent provisoirement les doutes qui m’assaillent. Oui, j’ai besoin de l’autre et il m’importe d’être considéré. Voulez-vous un exemple ? Mais pourquoi faire mention en ces lignes de cette blessure ? Sachez qu’il me faut craindre de jouer le rôle de l’infirme philosophe. Qu’un titre d’article recensant mes livres martèle le mot handicapé, et voilà que je m’assombris. Aurais-je peur que l’épithète ne me suive à jamais ? Un homme libre s’en moquerait. Pas moi ! Comment pourrais-je viscéralement accepter que l’on ne retienne de mes écrits qu’un témoignage, quand l’infirmité n’a été qu’une porte d’entrée, l’occasion d’une réflexion ? J’ai aussi rencontré des esprits qui, avec une cruelle bienveillance, me surnomment « le philosophe du handicap ». Imaginent-ils cependant la douleur qu’ils ravivent ? Une chose est de nier ma singularité, une autre est de m’y enfermer, de ne considérer qu’elle.

Pourquoi le cacher ? Je tente éperdument de tourner la page, mets tout en œuvre pour que le pitoyable adjectif soit oublié. Bien sûr, la philosophie peut servir ce projet. Sa confrérie apporte, à assez bas prix, un vernis pour qui veut couvrir sa misère. Comment résister à convoquer, au gré d’une conversation, Kant et son esthétique transcendantale ? À ressusciter les Damascius, les Onésicrite, les Peregrinus Proteus, ou les Ariston ? Ramener de leur XIIsiècle Joachim de Flore et Robert Grosseteste n’est pas non plus sans charme. On fera appel aux propriétés primaires et secondaires, et, sans s’y attarder, citera Bertrand Russell et la calvitie de son actuel roi de France. Un exemplaire de la Phénoménologie de l’esprit sera négligemment jeté sur la table de chevet, bien en vue.

La ruse ne connaît pas de limites et trouve mille occasions où s’engouffrer. Mais j’oubliais le fer à cheval de Niels Bohr. Pour l’anecdote, le physicien danois avait suspendu au-dessus de sa porte un fer à cheval, et quand les curieux lui demandaient s’il croyait aux vertus propitiatoires d’un morceau de ferraille, il rétorquait : « Non, mais on dit qu’il porte bonheur même si on n’y croit pas. » Enfin, le paradoxe de l’omniscience de Dieu est, lui aussi, du plus bel effet. Il stipule que Dieu, fidèle à lui-même, et en vertu de son essence, dispose d’un pouvoir illimité. Rien ne lui est impossible. Après avoir jeté de telles prémisses, s’interrogera-t-on si l’Être suprême dans son plein pouvoir est en mesure de créer une pierre qu’il ne peut soulever ? Cessons là. Je commence à y reprendre goût. Au risque de me perdre sous une fausse érudition, j’ai essayé d’échapper aux étiquettes. Je veux oser la sobriété car Dieu sait comme nous pouvons nous trahir lorsque, pour briser une caricature, nous en devenons une.

Je suis aussi à vos côtés quand vous écrivez : « Je porte constamment en moi une inquiétude intime qui me fait voir et chercher partout des dangers où il n’y en a pas. » Oui, je crois deviner l’agitation qui vous mine. C’est elle qui vous somme, pour éviter de périr brûlé, d’élire domicile au rez-de-chaussée, ou encore de dormir avec une arme à feu à proximité. De même, elle vous enjoint, pour échapper à une possible contagion, de ne pas oublier de prendre votre verre lorsque vous dînez en ville. Et avec force, devant le choléra qui a déjà emporté Hegel, votre rival, elle exige la fuite. Alors, toutes affaires cessantes, vous pliez bagage.

Le gouffre qui sépare nos intuitions et nos actes est presque banal. Comme je ne crois pas que la cohérence soit du seul ressort de la volonté et de la raison, votre difficulté à appliquer votre philosophie ne m’étonne pas. J’avoue que, pour peu que je m’abîme dans mes contradictions et examine l’immense champ de bataille qui y règne, je ne peux que suspendre, pour un temps, l’indéracinable propension à juger l’autre. Lorsque vos propos sombrent dans une sorte de misanthropie, je préfère laisser de côté ces symptômes qui attestent assurément un cruel désabusement.

Mais pourquoi m’attarder ici sur des détails biographiques qui trop souvent servent à jeter le discrédit sur votre pensée ? Si votre vie m’interpelle effectivement, c’est avant tout dans votre œuvre que je trouve le moyen d’éclairer mes paradoxes. Et bien que j’éprouve quelques réticences à adhérer à votre philosophie, elle a eu le mérite de révéler l’extraordinaire contradiction de mon existence.

Vouloir être esclave

« Quand on veut, on peut ! », « Vouloir, c’est pouvoir ! »… Sans cesse, j’ai entendu cette injonction. Et, vous le devinez, jour après jour, j’ai dû consolider ma volonté. Il en fallait beaucoup pour puiser de la force et maintenir le cap. Mais voilà qu’aujourd’hui elle commence à me tyranniser. Je n’ai plus besoin de lutter. Or, ma volonté endurcie et tenace réclame toujours sa pâture. Je crois bien être devenu son esclave. Et comme elle ne trouve plus de but précis vers lequel se diriger, elle tourne à vide. Je ne parviens pas à cesser de vouloir, et toute halte, toute oisiveté sont interdites.

En parcourant votre œuvre, je me suis particulièrement attardé sur votre diagnostic. Donc, vous déclarez que le vouloir constitue l’étoffe du monde. Sans bornes, c’est lui qui partout opère : « Chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur [j’ai toujours cru avoir un retard à rattraper et, sans le savoir, j’ai vécu sur le mode de la compétition ; lorsque je vous ai lu, je me suis soudain vu sur la ligne de départ d’un stade olympique, ou plutôt en retrait, légèrement derrière les autres concurrents ; je partais avec un handicap] ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. [M’observer dans cette course imaginaire fut une révélation. J’ai compris mon insatisfaction et cette impossibilité à goûter le repos. Et j’ai entendu une autre voix crier aux concurrents : « Hé, messieurs, cessez de briguer la première place ! Pourquoi s’agiter ? Ne vous méprenez point ! Ici, pas de ligne d’arrivée, pas de gagnant, ni de perdant. Asseyez-vous donc avec les spectateurs. Et vous ! Oui, vous ! Venez. Remettez-vous ! Vous êtes essoufflés ! »] De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes, ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »

L’habitude du combat m’a rendu fébrile et prompt à l’action. Il m’est difficile, n’en déplaise à Sénèque, de me persuader que la vie n’est pas trop courte. J’admire celui qui sait vivre sans envisager l’existence comme une succession de récompenses à soustraire au quotidien. Pour ma part, me sentant toujours en sursis, fragile, je veux tirer profit de tout. M’apprendriez-vous le détachement ?

Ambitieux pantins

Là encore, je veux tout, tout de suite… Ou ça veut tout, tout de suite, en moi, car, si je saisis votre raisonnement, c’est toujours le vouloir qui tient le premier rôle. Pour vous, il constituerait « la clé de l’énigme du monde » et la substance de l’homme. À vous croire, nous nous méprenons lorsque nous imaginons être l’auteur de nos désirs. Et si, comme vous l’affirmez, le libre arbitre n’existe pas, nous ne choisissons pas de vouloir ce que nous voulons puisque notre volonté, intégralement déterminée, nous dirige comme des pantins.

Si je vous suis plus avant, prétendre que le monde est notre volonté et notre représentation suppose que jamais nous n’accédons au réel. Le monde se réduit en fait à ce que j’en perçois, à ce que m’en livrent les sens et l’intellect. Mais l’expérience intime de mes désirs, de mes envies, peut m’apprendre que l’essence de l’univers est à chercher dans le vouloir, pulsion absolue, infinie et vorace qui imprime partout une tension permanente et fait de nous des êtres de volonté.

Que puis-je concrètement en tirer ? Je comprends d’abord que je réduis le monde à ma volonté en jugeant tout à l’aune de mes désirs et de mes convictions, à telle enseigne que ce qui m’agrée est bon, bénéfique, heureux, favorable, et ce qui me contrarie mauvais, inutile, nuisible. Je conçois aussi que tout dépend du regard que nous portons sur la réalité. Vous dites à ce sujet que pour qui a dans la bouche un goût de fiel, même le vin le plus délicat perd tout son charme. Vous prenez encore l’exemple d’un beau paysage que vient gâcher le brouillard. Que de brumes interdisent de jouir du monde ! Elles se nomment préjugés, avidité, tristesses, craintes, mécontentement, dégoût de soi, égoïsme et lassitude.

Oui, la lassitude ou la déception peuvent succéder à la lutte. Et je me surprends à lâcher parfois un : « Tous ces efforts pour ça ! » Le vouloir exige perpétuellement du nouveau et rien ne le contrarie davantage que la routine. Il nous plairait que le temps apporte à chaque instant un fruit. Et bien qu’il nous le prodigue, dans notre empressement, nos yeux ne savent le découvrir. Nous n’avons pas la patience d’attendre qu’arrive la récolte tant notre avidité, en réclamant son dû séance tenante, ne souffre aucun délai. De même, je remarque qu’une modalité du vouloir déconsidère systématiquement ce qui se présente et, en dénigrant la réalité, nous entraîne sans relâche vers un ailleurs. Mais si le constat peut atterrer, il me réjouit, car je prends conscience de l’inévitable insatisfaction du vouloir-vivre et entends désormais sauver mes forces pour les diriger vers le possible, l’essentiel, ce qui reste disponible. Surtout, je ne veux plus les dilapider dans un combat perdu d’avance.

Vous m’ôtez une exigence redoutable et vaine : je n’assouvirai jamais le vouloir absolu qui me tiraille. Mais en abandonnant l’illusion de rassasier définitivement une faim qui brigue l’absolu, la stabilité, bref qui demande tout, j’accueille ce qui vient dans l’imparfait du présent.

Quand un souhait se lève, je m’applique à m’interroger sur sa véritable origine, car je crois, avec Spinoza, que le désir est l’essence de l’homme et qu’il s’agit de composer avec lui, de le délivrer. Je sais que, pour vous, l’individu s’apparente plutôt à une marionnette dont les ficelles seraient tirées par le vouloir-vivre qui veut en lui. Et, souvent, je me comporte bel et bien comme un automate. Dès que se fait sentir un appétit, je m’empresse de le satisfaire. Après coup, je m’aperçois qu’il m’a été dicté par l’extérieur, par le regard de l’autre, la peur, la comparaison… J’agis alors pour compenser un manque et non pour me réaliser dans une action pleinement choisie.

En examinant l’ardeur de la volonté, je me suis avisé qu’elle est attisée par l’importance démesurée que je concède à mes envies. Je crois naïvement que, si je les réalise, je me rapprocherai du bonheur. Dès lors, je me jette dans une aventure sans jamais éprouver une véritable satisfaction. Et la réalité me paraît fade en proportion du résultat escompté. Il me plaît pour ne pas en rester aux symptômes de repérer les jugements qui se cachent derrière mes désirs : si je considère qu’un château est indispensable à la félicité, je ne la trouverai pas. Si j’impose au bonheur des conditions qui ne dépendent pas de moi, je me destine à une âcre déconvenue.

Si j’ai à l’excès ligoté mon bonheur aux défis, aux progrès, j’aimerais maintenant établir le centre de gravité en moi et non dans des chimères. Le vouloir plus, la volonté de progresser, je le sens bien, habitent toujours le cœur de ma vie. Mais ces complices risquent de devenir tyranniques s’ils n’occupent pas leur juste place. En multipliant de dérisoires projets, nous étouffons la vie tout en justifiant notre mal-être : « Quand je serai comme les autres, je serai heureux. » Mais la disparition des manques, l’absence de souffrance ne tiennent même pas lieu de bonheur puisqu’ils ne sauraient être qu’une pure négation. Où donc trouver le bonheur ?

Bonheur vertical

Mais un de vos concepts a doucement modéré ma dispersion. Vous indiquez que l’horizon représente ce qu’un individu désire : la perspective du pauvre n’est pas celle d’une personne hors du besoin. Le malade tend vers la santé avec ténacité. Le chômeur recherche assidûment du travail… Hélas, notre infortune veut que, sans cesse, l’horizon se déplace. Une fois la chose convoitée acquise, il recule. Pire, il semble que, plus nous le poursuivons, plus il fuit. Et j’entends avec vous Lucrèce : « Et qu’est-ce donc, enfin, que ce si grand désir funeste d’être en vie qui nous force à trembler si fort quand nous doutons de l’issue des dangers ? La vie, pour les mortels, a une fin donnée qui devant eux se dresse, il nous est impossible d’éviter le trépas. Au reste, nous tournons en rond au même endroit sans jamais en sortir, et vivre ne nous forge aucun nouveau plaisir. Par contre, aussi longtemps que quelque chose manque à notre ardent désir, cette chose nous semble supérieure à tout ; et, lorsque nous l’avons, notre désir ardent se porte sur une autre, et une égale soif de vivre nous possède, et nous restons ainsi, toujours, bouche béante. »

Nous sommes entraînés dans la poursuite effrénée d’une impossible satisfaction, de cet inaccessible idéal que nous opposons à nos manques… À présent, je prends conscience du caractère fugitif de mes projets et, loin de sombrer dans le pessimisme, m’en réjouis, car j’entrevois la possibilité de m’en dégager. Naguère, presque automatiquement, chaque matin, je me suis levé, j’ai enfilé mon pantalon, fermé mes chaussures pour foncer dans la réalisation de mes rêves. Maintenant, il est temps de marquer une trêve pour m’interroger sur mes véritables désirs. Qu’est-ce qui est fondamentalement un bien pour moi ? C’est avec finesse que Spinoza évoque à ce propos l’utile propre : « J’entendrai par bien ce que nous savons avec certitude nous être utile. » Spinoza me suggère ici le moyen de libérer une volonté prisonnière de ses caprices, ses ambitions et ses esclavages pour la rediriger vers ce qui peut réellement épanouir notre être.

La conversion du vouloir

À mes yeux, il ne suffit pas, pour écarter le malheur, de ne pas demander à être très heureux, ni de ne plus vouloir. Non, je ne crois pas que nous accédons au bonheur, ou plus humblement à la joie, par renoncement. Et si nous l’atteignons jamais, c’est en nous dépouillant de ce qui entrave sa venue. Je crains que le désir d’abolir toute volonté ne soit, outre le paradoxe, que l’expression de son extrême durcissement. Je souhaite plutôt bâtir une voie du milieu en me gardant de prendre refuge dans l’ascétisme. Plus sobrement, j’entends convertir mon vouloir. Mais peut-être est-ce encore un défi que je me lance pour fuir l’ennui ? Peut-être.

Pour réduire sa tyrannie, je peux suspendre pour un temps la lutte, car, je l’ai dit, le combat fortifie le vouloir. Même si, pour ne plus souffrir, j’ai aussi été tenté de me priver du désir, je m’emploie maintenant à le purifier pour que, émanant de moi, il cesse d’être intégralement déterminé par les circonstances. Souvent, amusé, je m’observe : le téléphone sonne et voilà que je me précipite sans aucune délibération. Par quoi suis-je alors mû ? En règle générale, quand une tension me tiraille, je souhaite m’en débarrasser au plus vite. Et, docilement, j’applique le principe de Lord Henry dans le roman d’Oscar Wilde : « La seule façon de se débarrasser d’une tentation, c’est d’y succomber. » La volonté veut et, toutes affaires cessantes, je lui obéis au doigt et à l’œil. L’étendue de notre servitude n’a pas fini de me surprendre et je devine tout ce que la publicité peut retirer du Monde comme volonté et comme représentation.

Bons appétits !

Parfois, je cesse d’alimenter le vouloir, réussissant même à le regarder avec humour. Lorsqu’il me donne un ordre par trop aliénant, fermement je lui rétorque : « Tu voudrais me lancer dans ce nouveau périple, me voir traverser les océans, déplacer les montagnes, mais je suis bien là où je me trouve. Tu peux rugir, crier, exiger, hurler. Je ne serai pas ton esclave ! » Pour déconstruire mes appétits, je me penche également sur ce qui leur confère autant d’importance. Tour à tour, je démasque alors l’inquiétude, l’ambition, le besoin de plaire, la convoitise… bref, une foule d’attentes qui m’exilent de moi-même et me plongent dans l’insatisfaction. De proche en proche, en examinant ce qui m’agite, je parviens à replacer l’origine du désir à l’intérieur de mon être.

Je crois alors assister à la libération d’une sobre volonté qui ne s’épuise plus dans la recherche d’un repos complet, d’un désœuvrement absolu. Comme la cessation du désir, tout cela n’est qu’un fantasme du vouloir-vivre. Cette volonté, ainsi réenvisagée, cesse de fuir l’ennui et, paisiblement, me dispose à descendre en moi-même pour forer et creuser. Et si une lassitude advient, ce n’est pas un drame ni un problème. Sans résister, je m’accorde quelque instant avec elle.

Porté par cette volonté dépouillée, mû par une aspiration à la joie, je peux commencer à abandonner par degrés mon regard consommateur. Lorsque, durant de courtes trêves, je le suspends, je perçois que je suis une partie de la nature et n’exige plus d’elle qu’elle serve tous mes projets. Et même si vous déclarez que « la vie est une affaire dont les revenus ne couvrent pas les frais », je ne peux vous suivre,

car pourquoi voulez-vous que l’existence rapporte ? Nous la rétrécissons en la considérant sur le mode de la perte et du profit. Sommes-nous les meilleurs juges pour décider où il y a gain ? Et s’il y en a un, ne découle-t-il pas d’abord de la façon d’apprécier nos échecs ?

C’est vous qui m’avez rappelé que tout dépendait de notre qualité de conscience. Si c’est vrai, alors les yeux qui contemplent le monde peuvent découvrir la nouveauté que revendique le vouloir. Votre Journal de voyages témoigne, à cet égard, d’une fine sensibilité qui s’émerveille des beautés de la nature, d’un amour qui compatit à la douleur des condamnés à mort, à la misère des bagnards. Ainsi pouvons-nous considérer le quotidien avec un esprit neuf, chaque jour vierge.

Il me plaît ici de vous rapporter une drôle d’expérience. Si vous appréciez la marche à pied et les bains dans le Main, je ressens un vif plaisir à me balader sur mon vélo à trois roues au bord du lac Léman. Je m’y exerce à la contemplation. Jadis, le vouloir-vivre avait installé un compteur sur le guidon. Celui-ci me poussait à accomplir des prouesses, à entrer en compétition avec moi-même. Au bout du compte, je me suis épuisé à repousser de folles exigences. Pourquoi devais-je atteindre un nombre déterminé de kilomètres et ce le plus prestement possible ? Sans me réjouir, j’ai donc mesuré mes efforts journaliers, mais jamais le score ne me satisfaisait.

Or, depuis peu, j’observe la nature et, pour savourer sa beauté, j’ai arraché le compteur. Le croiriez-vous, j’essaie d’être le plus lent possible. Certes, il s’agit peut-être toujours d’une compétition et je ne sors sans doute pas du jeu de la volonté. Cependant, il est des activités qui harassent ; d’autres qui épanouissent et engendrent un bien-être, un sentiment de plénitude : désormais je m’arrête et prends mon temps. Je me retire d’une logique de consommation. L’ennui me côtoie un peu, puis il me laisse. Progressivement, le rôle de la finalité, le règne des fins n’occupent plus la première place.

Sur mon tricycle, et en maintes autres occasions, je goûte un peu de paix et abandonne l’espoir de changer toute ma vie. Je sais qu’une telle aspiration provient d’un vouloir total, affamé. Sans me comparer à autrui, je pars d’où je suis, reconvoquant avec une fragile liberté un instrument précieux de mon existence, la volonté. Grâce à elle, j’essaie sans m’y accrocher de découvrir dans chaque heure une joie, car, vous avez raison, la joie reste l’argent comptant du bonheur. Elle aide qui la savoure pleinement à assumer les inévitables insatisfactions. Mais l’homme peine à la ressentir à fond. Et vivant à moitié, il gâche son allégresse en songeant au malheur. J’apprends tout simplement à apprécier.

Et alors?

Le manque et l’ennui m’accompagneront peut-être jusqu’à mon dernier souffle. Et alors ? Bien sûr, de même qu’il rejette les mille et une imperfections du jour, le vouloir-vivre se cabre devant cette perspective. Toutefois, une volonté affranchie me propose de cohabiter avec la béance qui mourra sans doute avec moi. Au fond, ce n’est pas l’impossibilité d’un bonheur sans ombres qui nous rend malheureux, mais notre difficulté à accepter joyeusement qu’il en aille ainsi.

Cher Schopenhauer, je ne vous connais que trop peu. Ne prenez pas ombrage si, une nouvelle fois, votre philosophie a été outrée, tronquée. Avec un philosophe, nous encourons toujours le risque de passer diamétralement à côté de sa pensée. Avec vous, je l’ai pris. La lecture partielle de votre œuvre, en pointant si justement les raisons de mon mal, fut l’occasion d’une réflexion intime. Loin de moi l’idée de vous interpréter.

J’ai simplement à cœur de témoigner au « pessimiste de Francfort » ma gratitude. Jour après jour vous me permettez de me dégager d’un esclavage qui demeurait moins clair avant vous. Mais, surtout, vous m’incitez à reconsidérer les humbles bonheurs que je ne savais plus apprécier car « les grandes douleurs font taire les petits ennuis, et réciproquement, en l’absence de toute grande douleur, les plus faibles contrariétés nous tourmentent et nous chagrinent ». Si je ne partage pas votre amertume, je vous dois de nombreux outils.



Merci et bon repos.



A. J.