À Épicure

Salut à toi !



Ta simplicité congédie ma gêne et en toute confiance je me livre à toi. Je devine ton doux sourire. Il incarne à mes yeux ta philosophie, ce large chemin que tu ouvres vers la paix. Plus que tout tu me débarrasses de mes vains désirs. Prends ces lignes comme l’expression de la gratitude qui anime mon cœur.

Cher ami, tu es mon lumineux compagnon de route, toi qui as assumé plaisirs et souffrances, avec la même sobriété. Je n’étais pas là pour le voir, mais je crois tes disciples sur parole. Les outils que tu nous lègues l’attestent. Ils portent tant de fruits qu’ils témoignent d’une authentique pratique.

Un bien facile d’accès

Souvent, je me suis interrogé : « Qu’est-ce qu’il me faut pour être heureux ? » Tendrement, avec insistance, tu as converti mon regard : comment être heureux ici et maintenant ? Oserais-je ne plus renvoyer mes désirs vers un bonheur lointain et commencer à cultiver la félicité là où elle se donne ? Voilà la grande affaire : le bien est facile d’accès.

« Il a tout pour être heureux. » Bien que je la condamne, extérieurement, cette phrase absurde pourrait sans doute me convenir. C’est précisément là que le bât blesse. J’ai fourni mille efforts pour tenir debout et maintenir le cap. Une fois arrivé, je n’apprécie guère et oublie ce que j’ai enduré et accompli pour être là. Adolescent, j’ai cru qu’en me mariant je goûterais un bonheur sans fin. Le mariage a eu lieu et ont succédé des mois de liesse. Puis les premières querelles sont apparues, les factures à payer, la lunette des toilettes… Mon dévolu s’est ensuite porté sur un enfant. Lorsque Augustin, mon fils, s’égosille à quatre heures du matin, je repense à tout ce que j’aurais fait pour concrétiser cette sublime aspiration. Loin de se réduire à un additif dont nous n’avons cure avant d’avoir réglé les affaires courantes, la félicité se cultive ici et maintenant.

Je m’égare en m’acharnant à la circonscrire avec mes « si ». Un besoin d’absolu, une soif de perfection me troublent. À ce propos, combien de fois me suis-je levé au cœur de la nuit pour m’assurer que le bébé respirait ? Te lire me suggère une apaisante question : « Mes enfants viennent-ils combler un vide ou sont-ils un pur ravissement, un présent gratuit de la vie ? »

Non, je ne parviens pas à apprécier ces doux instants qui portent l’arrière-goût de l’éphémère et de la fragilité. Sans cesse, le tragique de notre condition se rappelle à moi et m’interdit l’insouciance. Tandis que je luttais, je concevais un sens à la vie qui suscitait une forme d’héroïsme et je me croyais capable de regarder les obstacles sans broncher. L’adversité, en me quittant, a emporté avec elle le fond de mon existence.

Je souhaite me dégager de la prison des habitudes, pour savourer l’absence absurde de lutte et m’ouvrir au plaisir stable et tranquille d’un homme qui fait halte dans un port. Je le confesse, j’éprouve une curieuse nostalgie de la tempête, des marées et des vents. Me manque la voix qui se faisait entendre dans la tourmente pour donner du cœur à l’ouvrage et battre le rythme de celui qui rame. Je rêve de bruits de vagues. Préférerais-je la tornade à cet océan plat ? Comme la paix et le repos me sont encore étrangers, avec simplicité je veux accueillir ces hôtes inattendus, ces visiteurs venus de si loin.

Si l’océan paraît calme et plat, c’est peut-être que je reste en surface. Toujours à l’affût, aux aguets, sans prendre le temps d’approfondir, j’attends, je me prépare au bonheur sans le vivre véritablement. Je t’ai mieux compris quand mon épouse et Victorine, ma fille nouvellement née, séjournaient à la maternité. Seul à la maison avant l’arrivée de « mes femmes », je me suis fait livrer des pizzas et, fidèle à tes préceptes, en ai fait autant de festins. À la fin de la semaine, emballages, vaisselle souillée, habits sales, courrier laissé sans réponse s’amoncelaient dans l’appartement. J’ai alors déblayé le champ de bataille qui m’entourait. Or, comme je ne fais rien à moitié, (encore un chantier de ma vie : je suis « ou tout ou rien » !), j’ai rangé avec le plus grand soin. Dans mon élan, j’ai décidé de mettre de l’ordre dans ma bibliothèque. Révélations : De la tranquillité de l’âme de Plutarque y trônait en six exemplaires. Jamais lus. L’intégrale de Jankélévitch, jamais consultée, Matière et Mémoire de Bergson, en triple exemplaire, amassait la poussière… Voici peut-être ma vision du bonheur : bien que je sois le premier à dénicher la dernière nouveauté, je ne lis guère les livres que je détiens.

Comme tu le devines, en concevant toujours le bonheur comme un ailleurs, je le diffère : ailleurs, après ne sont que des vues de l’esprit. Si bien que ces heures perdues à se projeter, à bâtir mille et une stratégies pour jouir un jour de la félicité, ont dissimulé les plaisirs de l’instant. Mais tu me délivres de cette dissipation. Et je peux ouvrir les bras au bien disponible. Voilà la grande affaire. Savourer l’ici et maintenant, glaner toutes les bontés, et elles foisonnent, que me dispense cette heure.

Retour sur terre

J’exerce avec plaisir la gratitude, cette allègre présence au monde. Pourtant, quelle lutte pour libérer l’esprit ! Avec avidité, il fuit ce qui est, pour s’acharner à rechercher ce qui devrait être. L’attrait pour l’idéal implique-t-il nécessairement une insatisfaction qui avilit le réel ? Mon aspiration à vivre mieux m’a assurément apporté de belles victoires. Je ne veux me départir de cette plaisante compagne, mais simplement lui donner une meilleure place. Je devine enfin qu’il est des remèdes qui soignent provisoirement. Mais une fois le malade guéri, il convient de les laisser de côté. Les sceptiques parlaient de médecines purgatives qui disparaissent avec le mal qu’elles détruisent. Il est bon de revenir à nous pour choisir quelles armes déposer et quels outils inventer.

Un dieu qui s’en fout… ou presque

Ta philosophie a mis bas bien d’autres préjugés et opinions vides. D’abord, le dieu n’est pas à craindre car, s’il se réjouissait de mes chagrins ou de mes regrets, ce serait un être influençable, corruptible, et donc imparfait. Comme à toi me déplaisent ces images d’un monarque versatile, si peu divin et diablement homme. Non, un dieu qui se respecte ne pourrait pas aimer les tristes remords, les privations qui accablent, les angoisses. Allégrement, tu chasses la crainte de la divinité qui engendre trop souvent une sombre affliction. Il n’est plus ce juge implacable qui se plaît à repérer la moindre de mes failles et condamner le plaisir que je prends à vivre. Quelle prétention d’affirmer qu’il se préoccupe de mes comportements dans ma cuisine ou dans ma chambre à coucher ! J’ose espérer que le Principe de l’univers n’a cure ni de ma gourmandise ni de ma sexualité.

Loin de m’éloigner de lui, tu m’en rapproches. Bref, si tu décèles dans les dieux un modèle d’autonomie à contempler pour créer une liberté intérieure, pourquoi ne pas aussi y entendre un appel à la joie véridique, au libre acquiescement à la vie ? Je m’égare. Je n’aime pas parler de ma foi. Puis-je néanmoins te soumettre un singulier paradoxe ? Plus je découvre Dieu en moi, plus je le dépouille de toute projection personnelle. Mais je cherche encore souvent dans le lointain ce qui est proche.

Si tu m’apprends que la mort n’est rien pour moi, je peine à apprécier l’existence qui passe. Lorsque, en vrai kamikaze, je savoure sur mon tricycle l’ivresse de la puissance, je songe parfois que, si l’on retrouve mon cadavre avec un filet de sang au coin de la lèvre et les yeux tournés vers l’intérieur, je ne verrai pas grandir mes enfants. La crainte d’un accident fatal gâte les instants heureux. Je déplore qu’avec la vie nous perdions les êtres chers et les plaisirs à venir. Et semblable perspective n’a pas fini de m’effrayer.

Cependant, en me montrant que la mort ne me concerne pas, tu portes ici une nouvelle estocade, car, si je suis là, elle n’est pas là, et quand elle sera là, je ne serai plus là. Je ne la rencontrerai jamais. Elle m’anéantira certes, mais fera disparaître avec moi peines, chagrins, souffrances, angoisse. Au fond, l’envisager comme la cessation de celui qui regrette m’apaise. Meurt, en même temps que nous, la possibilité même du manque, des déceptions, de la nostalgie. On me rétorquera que la joie, les voluptés, l’amitié périront aussi. Mais c’est encore ici tenir un langage de vivant puisque rien ne fait défaut au défunt. Rien. Comme Socrate, je veux, toutefois, garder l’espérance. Bref, la mort, au pire, c’est une longue, très longue sieste. Au mieux,… je ne sais pas. Curieux ! Ici, le doute devient presque salutaire, alors qu’une réponse définitive, figée, en brisant l’espoir, serait inadmissible. Mais je tremble à l’idée de ne plus connaître la privation, lumineux et terrible apanage des mortels.

Devant l’inévitable échéance, il arrive que le plaisir s’avilisse en exutoire, en divertissement. En le sollicitant pour fuir, nous nous perdons dans l’illusion passagère de soulager le manque. Souvent je me drape dans la sensualité et tente vainement de puiser, en condensé, les fruits de la vie. Un bref instant de jouissance chasse l’angoisse, l’ennui. J’oublie tout. J’accumule sans savourer et jouis sans aimer. En t’écoutant, je veux m’avancer vers la gratuité et rendre au bonheur un visage humain. La véritable discipline, loin d’une morne abstinence, réclame que nous cessions d’ériger nos désirs vers un lointain et inaccessible bien pour le cultiver précisément là où il se répand. Aussi, je souhaite accueillir le plaisir plutôt que de le rechercher, découvrir la douceur de vivre, la volupté d’être.

Vivre sans réserves

Mais, en différant les occasions de joie, les peines qui risquent de s’abattre ont encore trop de poids. Tu m’en dépouilles progressivement. De même, l’indigence du quotidien m’accable parfois. Je pressens alors que ce n’est pas lui qui est pauvre, mais mes mains, nos mains, qui ne s’ouvrent pas assez, car si je ne m’estime pas comblé, je ne le serai jamais. À quoi bon amasser, pourquoi réaliser cent défis si je ne sais pas me satisfaire ? C’est alors que j’entends ta paisible voix : « Celui qui connaît bien les limites de la vie sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la souffrance due au besoin, et ce qui amène la vie tout entière à sa perfection. » Je devine que mettre une borne à d’aliénantes attentes élargit mon horizon en me libérant de l’esclavage des appétits, du tourbillon effréné de l’envie. Le paradoxe est des plus singuliers : c’est en limitant les désirs pour les diriger vers le réel que nous jouissons le mieux.

Je me suis avisé, non sans quelques coriaces réticences, qu’il peut aussi être fructueux dans l’épreuve comme dans l’effort de fixer des limites. Les personnes qui souffrent, anonymes, d’alcoolisme me signalent le danger de se lancer dans de chimériques gageures. Elles préfèrent des défis de durée plus brève, car pour elles, par exemple, se résoudre à ne plus jamais boire est peut-être trop exigeant. En revanche, tenter l’abstinence déjà pendant une heure relève du possible. Libre à chacun de renouveler ensuite son engagement. M’appropriant leurs conseils, je me décharge maintenant des préoccupations de demain, et si j’y parviens, j’acquiers la force de poursuivre l’exercice. En cas d’échec, je trouverai en ma mémoire le souvenir de mes anciennes victoires pour persévérer.

Si je ne suis pas en mesure de supporter sur-le-champ la totalité du mal qui vient, je peux me borner au présent pour assumer, un instant après l’autre, la peine. Lorsque la mort de mon père s’est annoncée, je me suis exercé, pour ne pas sombrer dans la révolte ou le désespoir, à vivre la douleur sans me charger des chagrins que promettait l’avenir. Sans accepter le diagnostic clés en main, j’ai essayé d’accueillir avec légèreté le dépérissement du malade. Je crois bien avoir ainsi, minute après minute, puisé dans les ressources ténues du moment la simplicité de demeurer à ses côtés. Contre toute attente, nous avons partagé une joie insoupçonnée que le souci du lendemain aurait anéantie. Sur ce point, je me souviens de Sénèque qui, dans sa cinquième lettre à Lucilius, affirme que « nul n’est malheureux seulement à cause du présent ». Mais ce que j’ai réussi au comble de la souffrance, je ne parviens guère à le réaliser quand la Fortune m’est favorable. Nécessité fait loi. Peut-être.

Cher Épicure, j’entends ta voix : « Nous sommes nés une fois, mais deux fois cela n’est pas possible, et il faut pour l’éternité ne plus être ; toi, qui n’es pas de demain, tu diffères la joie : mais la vie périt par le délai, et chacun d’entre nous meurt à se priver de loisir. » Hier n’est plus et demain n’est pas encore. Je ne puis enfermer dans ces pages le bien que tu prodigues. Il me plaît de te saluer à la façon des alcooliques anonymes : bonnes vingt-quatre heures !



À bientôt. Savoir ma lettre entre tes mains me réjouit.



A. J.