À Desiderius Erasmus Roterodamus

Salut à vous !



Ouvrons les silènes pour embarquer sur l’océan houleux de la peur ! Mon cher ami, j’ai à cœur tout d’abord de vous témoigner mon infini respect. Votre Éloge de la folie m’a ému, fasciné, inspiré. J’y admire votre sagace ironie, l’étendue de votre érudition, votre style enfin. Cependant, cette lecture m’a laissé des plus songeurs. J’apprends au chapitre XXXV que les toqués, les timbrés, les innocents, les insensés ne connaissent pas la crainte de la mort. Et ne s’épouvantent pas davantage des maux à venir. Voilà qui n’est pas peu. Moi, qui n’ai eu de cesse de diriger mes regards vers les philosophes, vers les Cléobule de Lindos, Solon l’Athénien, Chilon le Lacédémonien, Pittacos de Mytilène, Thalès de Milet, Bias de Priène et Périandre, les Épictète, Marc Aurèle, Épicure, Diogène, Boèce, devrais-je m’accorder un petit tour chez les détraqués, les dingues, les cinglés, les maboules, les loufoques, les égarés, les chatouillés du cerveau, les sonnés, les déjantés ?

À l’intérieur du silène

Mais peut-on pareillement séparer les individus ? L’un des hauts mérites de votre Dame fut précisément de démontrer le contraire. Avec finesse, et non sans une mordante ironie, vous brisez les préjugés. Avant Nietzsche, vous philosophez à coups de marteau. Le Moyen Âge avait coutume de regarder la folie avec soupçon, sinon mépris. On percevait dans le fou un instrument du diable, le lieu où se déchaînent les passions, la débauche et le péché. Certes, il y avait aussi l’insipiens, l’innocent des Écritures qui n’a pas goûté au fruit de la connaissance et demeure à l’abri du vice. Cependant, l’œil inquisiteur rencontrait surtout sorcières et ensorceleurs s’abandonnant aux plaisirs mondains, pratiquant la magie ou accusant simplement quelque originalité.

J’ai naturellement songé à Dame Moria lorsque, dans un établissement psychiatrique, j’ai fait la connaissance d’un jeune homme. L’été battait son plein et, tandis que notre Peugeot arpentait les coteaux ensoleillés, deux compères écoutaient Bourvil qui chantait : « La tactique du gendarme, c’est d’être perspicace sous un p’tit air bonasse », paroles qui, paraît-il, s’appliquent assez bien à l’artisan de ces lignes. Un père nous avait conviés à voir son fils qui, au terme d’un tortueux parcours, avait été interné. Avec mon ami, je suis entré dans le bâtiment, les oreilles encore emplies de la douce voix de Bourvil. En reprenant conscience des douloureux processus qui peuvent mettre des individus à l’écart, j’ai cru pénétrer dans un autre univers. La méfiance peut reclure le fou ici, la personne handicapée là-bas, les vieux ailleurs. Ailleurs, loin du monde.

Puis nous est apparu un adolescent. Discret et sur ses gardes, il nous a placidement examinés. Plus tard, nous avons quitté l’hôpital pour nous asseoir sur un banc, et une

superbe vue s’est offerte aux trois hommes. Devant un lac calme, les discussions ont roulé tandis que David se livrait. Alors, quand a passé une demoiselle, l’ami qui m’accompagnait s’est fendu d’une plaisanterie, qui a jeté trois garçons dans la contemplation des charmes de la nature : « Celle-là, elle a toutes les cartes pour me plaire ! » David s’est esclaffé. Mais, soudain, il s’est hâté de vérifier autour de lui si personne n’avait relevé son rire. Lorsqu’on est prétendu fou, tout peut être interprété comme un symptôme supplémentaire qui avalisera la différence et confirmera définitivement un diagnostic.

Mais revenons à Dame Moria. Elle m’exhorte à ouvrir les silènes. Cette sorte de boîtes d’allure grossière, sur lesquelles étaient dessinées des figures drôles et facétieuses, abritaient mille trésors et préciosités. On y enfermait des remèdes, des raretés. De même, Socrate cachait sous des dehors rustres et un brin lourdauds une fine sagesse. Il me plaît pour l’heure de partir à l’école de Dame Folie et briser avec elle les apparences pour me rendre au cœur de la réalité : derrière la bizarrerie ou l’extravagance se rencontrent, à l’occasion, une rare sagacité, une légèreté qui prend l’existence comme elle advient. À l’inverse, une sérénité de façade, si nous creusons, peut laisser apparaître l’effroi, les blessures, les tourments. Le croiriez-vous, l’homme qui vous écrit passe parfois pour un esprit calme et tranquille. Pourtant l’angoisse le ronge.

La peur reste sa familière et, de proche en proche, il doit apprendre à apprivoiser cette compagne qui lui arrache bien des joies. Même si les philosophes l’aident, le combat s’annonce plus épineux qu’il ne lui semblait. Maintes fois, au cœur de la nuit, je me suis entretenu avec Dame Frayeur,

tentant de comprendre ses astuces pour limiter son pouvoir néfaste.

J’ai à cœur de vous livrer ici le fruit de ces rencontres. Recevez donc, en gage de ma gratitude, ces quelques notes prises à la hâte alors que j’écoutais le propos de celle qui est encore trop souvent ma maîtresse. Si, en écrivant votre Éloge, vous avez avant tout cherché à vous divertir et à y exercer votre style qui éclate de toutes parts, les lignes qui suivent ont l’unique ambition d’apporter un peu de paix à celui qui essaie de dessiner à grands traits l’adversaire qu’il combat jour après jour.



Cher Érasme, je vous souhaite mille plaisirs.



A. J.

**

Dame Frayeur me tint à peu près ce propos :



La race humaine est perpétuellement soumise à mon empire. Partout, Damoclès essaie de festoyer sous une épée. Connais-tu ce roi si pourvu par la Fortune que tout le monde l’enviait ? Un jour, ne tolérant plus l’extrême jalousie de ses sujets, il propose à l’un d’eux de prendre, pour un temps, sa place. Imagine un homme goûter les joies de la royauté, savourer les prérogatives du monarque, recevoir compliments et flatteries. Bref, il lui suffit d’ouvrir les bras pour récolter ce que l’univers a de meilleur. Le soir venu, le nouveau roi banquette. Sur la table se déploient les mets les plus délicats, les vins les plus rares, et des femmes à demi nues dansent pour son plus grand plaisir. Sa félicité est complète. Rien ne lui manque. Bientôt, tandis qu’il déguste un raisin bien mûr, il s’avise de contempler la scène. Il s’aperçoit alors que sur sa tête est suspendue à un fil ténu une épée qui menace son bonheur. À chaque instant ses délices peuvent disparaître.

Tous des Damoclès ?

Je vois la foule des hommes, comme Damoclès, adopter mille postures pour s’accommoder du danger qui les guette. C’est lui qui conduit le philosophe à se poser la question radicale : comment mener son existence sous l’épée ? La fragilité et la précarité de la condition des mortels les jettent dans mes bras : un père craint la mort de son enfant, un autre appréhende de perdre son travail. Cette femme se tâte chaque matin pour déceler les traces d’un mal, tandis que l’idée de rater sa vie ronge ce jeune homme. Je revêts d’innombrables formes : la frousse, la trouille, le petit trac qui précède une épreuve, la pétoche, l’effroi, la terreur, l’inquiétude, la crainte, la phobie, la hantise ou, pour me montrer plus moderne : le trouble obsessionnel compulsif, les attaques de panique, l’anxiété généralisée, l’épouvante. Cessons là ! Il ne se trouve que peu de gens qui n’éprouvent la phobophobie, la peur d’avoir peur. Aussi tentez-vous en vain de me fuir. Et plus vous essayez de me mettre à distance, plus je gagne du terrain. C’est une de mes forces.

N’es-tu toujours pas convaincu de mon omniprésence ? Observe autour de toi ! Voilà un tératophobe qui craint les monstres et un kéraunothnetophobe, qui perd la tête, tout occupé à contempler les nues pour éviter d’être là quand chutera un satellite. L’apophatodiaphulatophobe, un autre Damoclès, passe ses journées sur le trône parce qu’il appréhende plus que tout la constipation. Je vois sans cesse les acarophobes qui ne supportent pas la présence d’une mouche, d’un moustique ou d’une abeille. Je ne m’attarderai pas, il y aurait trop à dire, sur les atélophobes, il suffit de savoir que beaucoup redoutent l’imperfection. Aussi nombreux sont les atychiphobes, que l’idée d’un échec fait trembler. Comment pourrait-on guérir un iatrophobe, lui qui fuit à la vue d’une blouse blanche ? En veux-tu encore ? L’ophiophobe me doit sa peur des serpents. Le trichophobe hérisse les siens à la vue d’un poil, et l’hiver assombrit la mine du chionophobe, qui s’affole devant la neige. Même la religion m’a parfois aidée quand elle dessine les grincements de dents promis aux damnés. Elle fait mon jeu et les stygiophobes grossissent les rangs de ceux qui frémissent de se retrouver en enfer. Et, pour finir, j’évoquerai ceux qui ne sont rien sans moi, les pantophobes, qui s’effraient de tout.

Tu verras que, sans cesse, je contrains mes fidèles à lorgner vers l’avenir. Le présent ne m’intéresse guère. Aussi ceux que je possède jouissent d’une vue suffisamment avisée pour déceler le moindre signe qui annoncerait un hypothétique danger. De plus, je les astreins à ne retenir du passé que les mauvaises expériences, les traumatismes, les vieux réflexes, et à les généraliser. Si mon client a goûté une enfance tranquille, je le mets subtilement en garde : « Attention, réveille-toi ! C’est trop beau, ça ne peut pas durer ! » Crois-moi, très peu me résistent.

Si Dame Folie, en les délivrant de la lourdeur, de la tristesse, dispense sa suave euphorie aux mortels, je ne suis pas aussi magnanime. Au contraire, j’ai coutume de gâter tous les dons du ciel, de sorte que les philosophes font tout leur possible pour me mettre hors d’état de nuire. Ils usent de leurs subtils expédients en invitant, par exemple, mes innombrables victimes à discipliner leur jugement. Oui, j’adore m’immiscer dans leurs représentations et animer leur imagination. Parce qu’il dit que ce n’est pas la réalité qui nous trouble, mais les opinions qu’on s’en fait, Épictète devait sans doute bien me connaître.

Les ouvriers de la peur

Tu te demandes comment j’accomplis tant d’ouvrage. Très facilement : dans ma tâche, je dispose de serviteurs fidèles et zélés. D’abord, sache que la folle du logis me soutient sans défaillir, bien que parfois elle commette quelques menus écarts. Oui, il lui arrive de me dérouter lorsqu’elle dément par ses hypothèses abracadabrantesques mon pessimisme habituel. Mais je ne suis pas rancunière et ne crains pas ces rares infidélités. L’exagération, en grossissant tout, se montre encore plus appliquée. Grâce à elle, les peccadilles deviennent des montagnes, les petits bobos des maladies fatales. Bref, elle transforme la migraine passagère en symptôme de tumeur et son regard, très sélectif, trie habilement dans le réel tout ce qui peut me nourrir. C’est aussi elle qui précipite ma clientèle chez les médecins et contredit méthodiquement leurs dires. Elle s’ingénie à les faire passer pour des incompétents. En définitive, les docteurs me doivent beaucoup. Je trouve aussi de l’aide dans la soif de sécurité qui réside dans le cœur des hommes. Pour l’étancher, vous êtes prêts à tout. Mais quoi que vous entrepreniez, elle reste la plus puissante. D’aucuns l’ont bien compris et, ce faisant, ils se sont presque immunisés contre moi en acceptant que jamais ils ne puissent satisfaire un tel despote.

Je me régale également à contempler les prouesses de mes fidèles en lutte avec mon serviteur, le mépris de l’incertitude. Je les observe tout mettre en œuvre pour s’assurer que rien ne leur arrive. Jour et nuit, ils travaillent vainement à s’installer dans une impossible stabilité, à fuir le doute, un autre de mes familiers. T’ai-je raconté l’histoire de cette femme qui, par gros temps, se réfugiait dans son lit, tremblant que la foudre ne s’abatte sur sa maison ? Ses amis la connaissaient bien mal puisqu’ils la priaient de se raisonner. L’un d’entre eux l’avait prévenue : « En calculant bien, tu as un risque sur un million d’être foudroyée. – Justement ! » avait-elle rétorqué. On ne sait pas assez que précisément je me nourris des « peut-être ». Voilà pourquoi les statistiques me sont de profitables cadeaux, car j’invente toujours quelques aberrants motifs pour les rendre préoccupantes.

À plus forte raison…

Dame Folie n’a pas tort d’indiquer les limites de la raison. Elle fait bien de rapporter que l’intellect siège dans la tête, tandis que les passions règnent sur tout le corps. Au fond, je tire bien des profits de ce combat inégal et me réjouis que le pouvoir de la raison reste très faible. Le prouvent, effectivement, les piteuses batailles où ma victime, divisée, lutte contre elle-même, se décourage et perd toute maîtrise. Effrayée devant ses démons intérieurs, en voulant les fuir, elle leur donne la première place. Dès lors, sur la peur se greffe la culpabilité. L’âme craintive se dévalue, s’accuse. Fiévreusement, elle cherche de l’aide et n’obtient que des « il n’y a qu’à », « il ne faut pas ». C’est alors que j’accours profiter de l’aubaine.

Je me partage le monde avec Dame Folie. Comme elle, partout j’opère. Ce n’est pas à toi, mon ami, que j’apprendrai l’étendue de notre immense puissance. Érasme t’a montré, si je me souviens bien, qu’une douce folie, qui n’est pas forcément coupable, parcourt l’univers. En cimentant la vie sociale, en terrassant ennui, solitude et dégoût de vivre, elle donnerait même à votre condition un certain agrément. Et la généreuse ne s’arrête pas en si bon

chemin. Épaulée par la flatterie, elle permet aux amants de se rapprocher sans que la rancune, l’intransigeance ni la sévérité viennent troubler leur bonheur. Elle sait, avec Pascal, que si l’on connaissait les propos qui se tiennent derrière notre dos, peu d’amitiés subsisteraient. Du reste, pourquoi devez-vous dissimuler vos pensées à un véritable intime ? Je l’affirme, c’est bien à cause de la peur…

La partie la plus folle du corps…

Tant de chefs-d’œuvre, de découvertes géniales sont inspirés par la folie. Une délicieuse insouciance rassemble les hommes, les réconcilie en leur faisant vite oublier leurs petites imperfections. C’est bien grâce à Dame Folie que vous existez. Car, comme elle le relève : quelle est la chose qui sert à propager les dieux et la race humaine ? Non, ce n’est pas l’oreille, ni le pied, ni même le cerveau qui peuplent la Terre. Le doigt ? Pas plus. Est-ce le nombril ? Certes, non. C’est la partie la plus folle du corps qui accomplit ce prodige. Vraiment, vous devez beaucoup à la folie. Elle unit encore les amoureux et les pousse aux épousailles. À bien considérer, ne faut-il pas être aveuglé et un peu égaré pour s’engager dans le mariage ?

Cher ami, c’est sans doute elle qui, en te rendant plus léger, pourrait t’aider à sortir de tes tourments. Ah, si tu pouvais goûter à sa légèreté sans perdre le sens du tragique qui t’habite, tu verrais même dans la brièveté de la vie, dans les joies passagères une invitation à t’abandonner davantage au présent.

Mais tu te crispes et résistes à Dame Folie. Tu la confonds avec la démence, la furie, l’aliénation. Elles engendrent effectivement les guerres. Et si le joyeux innocent ne fait pas de tort à une mouche, le dément méprise l’autre : ne pensant qu’à soi, il dévore ses congénères, guerroie, pille, viole, rançonne, dévaste, avilit, tue. En tous lieux, on déplore sa méchanceté.

Quand vous considérez le criminel comme dément, vous oubliez que moi aussi, j’œuvre en lui. Je réclame une part de responsabilité, car gageons qu’un homme dépourvu de craintes ne puisse à ce point sombrer dans la cruauté. Je ne sais si Socrate déraisonne lorsqu’il soutient que nul ne commet le mal volontairement. Moi, j’affirme que nul méchant n’est totalement libre de mes influences. Mais je m’égare et frémis à l’idée de donner une leçon de morale. Définitivement, je suis requise ailleurs.

Hors de soi

Érasme n’est pas aussi fou qu’il le prétend. Comme toi, il condamne, sans concession, la fureur qui n’engendre que souffrance. Justement, il lui préfère une douce folie qui, comme l’amour, porte l’individu hors de lui pour s’offrir au bien-aimé. Moi aussi, à ma façon, je contrains mes victimes à sortir d’elles-mêmes : en les assiégeant d’une foule de sinistres pensées, je leur intime l’ordre de fuir et sans cesse leur instille mes injonctions : « Vérifie ! », « Contrôle ! », « N’as-tu rien oublié ? », « Pourquoi te regarde-t-elle ainsi ? », « Ne sens-tu pas ce mal de tête qui dure depuis trois jours ? ». Sous mon emprise, le craintif devient son propre bourreau. Votre servitude fait mes délices. Et je ris de votre sérieux. Jamais vous n’acceptez vos faiblesses. Vous voulez jouer les sages, mais votre sagesse est bien fragile.

En chair et en os

Érasme se montre définitivement plus fin. Je devine qu’il suggère avant tout que le plus grand des mortels n’est pas celui qui n’a plus de défauts, mais celui qui en a les moins pernicieux. Nous revenons constamment à ton thème favori : l’acceptation. Érasme célèbre l’homme dans toute sa complexité, un être en chair et en os traversé de désirs, de craintes, de contradictions et de passions. En les ramenant sur terre, je redoute qu’il souffle à mes peureux l’idée de suspendre la lutte. Personne ne me résiste s’il n’accepte simplement l’incertitude et renonce à tout maîtriser.

Tremblerais-je donc de voir mes craintifs de tout acabit mettre en question le bien-fondé de mes ordres ? Que ferais-je s’ils refusaient à m’obéir au doigt et à l’œil ? Et s’ils assumaient avec légèreté une vie qui comportera toujours quelques risques ? Le bon fou d’Érasme le sait bien. Il ne rechigne pas à cohabiter avec moi quelque instant. Il m’agace souverainement lorsque, cessant d’être mon esclave, il m’observe avec indifférence. Parfois, je le surprends même à me persifler. Quand, par exemple, je multiplie mes efforts et tente de le terroriser, il ne cherche plus à me contrer et je finis par m’épuiser. Alors, il se moque de mes injonctions, oublie mes mises en garde et reste sourd à mes cris. J’ai beau hurler, réclamer mon dû, exciter ma proie, je rencontre un regard tranquille, qui prend le temps de me contempler sans broncher.

Dame Frayeur vide son sac…

Néanmoins, j’ai plus d’un tour dans mon sac. Et lorsqu’une joie se présente, je me presse. Certes, je dois faire preuve d’originalité, car vous savez vous y prendre pour déjouer mes pièges. Très vite, vous repérez mes procédés et je cesse de faire illusion. Alors, redoublant de ruse, je parviens quand même à m’infiltrer subtilement dans les recoins de l’âme des craintifs. Et bien que certains arrivent parfois à me faire reculer, je ne baisse pas les bras aussi facilement. Vous pouvez me fuir dans la foule, tenter de m’oublier, je me rappelle subrepticement au souvenir des trouillards de tout poil. Je ris alors devant le spectacle de vos innombrables et inutiles tentatives de m’envoyer aux oubliettes.

Je te le répète. Ne cherche pas la sécurité hors de toi. Ne rêve pas d’un monde sans danger ni malheur… La vie n’a peut-être pas de sens. Et alors ! Goûte-la sans toujours attendre autre chose ! Libère-toi de cette exigence ! Perds ces illusions pour mieux jubiler devant le tragique ! Je crains que tu n’aies rien compris aux propos de Dame Folie. En badinant, elle vous dépeint les règles du jeu qui gouvernent notre univers. C’est en elles et non contre elles que vous devez vivre : « Si quelqu’un du haut d’une guérite élevée s’amusait à considérer le genre humain, comme les poètes disent que Jupiter le fait quelquefois, quelle foule de maux ne verrait-il pas assaillir de toutes parts la vie des misérables mortels ! Une naissance malpropre et dégoûtante, une éducation pénible et douloureuse, une enfance exposée à la merci de tout ce qui l’environne, une jeunesse soumise à tant d’études et de travaux, une vieillesse sujette à tant d’infirmités insupportables, et enfin la triste et dure nécessité de mourir. Ajoutez à cela cette foule innombrable de maladies qui nous assiègent continuellement pendant le cours de cette vie malheureuse, ces accidents qui nous menacent sans cesse, ces infirmités qui nous accablent tout d’un coup, ce fiel amer qui empoisonne toujours nos instants les plus doux. Sans parler encore de tous les maux que l’homme fait à son semblable, tels que la pauvreté, la prison, l’infamie, la honte, les tourments, les embûches, les trahisons, les procès, les outrages, les fourberies…» Oui, son constat est dramatique. Mais, comme les fous sublimes d’Érasme, tu dois considérer les dangers, les misères en connaissance de cause. À ce propos, un de mes amis, fort extravagant, compare le bal de la vie à un banquet et précise : « Ce n’est pas parce que le repas prendra fin qu’il faut tirer la gueule au dessert. » Tout est dit ou presque ! Le fou, à l’inverse du craintif, accepte qu’il n’ait guère de choix et survit bien.

Petit acharnement thérapeutique

Mais revenons à moi, ta chère Dame Frayeur. Tes philosophes me livrent un âpre combat en proposant un tas de postures que vous pouvez adopter sous l’épée de Damoclès. Tu sais, par exemple, que l’Antiquité opposait Démocrite, qui se riait de la déraison des mortels, à Héraclite, qui pleurait devant le spectacle piteux du monde. Mes peureux pourraient vraiment puiser nombre d’enseignements auprès de l’enjoué d’Abdère. Bien sûr, je ne suis pas assez sotte pour ignorer que l’esprit des hommes évolue, change, et qu’il n’est pas du tout stable. À dire vrai, je me suis défaite rapidement de la croyance qui installerait d’un côté les sages et de l’autre les insensés. Et je vois bien des individus être semblables un jour à Démocrite, un autre à Héraclite. Entre le rire et les pleurs se dessinent toute la gamme des sentiments humains et les singularités de chacun : l’un en ne quittant plus l’épée des yeux perd tout appétit, tandis que l’autre évite de les tourner vers le danger pour multiplier les plaisirs. À peine un plat terminé, il se rue sur le suivant jusqu’au dégoût. Oui, partout je recrute mes clients. Vous vous mettez le doigt dans l’œil si vous croyez que je n’assombris pas les pensées du savant, celles de l’intellectuel. Non, je ne fais aucune distinction et mange à tous les râteliers.

Bien entendu, Sire l’Ennui marche moult fois sur mes plates-bandes. Comme moi, il pousse l’individu à se détourner de lui pour se précipiter ailleurs. Pascal et Schopenhauer, tes amis, ont fort bien décrit ce que l’âme ennuyée peut faire pour échapper au dégoût de la vie. Moi, je renonce à vous comprendre : je vois un aventurier qui traverse la mer sans le moindre tracas trembler de côtoyer ses semblables. J’entends un orateur discourir sans embarras devant les foules ; le même, une fois en tête-à-tête avec une femme, cherche ses mots. Et dire que l’homme ose se définir comme un animal rationnel !

Mais voilà que j’imite ma familière, l’exagération. Tout n’est pas si simple. Je ne te cacherai pas que chaque jour de nombreux esclaves me trahissent. D’ailleurs, il n’y a rien de neuf sous le soleil. Non, je ne pense pas que la philosophie, mon ennemie, serait née si je ne livrais pas un impitoyable combat contre l’espèce humaine. Pour vous soumettre à mon joug, j’ai beau jeu de vous rappeler que votre vie, précaire, est à la merci d’un virus, et que tôt ou tard vous perdrez tout. Lucrèce n’avait pas tort lorsqu’il voyait dans la peur de la mort l’origine de la multitude de vos craintes. Il dit vrai. La guerre qui m’oppose aux inquiets est rarement frontale. Habilement, je réussis à dissimuler des frayeurs primitives derrière des frousses anodines. Docile, le peureux croit que, en écartant le danger infime qui le met dans tous ses états, il va se défaire de moi. Décidément, il me connaît bien mal : à peine aura-t-il éliminé le risque que je me précipiterai sur une autre occasion. Sache que qui se bat contre moi doit d’abord s’armer de patience et ne pas craindre les rechutes. Car je ne me laisse pas anéantir du premier coup. Comment pensez-vous pouvoir vous débarrasser en quelques semaines d’une maîtresse qui vous a accompagnés nuit et jour durant des années ? Et même si vous parvenez à calmer quelques petites phobies, si vous gagnez du terrain, il en faut davantage pour déraciner la peur originelle qui vous tourmente. Tu ne le rediras pas, mais ce qui me désarme, c’est que vous arrêtiez de lutter contre moi.

Je ne suis bonne qu’au combat et dès que s’éteint l’adversité, je perds toute mon emprise. Certes, je trouve toujours de nouveaux expédients pour instiller un peu de mon poison, toutefois son effet en est altéré. N’oublie pas qu’en prétendant qu’il y a du danger je joue d’illusions. Donc, quand vous cessez de me prendre tout à fait au sérieux, je perds patience, je m’étiole, je périclite, je m’use.

Remarques-tu que je ne te dissimule rien ? Je te vois si souvent à plat ventre devant moi que je ne crains pas d’agir au grand jour et, sans trembler, te livre mes secrets : c’est précisément l’idée de vouloir me terrasser une fois pour toutes qui me confère cette puissance. Pourquoi vos esprits sont-ils obsédés par la peur de la peur ? Pourquoi ne me tolérez-vous pas ? Tous les hommes connaissent la crainte, et parfois à juste titre. L’inquiet a raison de redouter les dangers véritables. Mais les choses se gâtent lorsqu’il ne distingue plus la peur, ce signal d’alarme naturel qui préserve des périls, de l’angoisse, fruit de l’imagination. La voilà, celle qui transforme les situations banales en cauchemars. La peur n’est pas à fuir, mais à éduquer. Épictète l’ignorerait-il en insinuant qu’«il ne faut avoir peur ni de la pauvreté, ni de l’exil, ni de la prison, ni de la mort. Mais il faut avoir peur de la peur »? Loin de moi cependant l’idée de sous-estimer cet effronté. Avec son artillerie lourde, il me donne du fil à retordre.

Les hommes qui me méconnaissent ont du mal à comprendre mes victimes. Donc, ils les blâment. Ils ne soupçonnent pas que, sous mon emprise, ma proie se replie sur elle et bientôt, éprouvant de la honte, se condamne et s’isole. Un cercle vicieux commence. Pour vous y précipiter, je me sers de ce que je trouve : blessures, désirs inavoués, complexes. Tout m’est profitable. Je fais mon miel des plus obscures réalités qui forment un individu. En côtoyant mes familiers qui ne peuvent rien me dissimuler, j’ai appris à sonder ces cœurs abîmés. Pourtant, rien ne m’est acquis. Et, bien que je vous connaisse, vous pouvez toujours m’échapper.

Remèdes stoïciens

Parmi les philosophes, les disciples de Zénon me mènent la vie dure avec leurs remèdes de cheval. Ils recommandent, par un retour sur soi, de décortiquer les points de vue que l’on porte sur le monde. Voilà qui est diablement pensé. Quelle mouche a piqué Chrysippe pour qu’il m’attaque si violemment ? Il indique que la maladie de l’âme, dont je suis souvent la cause, s’enracine dans une erreur d’appréciation. Je m’explique.

Si tu t’inspirais de Chrysippe, tu t’appliquerais à détecter derrière ta tristesse deux jugements. Le premier constate un fait : « Un voleur t’a dérobé ton tricycle », et le second statue sur cet événement en affirmant que tu dois t’en attrister. Mais la philosophie rationaliste de mon ennemi stoïcien ne m’effraie guère. J’ai trop fréquenté la race humaine pour attribuer un pouvoir aussi grand à la raison. Néanmoins, si le craintif commence à disséquer les représentations qui composent une angoisse, il pourrait bien prendre conscience que toutes ne sont pas fondées. Que ferai-je s’il doute quand je lui déclare : « Tu es en danger »? Pire, les stoïciens recommandent sans cesse de s’en retourner au réel pour éviter que l’esprit ne greffe sur la réalité des phantasmes dignes de faire trembler les plus téméraires. Sénèque souhaitait aussi me mettre des bâtons dans les roues : il apprenait à son ami Lucilius qu’il y a plus de choses qui nous font peur que de choses qui nous font mal. Autrement dit, il prétend qu’il faut se garder d’exagérer, de se perdre dans le tourbillon infini de l’imaginaire. Mais tu connais comme moi les différents exercices spirituels que les philosophes anciens préconisent : se concentrer sur le présent, ne pas donner son assentiment aux idées qui ne sont pas justifiées, et blablabla et blablabla…

À maintes reprises, les disciples du Portique ont tenté de me détrôner avec leur sacrée discipline des représentations. Marc Aurèle en rajoute encore : « Ne te dis rien de plus à toi-même que ce que te disent les représentations premières. On t’a dit : “Untel a dit du mal de toi.” Cela, elles te le font savoir. Mais : “On t’a fait du tort”, elles ne te le font pas savoir. » Comment pourrais-je survivre si les hommes ne s’en tenaient qu’à la réalité ? Bien sûr, il reste à me mettre sous la dent les menaces inhérentes à la condition humaine. Toutefois, moi qui dois tout ou presque à l’imagination, je me retrouverais dans de beaux draps si l’empereur suscitait une cohorte d’émules.

Mais, par bonheur, les médecines que dispensent les philosophes paraissent souvent si simples ou, au contraire, si abstraites que vous ne leur prêtez pas grande attention. Qui va vraiment prendre le temps de réévaluer sa situation, de revoir la manière dont il appréhende le monde ? Qui trouvera l’audace, au cœur de l’angoisse, de faire retraite en soi-même pour se remémorer les préceptes des Anciens ? Non, il s’en rencontre très peu qui suivent la recommandation d’Épictète enjoignant de scruter ses pensées comme un « veilleur de nuit », comme un « vérificateur de monnaie ». Sache pourtant que, en considérant chacune de mes injonctions avec le zèle du douanier qui inspecte des marchandises, vous me mettriez à rude épreuve. Cependant, pour que la philosophie soit de quelque utilité, vous devez la pratiquer sans cesse. Il est heureux, à ce sujet, que vous ne fassiez pas très grand cas de la définition d’Épictète : « Qu’est-ce que la philosophie ? N’est-ce pas se préparer aux événements ? Ne comprends-tu pas que tes paroles ont le sens suivant : “Si je me prépare encore à supporter les événements avec calme, m’arrive ce qui voudra” ? C’est comme si on cessait de faire du pancrace parce qu’on a reçu des coups de poing. » Ne compte pas sur moi pour te livrer ici tous les moyens qui assureraient mon éradication. Tu en sais déjà presque trop.

Quoi ! Tu me supplies de poursuivre ? Eh bien, soit ! Sénèque n’a pas tout à fait tort de soulever la parenté qui existe entre l’espérance et moi. « Tu cesseras de craindre si tu as cessé d’espérer. » Plus tard, ton Spinoza bien-aimé ne dira pas autre chose : « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. » Le maître de Néron (comme l’auteur de l’Éthique) a perçu que celui qui espère tremble du même coup de voir son projet échouer. Ils ont cent fois raison. Si vous abandonniez peu ou prou vos espoirs précis pour nourrir une confiance ouverte en l’avenir, vous ne me faciliteriez guère la tâche.

Épicure et ses opinions vides

Parmi mes adversaires, je reçois aussi de rudes coups des philosophes du Jardin. Épicure, en conviant à considérer la mort comme la cessation de toute sensation, ne m’a, hélas, pas épargnée. Comme les stoïciens, il a pointé les opinions vides dont je me sers pour créer mes fantômes. Mais je m’emballe, j’arrête ici. Dans mon élan, j’allais évoquer Cicéron, Lucrèce, Boèce, Montaigne, Nietzsche, toute cette bande qui me cause bien du tort. Toutefois les pires, ce sont sans conteste les pyrrhoniens : finement, ils me déstabilisent avec mes propres armes : paradoxalement, les effrayés doutent de tout, sauf de moi. Ils craignent que la foudre ne s’abatte sur eux ou qu’un satellite ne leur tombe sur la figure… En un mot, ils ne supportent pas la pensée qu’un risque minime puisse se réaliser… Et comme leur attention se focalise exclusivement sur les périls, ils gâchent les joyeux possibles que leur réserve l’existence. S’ils commençaient à mettre un peu en doute mes édits et leurs funestes certitudes, ils me compromettraient méchamment. C’est ce que pourraient leur apprendre les sceptiques.

En indiquant que le malheur des hommes provient de la présomption et de la précipitation, ils me font effectivement trembler. Ils dénoncent les esprits qui croient savoir, ceux qui jugent trop vite. Bref, ils désignent une large partie de ma clientèle. En leur interdisant d’ajouter un jugement sur un fait, ils se montrent encore plus radicaux que les stoïciens. Par exemple, lorsqu’un événement douloureux se présente, le sceptique s’abstient carrément de décréter qu’il s’agit d’un mal. Là où Chrysippe proposait de substituer une opinion fausse à une vraie, les philosophes qui doutent préconisent purement et simplement de suspendre notre assentiment. « Je ne sais pas ! »

Tu trouves mon exposé par trop allusif ? Rien de plus normal. Je cherche à brouiller les pistes. Mais puisque je te dois beaucoup, voici qui sera plus clair. J’ai connu un individu qui, dans sa jeunesse, a abattu un homme. Ce crime lui a coûté la prison. Or, il m’a confié avoir puisé dans le doute quelques forces pour attendre le verdict : ignorant si la cour prononcerait la peine de mort, il a songé : « Je ne sais pas si c’est le pire. » Nous nous situons ici aux antipodes de la pensée positive qui exhorte à envisager le bon côté des choses. Il s’agit plus sobrement de s’abstenir de juger. Le sceptique refuse de statuer catégoriquement pour se rendre disponible à l’incertain. Cet autre usage du doute représente un méchant péril pour moi.

Un autre usage du doute

Une historiette t’éclairera peut-être mieux encore. Un vieux fermier pouvait compter sur son unique fils pour l’aider dans son labeur. Un jour, le garçon tombe de cheval et se brise une jambe. Alors que tout le village plaint le paysan, celui-ci rétorque : « Je ne sais pas si la chute de mon fils est totalement mauvaise pour nous. » Les semaines se succèdent et une guerre est déclarée. Les jeunes hommes sont requis par l’armée. Bientôt, les villageois jalousent l’enfant blessé qui, exempté, échappe à la bataille. La sagesse de son père ne commet pas d’écart et il persévère : « Je ne sais pas si c’est totalement bien pour nous. » Dans la joie comme dans l’épreuve, le vieillard s’abstient d’emprisonner le réel dans l’étroitesse de ses vues pour rester ouvert à ce qui advient. Sans s’opposer à la réalité, renonçant à la comprendre tout à fait, il a pressenti qu’en décidant ce qui est bon ou mauvais, nous nous rendons malheureux, nous accentuons les disgrâces.

Comme lui, celui qui doute se méfie de la prétention et de l’assurance. Lorsque nous enfermons notre félicité, nous récoltons le malheur. Je ris quand parfois j’entends que le bonheur, c’est d’avoir des enfants. Ne saisissez-vous pas qu’en ajoutant tout simplement un peut-être à vos énoncés, vous vous prémuniriez de bien des déceptions si la vie ne vous offrait pas l’objet convoité ? Si l’optimiste, tel qu’il est caricaturé, voit tout en rose, le sceptique refuse de se prononcer sur la couleur du monde.

Heureusement, il se trouvera toujours quelque mauvaise langue pour disqualifier ces philosophes. Tu connais la célèbre anecdote qui raconte qu’Anaxarque, le pédagogue de Pyrrhon, tomba un jour dans une mare. Tandis qu’il s’agitait, Pyrrhon, disciple modèle, passa son chemin sans porter secours à son vieux maître à douter. Après tout, il n’avait pas à décider si la noyade était bonne ou mauvaise et, par conséquent, s’il devait intervenir. Je me réjouis de cette grossière caricature qui présente mes ennemis comme des illuminés de premier ordre et suis fort aise que cette image outrée fasse oublier que le doute peut devenir un instrument de liberté.

Les sceptiques pourraient aussi donner l’audace de se taire à ceux qui condamnent sévèrement les craintifs. Au lieu de les traiter de lâches, de poltrons, ils devraient au moins corriger leurs préjugés. Ils me connaissent mal pour juger de la sorte. Mais passons.

Les disciples de Pyrrhon forgent tout un attirail d’arguments, de tropes pour vous disposer à la suspension de l’assentiment. Énésidème les mentionna le premier. Vous les retrouvez aussi dans les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, au livre I, chapitre 14. À leur sens, la diversité de l’univers devrait congédier les jugements qui tuent. Plus généralement, ils dénoncent la superbe des dogmatiques qui prétendent détenir la vérité. Pour toi, je consens à énumérer les principaux tropes.

Le sceptique observe d’abord la variété des êtres vivants : la ciguë qui envoie dans l’autre monde un Socrate engraisse une caille. De même, il souligne la différence qui règne entre les hommes : si tu considères les humains, tu constateras que certains supportent sans trembler la peine qui peut anéantir son semblable. D’où il apparaît qu’il est absurde de blâmer trop vite… Ajoute la pluralité des sens : une pomme est douce au toucher, acide au goût. Puis, maintenant, regarde-toi : ne changes-tu pas selon les circonstances ? Il te suffit de tomber malade ou de te lever de mauvaise humeur pour envisager le réel autrement. À bien réfléchir, si, parfois, tu le perçois comme dangereux, insensé, ne t’en prends qu’à ton regard. C’est lui qui colore les événements. Cesse donc de dire que l’existence est triste, mais plutôt : « Je ressens à l’instant de la tristesse. »

Permets-moi d’en douter!

La théorie des tropes nous rappelle que, selon la quantité, la propriété d’un élément diffère. Le vin, bu avec modération, ragaillardit, tandis que, consommé avec excès, il te fait rouler sous la table. Sans compter qu’il y a des différences dans la relation qui unit ou sépare les êtres : tu n’adoptes pas la même attitude avec ton épouse qu’avec une inconnue. Enfin, pas tout de suite… Regarde également les diverses coutumes, les lois, les opinions, les conventions, elles reflètent des mentalités fort différentes. Où trouver la vérité quand tant de diversités habitent le monde ? Je te parais trop abstraite ? Pourtant, derrière cette batterie technique se cache une féconde incitation à ne plus s’enfermer dans la prison de tes fausses valeurs. Et l’appliquer fidèlement serait me tuer.

Mon ami, tu es habile. Tu m’as contrainte à me montrer moins trouble que d’ordinaire. Or, l’une de mes forces est d’avancer masquée pour que les âmes que je persécute ne sachent pas contre qui se rebeller. Avec moi, c’est d’habitude l’incompréhension générale. Oublie donc vite cette confession qui n’a que trop duré ! Oublie qu’une peur disciplinée reste un outil de la vie, un instrument de survie, un moyen de liberté !

Amicalement, je te suggère tout de même de ne plus te liguer contre moi. Lors de ma prochaine venue, entre plutôt en toi-même afin d’y puiser la force qui t’a sauvé de combats bien plus réels. Mais je sais trop qu’un ennemi imaginaire est plus effrayant, car il t’échappe.

Un dernier mot encore pour te rapporter ce que Jean Tauler, un disciple de Maître Eckhart, avait observé. Dans son sermon 35, il relate que les marins naviguant sur le Rhin, au milieu de grandes tourmentes, rentraient les rames, se réfugiaient au fond de leur barque et attendaient que prenne fin la tempête. Pareillement, vous pouvez cesser de me résister.



Salut !