À Dame Philosophie
Ma bonne amie,
En songeant aux raisons qui m’ont détourné de toi, je me suis avisé que bien des fois je t’ai caricaturée. À présent, je veux revenir vers toi pour m’interroger : qu’est-ce philosopher… pour moi ? Au cours de notre premier face-à-face, tu m’as dispensé des outils, une méthode. En réveillant mon esprit, tu m’as invité à regarder le monde autrement, avec méfiance, soupçon, mais surtout émerveillement. Tu m’as dépeint, lors du voyage, les vertus de la précision, l’élégance des nuances. Alors que je me pressais de répondre à tes demandes, tu avais coutume d’en appeler aux sceptiques qui suspendaient leurs jugements. Et quand je t’assenais mes théories, avec exigence, tu me faisais définir chacun de mes termes. Tu prétendais que la justification est la monnaie d’échange du philosophe et qu’il fallait dès lors présenter les raisons de ses convictions. Immodérément, je m’abritais dans le pathos, et alors, sans t’apitoyer, tu me rappelais que l’anecdote ne justifie rien et que mieux vaut élever son point de vue plutôt que d’abaisser la question à soi. Sans me lasser, tu répétais que la philosophie est un exercice de rigueur et de libre pensée.
La peur d’être soi, ou comment on devient un étrange volatile
Aujourd’hui, je dois te l’avouer, j’ai peu à peu mis tes outils au placard pour me réfugier derrière l’autorité des grands. Serais-je devenu un perroquet docile qui récite scrupuleusement sa leçon ? Comme je l’ai évoqué dans la lettre à Schopenhauer, je me suis cent fois dissimulé sous des citations tout en essayant de briser les apparences et passer pour un autre.
Je souhaite t’envisager sans ces doctes détours et me départir quelque peu de l’encombrante tutelle de mes illustres inspirateurs. C’est pourquoi est née cette correspondance qui, je l’espère, me permettra de considérer ce que je dois à ces esprits nourriciers, pour oser bâtir une réflexion propre. Oui, je leur ai emprunté une vision de la philosophie qui a fini par m’éloigner durablement de mon quotidien.
J’entends donc me débarrasser de la gravité qui paraît t’entourer. Ainsi, de mornes âmes, érigeant le sérieux en vertu et prohibant rire et plaisanteries, réprouvent en ton nom les futilités et le divertissement. Heureusement qu’avec Spinoza et bien d’autres tu reprends place dans les plaisirs raffinés et prodigues force jubilation. Érasme, déjà, fustigeait avec finesse les stoïciens dont la morgue aurait tué la vie.
J’ai aussi sombré dans ce travers lorsque, en découvrant ton monde, j’ai bêtement souhaité que tout participe à mon édification. Aussi, le croirais-tu, alors que pour la première fois on m’invitait à boire un verre dans un estaminet, j’ai rétorqué : « Pour quoi faire ? » Je n’avais pas l’audacieuse simplicité de m’octroyer un moment gratuit, un de ces instants exquis où, pour changer les idées, nous flirtons avec la doxa.
Même si tu m’as aidé à me dégager de quelques préjugés, j’ai fini par m’identifier au rôle du philosophe et j’ai craint de perdre cette réputation. Les lecteurs qui m’approchent sont surpris de trouver un esprit espiègle qui t’honore singulièrement. Je n’entre pas dans l’image qu’on se fait de toi. Tu t’étonnes que je tienne au titre de philosophe ? Je m’y cramponne, car il vient nuancer une autre étiquette qui pèse sur moi. D’autant qu’à mes yeux il n’a rien de prétentieux puisque ce terme désigne avant tout celui qui aime la sagesse.
Voyager incognito…
Au sujet de mes espiègleries, je ne crois pas te manquer de respect en affirmant que tu ne constitues pas l’alpha et l’oméga de la vie. Tu es une fort belle manière de l’envisager, cependant il en existe d’autres… C’est ainsi que mes parents, sans connaître Kant, ni Platon ou Heidegger, sans lire aucun de tes livres, ont démontré que l’on pouvait être heureux autrement. Libres d’encombrantes références, ils ont, avec virtuosité, sculpté leur existence. Mais auraient-ils noué avec toi un lien bien plus subtil ?
Qui osera contester que tu œuvres aussi dans une foule d’esprits, hors des écoles, des universités ? Pourquoi ne planerais-tu que dans un ciel platonicien ? Pourquoi ne t’accommoderais-tu point de nos imperfections ?
Ma bonne amie, nous t’avons désincarnée, idéalisée. À cet égard, je préfère les philosophes morts et, partant, irréprochables… Cela m’évite de me demander comment mes chers Épicure, Boèce, Montaigne ou Spinoza… m’auraient accueilli.
Si certains te portent aux nues, beaucoup te dénigrent : tes détracteurs ont beau jeu de faire appel à Socrate ou à Thalès de Milet pour prouver que tes fidèles sont de bien piètres citoyens, inadaptés dans la vie quotidienne. Comme toi, sans doute, je m’irrite lorsque, pour la centième fois, je lis que Thalès de Milet, tout occupé à observer la voûte céleste, a sombré dans un puits. Tes contempteurs gardent un coupable silence sur les trouvailles du sage ionien. Qui sait qu’il a rapporté d’Égypte la géométrie, découvert les propriétés électriques de l’ambre, annoncé une éclipse solaire ? Pour un pataud, Thalès est plutôt efficace puisqu’il aurait même, pour permettre le passage d’une armée, détourné le cours d’une rivière.
L’esprit ailleurs
Mais s’il est vrai que tes ennemis trouvent maints prétextes pour te brocarder, tu avoueras que les philosophes t’ont, à l’occasion, joué de mauvais tours. Comment ne pas tancer les théoriciens du concept et leurs drôles d’obsessions ? Que dire de tes serviteurs qui se gâtent dans de sinistres tours d’ivoire ? En se réfugiant derrière leur jargon, en pesant tout à la dernière rigueur, à n’en pas douter, ils te défigurent.
Ces trop habiles raisonneurs apprécient-ils encore la vie, prennent-ils toujours du plaisir dans le commerce de leurs semblables ? N’oublient-ils pas que la philosophie procède de l’amour ? Si celui-ci ouvre et libère parfois un esprit, il peut, lorsqu’il devient exclusif, enfermer dans un fanatisme. Pour mieux t’aimer, je désire donc te chercher partout, dans la rencontre, le sourire d’un enfant, les promenades, le théâtre, la littérature.
Rabelais, compagnon de la libre joie
Voici peu, je suis tombé sur Rabelais. Ses extravagances m’ont considérablement rapproché de toi. Derrière la paillardise, il instille, à sa manière, une sagesse féconde. J’ai ri de l’entendre parler de savoir en badinant. Tu apparais là où on t’attend le moins, dans un univers foisonnant, peuplé d’épais et guillerets bonshommes. Gargantua développe une véritable philosophie qui nous restitue toute notre humanité et, luttant contre tout ce que sécrètent la bêtise, l’ignorance ou la prétention, œuvre à la paix.
Les héros rabelaisiens dessinent à leur façon mille possibilités de décliner le métier d’homme. Le sagace Gargantua m’oblige à jeter un regard libre de culpabilité sur le corps et la vie. J’ai jubilé en découvrant ce qui atteste la merveilleuse intelligence de ce sacré gaillard. Quel signe vient la certifier ? La connaissance des langues classiques ? Nullement. Son érudition ? Pas davantage. Sa diplomatie à résoudre la guerre contre l’abominable Picrochole ? Peut-être, mais, avant tout, c’est dans sa manière de se « torcher le cul » qu’il la démontre. En bannissant toute solennité chagrine de son discours, il confirme hardiment que tu évolues bel et bien hors des sentiers battus et ne te réduis pas à quelques portraits empoussiérés de nos histoires de la pensée.
Mieux encore, Rabelais me réconcilie avec mon être. Il faudra que je t’en parle un jour. Sache déjà que sa prose évacue la fausse pudeur ! Tu ne t’imagines pas son écho. En te suivant, j’avais oublié le corps, parfois si lourd, qui déclenche la moquerie. Il a été tentant de le nier et de me consacrer exclusivement à l’âme.
Avec mon rieur d’humaniste, je suis fermement rappelé à l’ordre, et c’est pourquoi je ne résiste pas à la tentation de t’envoyer les propos de l’abstracteur de quintessence. Quel plus beau prélude, en effet, à ma lettre à Érasme ? Si je me pose encore la question, qu’est-ce que philosopher pour moi aujourd’hui, j’ai quelque amorce de réponse.
Tu connais désormais mes difficultés à définir une philosophie pour temps de paix. L’ennui n’est pas le seul à troubler mon repos. Je dois affronter la peur, l’angoisse de perdre ma chance. Malgré Boèce et Épicure, je ne parviens pas à libérer mon esprit. J’ai espéré, en m’approchant de l’auteur de l’Éloge de la folie, découvrir quelque autre moyen pour m’en délivrer.
À bientôt. Et, comme promis, parole à Alcofribas Nasier :
« Oh ! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme ; un de ces jours prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus que tu n’as d’années. Allez, je t’en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma barbe, au lieu d’une barrique, c’est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire des feuillettes de ce bon vin breton qui ne vient d’ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron.
« – Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier (mais quel peu agréable torche-cul !), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d’autres à poil, d’autres de velours, d’autres de taffetas. Le meilleur d’entre tous, c’est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d’un veau, un lièvre, un pigeon, un cormoran, un sac d’avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.
« Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Élysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison ; c’est aussi l’opinion de Maître Jean d’Écosse. »
A. J.