À Dame Philosophie

Ma bien-aimée,



J’espère que les propos de Dame Frayeur ne t’ont pas chagrinée. Je n’ai pas voulu te cacher que la peur me déchire et me pousse vers toi. Sans l’angoisse, je n’aurais peut-être nul besoin de ton soutien. Aujourd’hui, je commence à accepter que tu n’aies pas réponse à tout et que je ne pourrai devenir quelqu’un d’autre.

Quand je flâne dans une librairie, il m’arrive de m’attarder sur les livres de philosophie en m’interrogeant sur les raisons de leur succès. Pourquoi tant de gens, et moi le premier, accourent vers toi ? Souvent, j’ai même craint l’imposture en songeant que l’on promettait l’impossible. Et il est clair, à mes yeux, que tu ne saurais nous arracher à cette vie. L’existence restera toujours tragique, avec son lot d’infortunes et d’échecs. Cependant, tu nous aides à oser la joie.

C’est donc la précarité de sa condition qui jette l’homme dans tes bras. Karl Jaspers repère les situations limites qui, en nous rappelant à l’ordre, nous interdisent l’insouciance. Nous autres ne pouvons échapper à la mort, à la souffrance, et, tôt ou tard, nous sommes contraints à la lutte. Ajoute à cela le sentiment de culpabilité, les aléas de la Fortune, la déception, et tu auras un bel aperçu des raisons qui peuvent susciter l’amour que nous te témoignons. D’où notre tentation à aspirer au bonheur, à la paix intérieure, à la tranquillité. Pour ma part, m’a longtemps charmé le doux mot grec d’ataraxie, cette absence de troubles dans l’âme, cette quiétude, bref cette sorte de félicité.

Le bonheur, et après ?

Mais qu’est-ce que ce bonheur ? L’étymologie qui signifie bon présage, chance favorable, achève ma perplexité. Car tu m’as démontré tout le contraire : non, la vie ne dépend guère des assauts du sort ni de ses largesses. Et si je suis entré en philosophie, c’est précisément parce que je m’imaginais que la béatitude était à conquérir. À cette fin, je me suis choisi quelques références. Sénèque m’a donné une première piste : la délibération permet de bien apprécier les moyens qui nous conduisent au souverain bien. Avec lui, je me suis appliqué à considérer ce qui m’en rapprocherait. Aujourd’hui, je m’efforce paradoxalement à ne plus différer ma joie en désirant toujours autre chose. Ne m’as-tu pas appris que la félicité est une activité de l’âme ? Quand je m’étais acharné à me confectionner un sort favorable, tu m’as dérouté en affirmant que la véritable chance, c’est de composer avec sa malchance. Et c’est pourquoi, justement, tu incites à prendre soin de soi-même pour entrer dans l’eudaimonia des Grecs. Mot que je me risquerais à traduire par bon état d’esprit ou conscience heureuse. Pour nous établir en elle, la culture grecque recommandait que le philosophe s’adonne à l’heautou epimelesthai, au soin de soi, qui comprend, notamment, les exercices spirituels que redoute tant Dame Frayeur.

Il est, par exemple, profitable d’aménager, pendant la journée, une trêve pour revenir à soi. En somme, le simple examen de conscience que préconise le christianisme pourrait s’apparenter à cette retraite intérieure. Prendre le temps d’être à soi, c’est aussi consolider sans cesse cet état d’esprit qui ne saurait demeurer acquis une fois pour toutes. De même, dans la joie, convient-il de tout mettre en œuvre pour s’ouvrir totalement à elle sans résister. Oui, je résiste et la pensée qu’un jour tout cela finira m’accable.

Pour t’être fidèle, je désire ne plus fuir cette idée et l’affronter franchement. Oserais-je m’approcher de celle qui me fait encore trembler ? Tu recevras bientôt le fruit de cette confrontation.



Tous mes vœux t’accompagnent.



A. J.