À Boèce
Cher Boèce,
Pour glaner quelques forces, je vous ai suivi dans votre prison. Et ce sont d’abord vos larmes, votre faiblesse qui m’ont ébranlé. Jamais, je ne crois m’être octroyé des instants de révolte. Aussi, votre colère m’a surpris. Puis, fasciné, je vous ai observé tentant d’assumer votre disgrâce. Dans les épreuves, pour ne pas abdiquer, vous imaginez recevoir la visite de la Philosophie incarnée en une majestueuse Dame. Ses armes permettent assurément de nous reconstruire. Elles ne m’aident cependant pas à vivre le changement de sort qui me déstabilise aujourd’hui. Je vous le dis tout simplement, je ne parviens pas à profiter de ma chance. Voilà précisément la raison qui me conduit à vous.
En considérant le bonheur perdu, désespéré, vous avez souhaité la mort. Famille, proches, rang, renommée, la Fortune vous a tout ravi. Allez savoir pourquoi, cette capricieuse me prodigue enfin ses largesses. Toutefois, enfermé dans mon passé, je n’arrive pas à les accueillir. Peut-être m’aiderez-vous à tourner la page en chassant mon inquiétude ?
Les doux instants que je traverse m’ouvreraient-ils les yeux ? J’ai bien peur, au contraire, qu’ils m’anéantissent. Sans cesse, l’inconstance de la vie m’incite à chercher quelques certitudes, une réconfortante sécurité où m’installer. Or, je me perds dans cette quête vaine et épuisante. En somme, je viens de m’apercevoir que nous demeurons sous l’épée de Damoclès. À tout moment, elle peut nous briser.
Si vous prétendez que les gens favorisés deviennent vulnérables, je crains que l’habitude des épreuves ne rende pas nécessairement plus fort. Quelques mésaventures m’ont, pour tout vous dire, inoculé le sentiment de n’avoir guère de chance. Dès lors, j’ai cru devoir accomplir d’incessants efforts pour conjurer le mauvais sort. En écoutant Dame Philosophie disserter sur la Fortune, je commence à mettre en pièces cette présomptueuse extrapolation.
La chance à contre-courant
Les Latins la nommaient Fortuna et les Grecs Tuchê. C’est elle que, plus que tout, je redoute. Elle comprend tout ce qui ne dépend pas de nous, à savoir notre corps, la richesse, la réputation, le pouvoir… Mais avant moi, vous avez médité les discours de Dame Philosophie : « Tu penses que la Fortune a changé à ton égard : tu te trompes ! Elle a toujours les mêmes pratiques : c’est dans sa nature. Elle est restée à ton égard constante, à vrai dire, dans son inconstance même. Elle était la même quand elle te flattait, quand elle se jouait de toi en te faisant miroiter un faux bonheur. Tu as découvert le double visage de cette puissance aveugle. » Votre disgrâce et mon accalmie, en nous rappelant notre fragilité, nous ont mis en face des règles du jeu : le hasard tourne la roue et les aléas de la vie nous réjouissent et nous accablent tour à tour.
Toutefois, en nous assurant que la Fortune est toujours bonne, Dame Philosophie ne manque pas d’audace. Je sais bien que lorsque le sort se montre cruel, il peut nous enseigner, mais j’ose prétendre, pour ma part, que la Fortune peut être véritablement mauvaise pour un individu, même si l’usage qu’il en fait peut le grandir malgré tout.
L’argument de votre guérisseuse me paraît dangereux parce qu’il peut, en faisant le lit d’un certain dolorisme, autoriser d’abjectes dérives. Même si je pense qu’effectivement l’épreuve peut devenir l’occasion d’un progrès, rien ne saurait justifier un mal absolu. Jamais je n’adhérerai à une théorie qui légitimerait la souffrance, qui n’a pas de sens en soi bien que nous puissions lui en donner un. Ici, tout est à construire. D’ailleurs, pourquoi attendre d’aller mal pour en bâtir un ? Mais je retiens surtout que Dame Philosophie recommande de tirer profit d’un présent cruel. C’est pourquoi, pas à pas, il s’agit, sans se blinder, de s’ajuster à la réalité pour inventer une posture.
Il me plaît à cet égard de vous rapporter une sobre allégorie. Un homme détenait pour toute richesse une pierre précieuse. Scrupuleusement, il veillait sur son trésor. Un jour, le malchanceux laissa tomber la pierre sur le sol. La chute en altéra le lissage. Alors, le malheureux, après de vaines tentatives, décida de rencontrer les lapidaires de son village. Tous s’efforcèrent sans succès d’éliminer l’égratignure. Bientôt vint un travailleur étranger à qui l’on tendit le joyau : « Regardez, ma pierre est abîmée à jamais. » L’artisan prit ses instruments, examina l’objet, puis dessina sur l’empreinte des pétales et des feuilles. L’artiste qui tire profit du réel m’a, naturellement, fait songer à votre Aristote bien-aimé qui nous prête un outil que le grec nomme kairos. Ce terme désigne l’opportunité, l’occasion propice, le moment favorable. Aristote suggère, vous le savez, qu’il est le bien dans le temps. J’y trouve un encouragement à poser l’acte qui convient dans le présent, à oser la parole appropriée, le geste qui, s’ajustant à la réalité, œuvre au bien.
Insupportable bonheur
Oui, l’horizon qui s’ouvre en me désarmant appelle un ajustement, une conversion. Ainsi, la naissance de mon premier enfant fut, à proprement parler, insupportable. Comment un individu qui croit que tout s’accomplit dans la lutte peut-il accueillir gratuitement les dons de l’existence ? J’ai eu du mal à vivre l’allégresse sans que me troublent des jugements destructeurs : « Tu n’es pas à la hauteur de ce bonheur », « C’est trop beau pour toi »… Je m’étais imaginé que le bonheur se méritait. Or, Victorine ne m’a coûté aucun effort, ou presque… J’aimerais, pour apprécier les bons moments, accepter qu’ils puissent disparaître du jour au lendemain. Et de même que, pour chasser vos tourments, vous relisez votre passé, je souhaite ouvrir quelques voies afin de me libérer des pernicieuses habitudes.
Pour m’en dégager, je pressens qu’il faut quitter des convictions bien enracinées, traquer les mécanismes, ôter les masques… Car ma personnalité s’est figée dans une posture. Il serait heureux que cette période d’après guerre me porte vers plus de vérité. En y songeant, j’entends la voix de ma femme : « Si les gens te voyaient en vrai… » Oui, je me suis installé dans la fonction du conquérant et peut-être de la victime. J’ai voulu faire mes preuves pour m’extraire des étiquettes et démentir les regards apitoyés que l’on a posés sur moi. Mais ce jeu a assez duré. Aussi, je souhaite m’en retourner à moi pour me départir de ces rôles. Mais sans doute en jouons-nous immanquablement ? C’est en lisant Diderot que j’ai pris conscience de l’apaisante banalité de mon travers. Dans Le Neveu de Rameau, il relate la conversation qu’un philosophe, « Lui », tient avec un effronté qui ne s’encombre point de morale. Le parasite ne recule devant aucune bassesse pour obtenir sa gamelle. Attablons-nous avec ces deux bonshommes. Après la musique et l’éducation, les voilà justement qui devisent sur les rôles derrière lesquels nous nous dissimulons. Sous la caricature, je décèle un véritable appel à la liberté. Prêtons l’oreille :
« LUI. – Je suis excellent pantomime, comme vous en allez juger. Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est exécuté ; il en rend compte. Il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe […] ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages ; et il ajoute : Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux […].
« MOI. – Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
« LUI. – Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.
« MOI. – Le souverain ? Encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? Quiconque a besoin d’un autre est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. »
Lorsque j’ai ouvert votre Consolation, j’ai tenté d’appliquer les soins que Dame Philosophie vous indiquait. D’abord c’est son diagnostic qui m’a troublé : vous souffriez d’une douloureuse léthargie, vous aviez oublié qui vous étiez. Serait-ce que la souffrance, ou le bonheur, bref la vie, le quotidien finissent par nous perdre ? Non sans une curieuse exaltation, j’ai pris conscience que nous pouvions nous exiler, cesser d’habiter notre être. Ainsi, je me suis très tôt lancé dans le combat, j’ai répondu aux circonstances. Peut-être n’ai-je fait que résister, réagir sans véritablement élargir, construire, créer positivement ma personne ?
Derrière les rôles…
En m’attardant auprès de votre géniale maïeuticienne, j’ai noté comment elle excelle à nous rediriger vers l’essentiel. Alors que nous pouvons aisément nous oublier dans la lutte, la lamentation, l’envie ou le regret, elle nous prie de revenir à nous. « Qui es-tu ? » Mine de rien, la question peut déconcerter car, lorsque nous avons épuisé les banalités d’usage, il reste à affronter un vide.
Une parabole tirée de la philosophie hindoue rejoint l’intuition de votre guérisseuse. N’y voyez aucun exotisme. Une femme meurt et arrive auprès du Maître de l’univers. Son divin interlocuteur lui demande : « Qui es-tu ? » Et la défunte de répondre : « Je suis la femme de l’épicier. » Dieu, fin psychologue, renchérit : « Qui es-tu ? » La fidèle épouse en vient à dire qu’elle s’est mariée avec M. Y. Dieu s’en moque et, sans relâche, poursuit son interrogation. La dame, après avoir successivement décliné sa profession, le nombre de ses enfants, son âge, ses loisirs, les hauts faits de sa vie, ne parvenant guère à se définir, demeure muette. Certains esquivent souvent la question par un « J’ai trente ans d’expérience ». Et Dieu pourrait leur rétorquer que l’expérience ressemble à un peigne qui ne sert qu’aux chauves.
Plus sérieusement, en nous conviant à un exercice de présence, l’historiette soulève la périlleuse tentation qui nous incline à nous réduire à nos actes. Si l’identification aliène, il est fécond de s’interroger : qui suis-je aujourd’hui ? Que reste-t-il sous les rôles ? Qu’est-ce que l’essentiel d’une personne ? Avant tout, il sied d’oser désapprendre en revisitant nos habitudes, nos modes de pensée, nos préjugés… Vous qui aspirez à voyager sans bagages, vous me servez de guide pour ce périple.
Pour diverses raisons, j’ai pensé à vous alors que, flanqué de mille idées reçues, j’ai rencontré des prisonnières. Je me souviens des barreaux qui se sont ouverts dans un grand fracas et du gardien qui durant la fouille me demandait mon passeport pour s’assurer de ma personne. Plus tard, j’ai même su que l’on avait mené une petite enquête sur mon casier judiciaire et, comme la police n’est pas toujours au courant de nos actes, je suis entré ! Un autre monde s’est offert à mes yeux quand des vies sont venues à moi tandis que je prenais place devant une assemblée de taulardes intriguées. « Taulardes », oui, le mot me plaît, car il exprime bien dans sa crudité la cruauté, la dureté de cette condition.
Les taulardes, ou l’art de la singularité
J’ai épié, scruté, dévisagé des femmes parce que dans mon esprit une seule question fusait : « Qu’ont-elles fait pour être là ? » À mon côté se tenait une dame qui avait assassiné un enfant. De l’autre, une passeuse colombienne m’a souri. Comme mon regard les réduisait, je n’ai retenu de ces visages qu’un forfait. Leur passé de prisonnières figeait ces personnalités complexes, généreuses sans aucun doute. À leur identité était désormais, inévitablement, attaché un crime.
Au fond, un infirme regardait des prisonnières. Puis, le gardien m’a prévenu : les chaises pouvaient voler, les larmes couler… De quoi me rassurer complètement ! Tandis que dans la pièce sombre les langues se déliaient, j’ai retrouvé peu à peu une paix toute passagère. Mes yeux se sont arrêtés un instant sur le tableau noir. « Je ne suis pas fière d’être en prison, mais je suis fière des expériences qu’elle m’apporte. » La phrase constituait l’écho d’une pensée jadis exprimée : « Je ne suis pas fier d’être une personne handicapée, mais je suis fier des expériences que cela m’apporte. » Dès lors, les étrangères, ces individus qui avaient tour à tour suscité la méfiance, la peur, la curiosité, sont devenues des sœurs en humanité. Elles affrontaient, elles aussi, les regards indignés et le poids des jugements. Alors une jeune femme a regretté qu’elle serait prisonnière à vie, car, en définitive, même si elle quittait un jour la prison, il se trouverait toujours quelqu’un pour redire deux mots : « la criminelle ». Dans la maison d’arrêt où opérait la réduction, je retrouvais le poids du passé. Abusivement, nous relisons une existence pour n’en retenir que ce que nous désirons. En l’interprétant à notre gré, nous n’y puisons que ce qui étaye notre conviction. Aussi est-il périlleux d’enfermer une personne dans son histoire, fût-elle celle d’un saint.
Les taulardes m’ont ouvert les yeux. Si elles déploraient que leur identité reste à jamais meurtrie, nulle n’a nié le mal commis. Aucune ne s’est efforcée de déguiser son passé. Ne craignant pas le paradoxe, puis-je confesser que je les ai enviées ? Aujourd’hui, leurs témoignages m’enjoignent de me libérer des étiquettes que je me colle et me rappellent que je suis entré en philosophie, précisément, pour m’éloigner des préjugés.
Parfois je ressens une incroyable audace, et je serais presque prêt à cesser d’endosser des rôles pour être véritablement. Toutefois, il me semble que les refuser tous serait encore jouer. Je désire les accepter, simplement. Je peux déjà commencer à suspendre, provisoirement, ma propension à me réduire à mon histoire. Un peu comme vous qui, avec Dame Philosophie, avez œuvré étape par étape à la réappropriation de votre être.
« Qui es-tu ? » Si la question me décontenance, je sens qu’en écartant les faux-semblants et les hâtives évidences, c’est elle qui me permettra de me reconstruire. Dame Philosophie me donne ainsi la hardiesse d’abandonner certitudes, ambitions, attentes, culpabilité pour revisiter ma personne sans rien masquer. Dans cette histoire, je peine surtout à quitter une sorte de vocation à la perfection. Voilà un fardeau que je peux déposer. Je souffre du complexe du saint et me crois en devoir d’être parfait. Où ai-je donc appris qu’il fallait l’être pour être aimé ? En réalité, ce complexe me prive de l’amour de mon être. Et cette insatisfaction me conduit justement à multiplier les prouesses, à désirer me fuir, à jouer mes rôles. Sans le dénigrer, il s’agit de bâtir avec cet amour meurtri, c’est lui qui doit croître. Rien ne sert de vouloir en fabriquer un autre. Je souhaite plutôt revenir à cette source pour y puiser la force, la tendresse et la bienveillance envers moi et mes semblables.
Le retour du passé
Considérer les échos du passé, c’est revisiter sans concessions les routes sur lesquelles je me suis engagé. J’observe que j’ai tenté de trouver le bonheur exclusivement dans la sensualité. J’ai aspiré au plaisir pour y puiser un réconfort, un abri où me réfugier pour maintenir le cap. Mais je ne me jugerai pas trop sévèrement. Je préfère écouter la voix d’Épicure : « Nul plaisir n’est en soi mal ; mais les causes productrices de certains plaisirs apportent de surcroît des perturbations bien plus nombreuses que les plaisirs. » En reconsidérant les manques, les déceptions, les frustrations, loin de me priver, je peux m’ouvrir et découvrir aussi le plaisir dans ce que je suis ici et maintenant. Cependant, mettre le doigt sur les empreintes que laisse une vie peut être dangereux.
Contrariant l’appel du plaisir, je dépiste aussi d’accablantes exigences. En enviant le sage stoïcien qui plaçait dans l’ataraxie la finalité de l’homme, j’ai voulu traquer la félicité par une drôle d’ascèse. J’ai, pour vivre en paix, brigué la perfection. Or, il est néfaste d’attendre la sérénité pour s’autoriser une humble joie. Même si je me situe à cent lieues de la tranquillité de l’âme, je ne m’attriste plus de mes limites pour, avec elles, me réjouir. Peu importe si je ne suis pas Caton, Sénèque, Épicure ou Boèce. Celui que possèdent sans cesse le désir de progresser ou le rêve de devenir quelqu’un d’autre se prive de la douceur de l’instant. Si la volonté de se perfectionner est féconde, elle s’apparente à une fuite lorsqu’elle n’est qu’un prétexte à refuser le présent. Il convient d’en faire un usage avisé.
Non, je ne suis pas Caton. Et c’est en vain que j’ai nié la détresse et les tiraillements de mon âme. Grâce à vous, j’ai compris que l’expression de la révolte constitue un passage obligé aussi essentiel que fructueux. Sans elle, je ne crois pas, en effet, que nous puissions quitter la nostalgie et ouvrir l’avenir. Or, la retenue, en réprimant les affects, les passions, et les désirs qui agitent un cœur, prive d’une bienfaisante colère. Sans devenir l’esclave d’une amère rancune et sans infliger ses blessures, peut-être sied-il d’abord de les vivre pleinement ? Si j’éprouve de l’indignation, pourquoi ne pas accueillir ce sentiment avec douceur et bienveillance ?
Au nom d’une idée, je m’interdis d’être qui je suis. Rejetant toute contradiction, j’exige une stabilité de cadavre. Or, j’observe, par exemple, que la mythologie, en dépeignant l’effervescence et les vicissitudes de ses héros, témoigne précisément de la fabuleuse instabilité de l’existence. Mieux, dans le monde mythique, même les dieux se courroucent, pestent, crient de rage. Ils se passionnent et se déchirent… La lecture des Psaumes, en révélant qu’il est bon de laisser s’élever les désirs, la colère, les lamentations, vient elle aussi congédier ma réserve. Tout me montre que l’homme dans sa complexité demeure un être de chair, de sang, d’envies, de fantasmes, de joies, de rêves, de passions. Il aime, hait, déteste. Il désire, se révolte, découvre la paix, hurle sa douleur, pleure, rit, s’alarme… Ainsi va l’être humain. D’où sa richesse et la difficulté de vivre.
Se révolter sans modération
Désormais, je peux contempler ce champ de bataille sans tenter de taire les tumultes intérieurs. Oui, vos plaintes m’ont libéré. Et j’essaie pour l’heure d’assigner à la souffrance sa juste place sans m’y installer, car l’expression des tourments n’est que propédeutique. La vie doit garder son dernier mot pour que les épreuves ne restent de singuliers incidents qui ne sauraient nous définir.
Après avoir lu le premier poème de la Consolation dans lequel éclate votre peine, je me suis exposé à un désarçonnant exercice en accueillant le fiel qui surchargeait un cœur. M’ont d’abord stupéfait la violence et la brutalité qui ont surgi. Peu ont été épargnés par une indignation contenue pendant des années. Tout naturellement, j’ai aussi commencé à jeter ma hargne sur Dieu. Après d’aigres réprimandes, une infinie tendresse a remplacé les insultes. J’ai alors compris que sous un reproche peut se cacher un besoin éperdu d’amour. Et mes récriminations forment finalement le revers d’une demande. Ainsi, si nous nous installons dans la révolte, c’est la culpabilité qui primera. De même que l’on ouvre des silènes pour y découvrir des trésors, je préfère considérer la colère comme l’expression d’un désir d’amour.
En revisitant l’oppressante série des attentes déçues et des espoirs avortés, il est tentant de désigner des boucs émissaires. Nous évoquerons, par exemple, nos parents pour expliquer notre tempérament. Nous nous réfugierons derrière une enfance délicate pour blanchir avec force anecdotes notre mal-être. Afin d’abandonner notre besoin de justifications, une bonne purgation est requise. Il s’agit d’évacuer déceptions, rancunes, culpabilité pour vivre plus librement nos manques.
Chien affamé prêt à toutes les compromissions
Comment véritablement s’établir dans notre être présent alors que résonnent encore de lointains échos formés de demandes, d’exigences, de craintes et d’insatisfactions ? Peut-être que ce que nous n’avons pas reçu dans notre enfance, nous le recherchons tout au long de notre vie ? Une observation m’a fasciné : si nous accueillons un chien affamé, et qu’il trouve auprès de nous sa pitance, il reviendra le lendemain et le surlendemain. Les jours se succéderont et la fidélité proverbiale de la bête nous demeurera acquise. Même s’il nous prend la lubie de battre notre hôte, son attachement, sa faim resteront les plus forts. Le canidé qui obtient ce dont il a besoin en nourriture sera prêt à tous les sacrifices pour obtenir le contenu de la gamelle journalière. Semblablement, nous courons toute notre existence après la gamelle de nos rêves.
Cher Boèce, j’ai pu croître grâce à l’amour profond et nourricier de mes parents. Et leur confiance, leur ouverture constituent aujourd’hui encore de solides racines. Néanmoins, l’enfant en moi aspire toujours à la sécurité que j’ai perdue lors des longues séparations imposées par l’internat. Voilà celle que, à l’image du chien, je cherche avec fièvre. Je dois bâtir sur cette béance, en assumant l’absence irréparable, en un sens, de la gamelle de mon enfance. Loin de m’attrister, cette évidence me remplit de joie car je peux désormais sans retenue jouir du quotidien. En reconnaissant que subsiste en moi un manque, je m’ouvre réellement au présent.
Le grand drame d’une vie réside peut-être dans une fuite effrénée devant ces manques. Notre esprit peut toutefois se porter paisiblement sur ce vide. Pour se donner à l’avenir, votre familière propose d’exercer notre gratitude. La mémoire abrite aussi des trésors, des visages lumineux, des mains tendues, des éclats de rire, des joies partagées, des plaisirs glanés dans les livres ou ailleurs, autant de ressources qui m’animent à l’heure où j’écris ces lignes. Fidèle à Épicure, votre Dame réveille les souvenirs des belles choses. Alors que d’ordinaire je ne revivais que les moments délicats en me tournant vers lui, je peux y puiser force et entrain.
Le présent du présent
Qui suis-je ici et maintenant ? Partout nous pouvons entendre le même appel à demeurer dans le présent. Sénèque enseigne Lucilius : « Tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur l’aujourd’hui. Pendant qu’on la diffère, la vie passe en courant. » Spinoza dira que l’amour intellectuel de Dieu et, partant, la béatitude n’ont pas de commencement, puisqu’il s’agit précisément de les découvrir en soi. Les Évangiles aussi le proclament : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’amassent rien dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas : “Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi serons-nous vêtus ?” Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine…»
Or, si souvent nous nous réduisons à notre passé, il est aussi difficile de ne pas fuir dans l’avenir. « Demain, je serai heureux », « Quand j’aurai fait ça, je vivrai mieux ». Comment rester présent ? D’abord, en cessant de croire que le bonheur adviendra. À bien y songer, il n’est pas du tout sûr que nous soyons plus comblés qu’hier. Alors pourquoi pensons-nous que le futur nous rendra fondamentalement plus heureux ? Non, la réalisation de nos rêves ne nous rapproche pas nécessairement de la félicité. Rien ne sert de reconstruire la réalité tant que notre regard, nos convictions et nos jugements font notre malheur. Apprenons plutôt à assumer pleinement notre être. Chercher constamment la béatitude, n’est-ce pas la différer à jamais ? Si, du matin jusqu’au soir, chacune de nos actions, si anodine soit-elle, aspire au bonheur, nous pouvons devenir l’esclave de cette quête infernale qui me pousse d’ailleurs à rédiger ces lignes.
Devrais-je aussi abandonner ma soif de bonheur ? Quitter cette habitude qui me porte à sans cesse espérer un progrès ? C’est elle qui me constitue, c’est elle qui m’a sauvé. Et je ne saurais la nier. Mais je pense à Aristote : s’il prétendait que la vertu est fille de l’habitude, je crois bien que l’espoir, toujours lui, demeure sauf, et tout reste possible. Si c’est en bâtissant que nous devenons bâtisseurs et en posant des actes de courage que nous acquérons cette vertu, je comprends que je peux me perdre dans de belles théories sans me libérer véritablement. S’agirait-il plutôt de s’habituer à redevenir soi ?
Qui suis-je ? Il y a peu, j’ai sauté en parachute. Le plus dur a été de me jeter de l’avion. Avant de me précipiter hors de l’appareil, je n’étais pas certain que la toile s’ouvrirait. Ce n’est qu’après avoir accompli l’effort et plongé dans le vide que j’ai constaté, en contemplant le parachute, que ma confiance avait raison. Je vous rapporte l’événement parce qu’il m’a enseigné plus que bien des livres. Parfois, l’expérience du corps, fût-elle futile en apparence, participe aussi à la conversion de notre rapport au monde. Il apparaît que s’en retourner à soi réclame de l’exercice, des actes. Mais je confesse qu’il m’est plus facile de réaliser un pseudo-exploit aérien que de quitter jour après jour mes rôles, mes réflexes, ma servitude.
Je ne m’effraie plus en songeant que peut-être ils persisteront en moi. Sur ce point, les stoïciens m’éclairent aussi en forgeant le concept de proclivitas, la disposition aux maux. Ainsi, chacun est le terrain d’instincts, d’inclinations, d’habitudes, et doit bâtir avec ses multiples propensions. Oui, je fuis dans l’avenir. D’accord, je souhaite toujours mieux. Certes, je m’enferme dans des schémas. Mais justement, en prenant conscience de nos vulnérabilités, nous pouvons nous avancer vers la liberté, de sorte que nos petits penchants ne s’attardent pas en nous pour devenir le fond de notre âme.
Mon ami, je m’aperçois que j’ai encore du mal à répondre. Et, sans réellement savoir qui je suis, j’ai évoqué celui que je voudrais être. Mais je me réjouis que mon être ne se laisse pas aussi facilement définir. L’homme est plus dense que ce que nous en percevons.
Après avoir cheminé avec vous, j’ai surtout perdu l’illusion d’avoir à jamais tourné la page de mon passé. Désormais, en renonçant à régler le problème une fois pour toutes, je peux mieux l’écouter et m’ouvrir à la chance.
Cher Boèce, merci.
A. J.