Chapitre IX

Même jour, soirée

 

Si Tasha n’avait jamais raffolé de toilettes élégantes, son goût des robes amples s’était accentué depuis la naissance de sa fille. Victor le lui reprochait et insistait sur l’influence de sa tenue eu égard à son métier. Ne recevait-elle pas, lors des séances de pose, des gens du monde, espèce conventionnelle en diable ?

— Mon pauvre Victor, tu prends de la bouteille, tu t’embourgeoises ! La prérogative d’une artiste, c’est de s’habiller comme elle le conçoit !

Ce soir-là, uniquement parce que c’était l’anniversaire de Joseph, elle se para d’un corsage bleu turquoise et d’une jupe en cachemire chamois à ceinture plissée. Trois gouttes de Benjoin, puis elle releva sa longue natte en chignon, mais resta fidèle à son bibi piqué de marguerites.

— Je vais à l’appartement, presse-toi.

Victor endossa une chemise blanche et troqua son costume fripé contre un complet fraîchement repassé. La réflexion de Tasha l’inquiétait. Il s’examina dans le miroir en pied et écourta sa moustache. Il mouilla son peigne afin d’aplatir ses cheveux et constata la présence de fils argentés sur ses tempes. Il les arracha délicatement, s’étudia de près, virevolta, adopta diverses postures flatteuses. Trente-huit ans bientôt, quelques rides d’expression mais pas de bedaine. L’âge aidant, devenait-il conformiste ? Il pouvait des heures d’affilée ressasser des idées obsédantes. Il cherchait les mots salvateurs qui chasseraient cet état dépressif, mais ils se défilaient. Il avait alors le sentiment de perdre une partie de lui-même et d’être le spectateur impuissant de ses propres actions. Était-ce dû à la lassitude, à l’anxiété ou à la crainte du changement ? Agir, voilà la solution à ces questions métaphysiques. Se noyer dans le présent.

Il saisit son nœud papillon, et peu à peu, son environnement disparut, laissant place à des images persistantes… Le corps de Philomène Lacarelle, le crâne fracassé, étendu sur le sol de sa cuisine, se superposa à l’horrible décapité tassé dans la boîte de Fulbert Bottier. Une éternité parut s’écouler avant qu’il reprenne contact avec la réalité. Son estomac se souleva. Il s’aspergea le visage d’eau froide, acheva d’agrafer son nœud papillon et rallia l’appartement.

Voir Tasha penchée vers le berceau le rassura. Puis il discerna un landau où gesticulait le fils de Joseph et se sentit agrippé aux mollets par les petites mains vigoureuses de Daphné. Iris avait déposé ses enfants rue Fontaine, ne manquait que Mélie, chargée de les garder.

Tasha le dégagea de l’étreinte de sa nièce, enfila des gants. Un bref coup d’œil à son époux la persuada qu’il était préoccupé.

— Tu vas à un enterrement ? Est-ce le dîner qui t’ennuie ? Tu es pâle, ça va ?

— Non, je… Écoute, je m’étais juré le secret, mais j’appréhende qu’on n’y fasse allusion tout à l’heure. Ce matin, quand j’ai apporté des revues à Raoul Pérot, le parrain de Joseph a découvert le cadavre d’un inconnu dans l’une de ses boîtes.

— Oh, non !

— Ce que j’ai vu m’obsède. C’était abominable. L’homme n’avait plus de tête.

Elle se figea. Elle était incapable de bouger. Elle murmura d’une voix éteinte :

— Moins fort, Daphné pourrait entendre… Tu ne vas pas t’en mêler !

— Si, je le redoute, je suis témoin. Mon rôle se bornera à ça, je t’assure. Raoul Pérot était avec moi, je lui fais confiance, il va régler le problème. Le chapitre est clos, s’il te plaît, et pas un mot devant Joseph.

— Tu peux compter sur moi, mais moi, puis-je compter sur ta parole ? Tu avais promis de ne plus… Enfin, Mélie, ce n’est pas trop tôt !

Mélie ravala son amertume de n’avoir pas été invitée aux agapes.

— Am be totjorn lo temps de ‘ribar tard.

— C’est du suédois ? demanda Victor avec un rire forcé.

— Du suédois ! C’est la langue de par chez nous : « on a bien toujours le temps d’arriver tard ».

Pendant que Tasha prodiguait ses ultimes recommandations à Mélie, Victor fit un saut à l’atelier, il avait oublié sa canne. Au moment de sortir, il fouilla les poches de son veston de travail, prit le morceau de ficelle rouge ramassé chez Philomène Lacarelle et le rangea dans son portefeuille.

 

Adeline Pitel se barricada dans le deux-pièces occupant la moitié du premier étage. La lumière était denrée rare, aussi s’accordait-elle le luxe de plusieurs chandeliers qu’elle allumait à toute heure et en toute saison. Elle y plantait des cierges fournis gracieusement par la cathédrale, le clergé survivrait. Ne devrait-il pas la complimenter d’employer ses loisirs à exalter le christianisme ?

Elle fit brûler un fagot dans la cheminée et accommoda son repas qu’elle prenait de bonne heure afin de consacrer ses soirées au travail et à la lecture. Une escalope de veau et une généreuse portion de cardons au gratin cuits le matin et réchauffés au bain-marie furent englouties sur un coin de table. Elle repoussa son assiette et évalua la menue monnaie accumulée dans un bocal à confitures. Enchantée d’avoir si peu dépensé en une semaine, elle songea avec nostalgie aux cinquante centimes hebdomadaires distribués après la messe. N’était-elle pas trop prodigue ? Elle secoua la tête. Cela valait mieux que de dilapider sa cagnotte en revues de mode, à l’instar de son neveu Ferdinand. Elle lui avait pourtant inculqué le culte de l’économie, valeur suprême de l’existence terrestre. Quelle idiote elle avait été de se laisser attendrir par un orphelin de huit ans, à la mort de sa sœur Élisa ! Elle avait nourri l’enfant, elle l’avait gavé de choux et d’ambition sociale, tout cela pour qu’à quinze ans il choisisse d’entrer en apprentissage chez un savetier ! Il louait son échoppe à la veuve de son mentor, deux numéros plus haut, et, quand il ne martelait pas les talons des souliers ou ne les bourrait pas de peau de mouton, il approfondissait dans l’appartement mitoyen de celui de sa tante des ouvrages ayant trait à son métier ou à d’autres fadaises !

Elle-même possédait une jolie bibliothèque héritée de ses parents et ne refusait pas d’y incorporer les dons du papetier de la rue d’Arcole que ses pratiques honoraient parfois de livres dépareillés, d’actes notariés sur vélin ou de textes en papier chiffon. Au moins cela ne coûtait rien, et avec de la chance et de la persévérance on y dénichait des merveilles. Elle sillonnait les quais pour compléter sa collection, mais attention, interdit de débourser plus que nécessaire.

Ce soir, son beau galant ne viendrait pas.

« Parfait, j’ai du pain sur la planche. »

Elle plongea assiette et couverts dans une bassine d’eau savonneuse puis ordonna sur la nappe flacons d’encre, pinceaux, plumes d’oie, cartes vierges et un livre d’heures ancien orné d’exquises miniatures colorées dont elle allait s’inspirer. Elle ne bénirait jamais assez la Providence de s’être liée avec cette vieille folle de la rue Pierre-Lescot qui cherchait à la circonvenir pour qu’elle devienne membre de son club à la noix.

« Les Croque-Fruits, tu parles d’un nom ! Elle peut se brosser, cette enquiquineuse ! »

Elle se mit à rire.

« Une enquiquineuse de première, soit, mais une enquiquineuse qui me prête des documents rares. Ce livre d’heures est un bijou. Ce soir, après ma course, je vais créer une œuvre inédite tirée de l’Évangile selon Matthieu :

« … Et voici, un homme s’approcha, et dit à Jésus : Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle… ? »

— Sûrement pas des confitures, marmonna-t-elle.

Satisfaite de l’agencement de son matériel, elle passa son manteau, ajusta son châle sur ses épaules et s’engagea dans l’escalier.

 

Il était plus raisonnable que la toilette de chez Rouf offerte par Mme Djina demeurât captive d’un tablier pendant la tâche qui s’annonçait ardue. Euphrosine affrontait sa provision de confitures où elle se figurait distinguer de petits yeux méchants qui lui reprochaient sa pusillanimité.

— Sotte que je suis, c’est des morceaux de prunes. Allez, applique-toi, surtout aucun pâté, soigne tes pleins et tes déliés.

 

Malaisé d’ajouter à l’encre violette Pour Micheline Ballu et de convertir en 8 le dernier chiffre de 1897 sur les étiquettes parant déjà des pots scellés d’une ficelle rouge. Elle en louchait. Quand elle eut terminé, fière de l’absence de ratures, elle emballa chaque pot d’un papier à fleurs. Elle les casa dans un panier où elle ajouta les deux cadeaux destinés à son fils, achetés aux Grands Magasins du Louvre, ainsi que la loupe de son défunt Gabin et deux cadres argentés contenant les photos d’Arthur et de Daphné, œuvres de Victor. Enfin, elle traça, au dos d’un chromo : Joyeux anniversaire, mon minet, de la part de ta maman qui t’aime.

En reniflant d’émotion, elle rangea ses paquets. Il n’était que temps, on tambourinait à la porte.

— Qui c’est ? s’enquit-elle d’un ton méfiant.

— La belle-famille, répondit une voix ironique.

Elle introduisit Djina et Kenji qui entreposa la valise et les livres dans un coin.

— Originale votre tenue, une soubrette en falbalas.

Elle dénoua prestement les cordons de son tablier.

— De quoi ai-je l’air ?

Elle pirouetta devant Djina.

— Magnifique. Vous avez maigri, ma parole !

Euphrosine se garda de révéler qu’elle avait peiné sur de savantes retouches pour élargir l’ensemble.

Kenji s’impatientait.

— Ces dames consentent-elles à quitter le salon ?

— Oh ! m’sieu Mori, j’ai un service à vous demander, déposer ces pots chez Mme Ballu qui nous accompagne.

Kenji s’exécuta à contrecœur, les bagages lui avaient scié les lombes et voilà qu’il était contraint de soulever un poids encore plus lourd.

— Que transportez-vous ? Des kilos de plume ou des kilos de plomb ?

— J’m’en s’rais chargée, seulement entre mes varices et mes reins, c’est un calvaire.

— Plaignez-vous, on s’apitoiera. Taisez-vous, on vous raillera.

— Quel rapport avec mes rognons ?

— Pas le moindre, ma chère, marmotta Kenji avec une grimace de douleur.

 

La neige fondue et le froid avaient persisté tout l’après-midi. Une brume malsaine envahissait les ruelles avoisinant la rue Saint-Denis. Muni d’un litre de picrate, le père Mirette longea une procession de sans-logis agglutinés face à la vitrine illuminée du numéro 35. Un nom : FRADIN, se détachait en lettres colorées sur le verre dépoli de l’établissement. Pas d’invective, nulle exubérance. Ceux qui venaient là discutaient à mi-voix avant de franchir la porte à double battant. Quatre sous, tel était le prix à payer pour passer une nuit à l’abri et apaiser sa faim d’une soupe chaude. Ceux qui ne possédaient pas cette modique somme trouveraient un gîte sous les ponts, sur les fortifs ou les boulevards extérieurs, l’estomac dans les talons.

Le père Mirette échangea un salut avec un jeune déshérité qui se tenait en retrait.

— Tu viens te taper la cloche, Juju ? T’as tes quatre ronds ?

— Non… j’me suis coltiné des cageots aux Halles mais je n’ai récolté que trois sous cinquante, j’crois bien que j’vais serrer mon ceinturon d’un cran.

— Tiens, n’en v’là deux, tu boiras à ma santé.

— T’es chic, Mirette, j’te l’revaudrai.

Le père Mirette se dirigea vers la rue Brisemiche. Il avait élu domicile dans l’une des caves d’un immeuble voué à la démolition. Il se réfugia sous le porche pour allumer une chandelle et perçut un léger grattement.

— Merde, un intrus ? Manquerait plus qu’ça !

Indécis, il piétinait dans la gadoue quand il fut empoigné par le col de sa veste, un objet pointu pesa sur son échine.

— Bonsoir, Mirette, je suis derrière toi. Cesse de te tortiller comme un asticot, tu es déjà aveugle, ce serait dommage que tu deviennes muet.

— Vous vous gourez de jobard, je suis à sec !

— Tu vas me tirer les larmes, Mirette.

La voix murmurait à son oreille d’un débit égal dénué d’intonation.

— Sois attentif, Mirette. Tu ne me connais pas, mais moi je te connais. Je t’observe, je ne te quitte pas des yeux. Tu te souviens du 10 janvier ? C’est le jour où tu as vidé les troncs de Saint-Eustache. Entre nous, c’est très vilain de faire main basse sur les deniers du culte, tu devrais avoir honte ! Bon, à tout péché miséricorde, je t’absous. En fin de journée, as-tu remarqué quelqu’un qui sortait de chez Philomène Lacarelle ?

— Non, souffla Mirette.

— Le mensonge fait dîner mais ne fait pas souper, Mirette. Si j’enfonce ma lame, tu risques de jeûner définitivement.

— Ben… Y a eu des allées et venues, pour sûr. Un type emmitouflé jusqu’aux oreilles a décampé de sa maison avec deux cabas, le soir où vous dites, j’ai pas vu sa trombine, et pis deux-trois jours plus tard une grosse bonne femme a jailli de chez la Philomène, elle avait le feu au popotin.

— Une femme ? Qui ?

— Une copine à la Philomène.

— Tu sais où elle loge ?

— Non, mais elles allaient parfois écluser une lichette chez Moraille, le mastroquet de la rue de Turbigo.

— Tu es gentil avec moi, Mirette. Écoute bien. Tu vas probablement être interrogé par les flics, voilà ce que tu vas leur servir, apprends-le par cœur, c’est ton intérêt si tu veux continuer à jouir du bon air de la capitale.

On lui chuchota des instructions. Puis, d’un coup, la pression entre ses omoplates s’évanouit. Mirette coula un œil de côté sans oser esquisser un mouvement. À la lisière de ses cils, il entrevit une paire de souliers bruns qui s’éloignaient rapidement vers la rue des Lombards. Il lui sembla sentir un galet froid coincé au fond de ses amygdales, son pouls battait le tambour. Les environs étaient déserts. Il s’obligea à respirer lentement. Il enflamma la mèche de sa chandelle, inspecta chaque recoin du couloir, descendit les marches en colimaçon et regarda partout dans la cave avant de se laisser tomber lourdement sur un amoncellement de chiffons qui lui tenait lieu de literie. Il pouvait maintenant s’adonner à des pensées futiles : ce qu’il allait manger, par exemple. Mais d’abord, déboucher le litron de rouge.

 

Léonard et Pétronille Lippmann avaient fui l’Alsace et la Lorraine après la guerre de 70 parce que, à l’instar de nombreux compatriotes, ils refusaient d’obéir au Kaiser. Ils avaient ouvert leur Brasserie des bords du Rhin1 sur le boulevard Saint-Germain. Bientôt, d’ex-membres du groupe des Hydropathes, des Hirsutes, ou des Décadents, dont Jean Moréas, Laurent Tailhade et Mounet-Sully, se mirent à fréquenter ce restaurant devenu assez vite le rendez-vous à bon marché de littérateurs dont le plus célèbre avait été Verlaine. Les peintres, les critiques, les journalistes ne dédaignaient pas de s’attabler derrière la belle façade d’acajou précédée d’une statue en bronze de Diderot, à son aise dans un confortable fauteuil, le bras sur un accoudoir. Quant aux quidams entrés par hasard boire un demi, ils ne résistaient pas longtemps aux quolibets lancés par les élites de la culture moderne.

Joseph pénétra dans une salle meublée de banquettes de moleskine. Si Académie du Fantastique il y avait, comment allait-il en identifier les sociétaires ?

Un garçon à chemise noire et long tablier blanc s’inclina devant lui.

— Monsieur Pignot ? Vos amis vous attendent.

Joseph prit son souffle et le suivit au fond de la brasserie.

— Joyeux anniversaire ! clamèrent en chœur Victor, Tasha, Kenji, Djina, Euphrosine, Iris, Micheline Ballu, Raoul Pérot et Fulbert Bottier, verre levé.

Interdit, Joseph demeura immobile.

— Alors c’était vous ! Vous m’avez eu, murmura-t-il, plus ému qu’il ne l’eût voulu.

— Tu auras tes cadeaux au dessert, mon minet, mais il faut que tu saches que c’est Iris qu’a tout organisé et qu’c’est m’sieu Mori qui régale. Assieds-toi à la place d’honneur.

Les patrons, à qui, vu leur embonpoint, leur cuisine traditionnelle avait dû profiter, tinrent à le féliciter. Un garçon leur servit d’office de la bière mousseuse assortie de bretzels et énonça d’un ton sans réplique :

— Choucroute garnie, vin d’Alsace et baba au rhum.

— Eh ben ! Pour du léger, c’est du léger, la nuit sera mouvementée, marmonna Euphrosine.

— Détrompez-vous, madame, le gewurztraminer est tellement fruité que ça glissera comme sur un toboggan ! expliqua le garçon.

— Est-ce Alfred Jarry qui s’en va ? demanda Victor.

— Exact, monsieur, il a son ardoise chez nous, la maison encourage les Lettres et les Arts.

On trinqua. Kenji relata le séjour à Londres, Djina livra ses impressions. Micheline Ballu loua la générosité d’Euphrosine. La bière et le bonheur d’être le point de mire de l’assistance ranimaient le moral de Joseph qui nota que Fulbert Bottier paraissait soucieux.

— Y a un truc qui vous tourneboule, parrain ?

— Non, non, Je dois couver un rhume.

Joseph connaissait bien le bonhomme, il savait que quand celui-ci tripotait nerveusement ses lunettes, il était en proie à un trouble plus profond qu’un rhume. Il n’insista pas, mais surprit les mimiques échangées entre Victor et Raoul Pérot. Que lui cachait-on ? Un ange pirouetta entre les lustres et, pendant ce bref laps de temps, on entendit la conversation de deux écrivailleurs installés à la table voisine.

— Il faut se préparer à des poursuites à l’encontre de ce vidangeur de Zola. Seule une demi-douzaine de députés socialistes l’a soutenu. Cet après-midi le Palais-Bourbon vitupérait l’article de L’Aurore. Les députés se serrent les coudes, tous unis, les cléricaux, les modérés, les républicains de gauche, les radicaux et la majorité des socialistes. Albert de Mun a tenté de réclamer des mesures contre ce J’accuse à la tribune, quel tollé ! Le Centre a protesté de concert, un chœur de vierges effarouchées.

— Un tel barouf pour un youpin, c’est un peu fort !

Consternés, les convives posèrent leur fourchette. Djina et Tasha étaient écarlates, des trémulations involontaires affectaient les mains de Victor. Blessée, furieuse de cette injure qui visait sa famille, Euphrosine repoussa sa chaise.

— Je vais montrer à ces démarqueurs de linge2 de quel bois je me chauffe, grinça-t-elle, les lèvres tordues sur un rictus.

Micheline Ballu la retint de justesse et s’écria d’un ton enjoué :

— Savez-vous qu’à l’Ambigu on répète La Pocharde ? Moi, j’adore les drames de Jules Mary, ils finissent toujours bien, la justice triomphe.

— Bravo, madame Ballu ! approuva Kenji. Levons nos bocks à l’équité, à la liberté de penser et à l’égalité de chaque occupant temporaire de notre terre-patrie, minuscule grain de poussière d’un maelström dont la signification nous est étrangère.

— J’apprécie votre philosophie, cependant je doute qu’elle réussisse à endiguer ce flot de haine qui se déverse sur la France.

— Mon cher Victor, quand votre verre est à moitié vide, dites-vous qu’il est à moitié plein. Garçon, de la bière pour tous !

Tout en ayant l’air de s’intéresser à ce dialogue, Joseph ne manqua pas d’observer la mine de conspirateur de son parrain penché vers Raoul Pérot. Que pouvaient-ils se raconter ? Les deux compères, en bout de table, étaient trop éloignés. L’expression aussi neutre que possible, il se décolla de son siège sous prétexte de saisir une carafe d’eau. Ses oreilles prises en sandwich entre les jacassements des femmes et les murmures des bouquinistes parvinrent à isoler des lambeaux de phrases :

— C’est horrible… vue m’obsède, pourquoi mes boîtes ?… Où est la tête ?

—… a pu être jetée dans la Seine, mâchouilla Pérot, la bouche en coin.

— Valmy va me cuisiner, je… Et la Boulangère ?

Fulbert stoppa net sous le « chut » péremptoire de Victor.

Joseph lorgna son beau-frère à la dérobée.

« Il est arrivé quelque chose de grave, il est question de Valmy, Victor est impliqué, ma main au feu. »

Une fois le baba englouti et le kummel offert par la maison sifflé, Joseph fut comblé de cadeaux, mais il était absent. Ces bribes d’une énigme difficile à débrouiller le perturbaient tant qu’il ne prêta qu’une attention distraite aux présents de sa mère. Il déroula la cravate bleu canard, caressa les poils de la brosse à habits, orienta la loupe sur le visage de Micheline Ballu dont les paupières se muèrent en capotes de fiacre. Les photos de ses enfants lui arrachèrent un laconique « ravissant », à peine s’il lut le texte du chromo. Meurtrie, Euphrosine songea que sa croix pesait de plus en plus sur ses épaules.

Joseph reprit pied lorsque Fulbert lui tendit un pistolet d’officier à silex.

— C’est une pièce de collection. Elle date de 1805. Je l’ai achetée au Tyrolien.

— Un Tyrolien ? Il sait iodler ?

— Tu le connais, c’est mon voisin de quai, Georges Moizan, l’homme à l’inamovible chapeau à plumes. Non, non, mesdames, aucun danger de commettre un meurtre avec cette arme, elle est purement décorative.

En prononçant le mot « meurtre », Fulbert devint livide. Euphrosine serra les dents, assaillie par la vision de son amie trucidée, et chancela dans les bras de Victor. Raoul Pérot les gratifia illico d’un second kummel.

— Ne forcez pas sur l’alcool, ou bien c’est ici que sera créé le mélodrame de Jules Mary, conseilla Kenji. Joseph, Djina et moi, nous vous offrons ces deux livres afin que vous perfectionniez votre anglais.

Joseph considéra The Big Bow Mystery3, d’Israel Zangwill, et Murder Considered as One of the Fine Arts4, de Thomas De Quincey.

Mystery, Murder ravivèrent sa méfiance à l’endroit du trio des acolytes.

« Non, mais, ces comploteurs me prennent-ils pour un benêt ? Il y a anguille sous roche, je découvrirai le pot aux roses. »

Au cours des séparations devant l’église Saint-Germain-des-Prés, Euphrosine supplia Joseph de passer la nuit près d’elle.

— J’ai un réveil sur l’estomac qui fait tic-tac à l’envers.

— Pas étonnant, avec ce qu’on a ingurgité.

— C’n’est pas lié à la ripaille, mon minet, c’est une alarme intérieure qui me rend patraque.

Victor et Tasha les escortèrent rue Visconti, avant de raccompagner Iris rue de Seine, où il avait été convenu que Mélie ramènerait les enfants le lendemain.

— Tu n’auras pas peur d’être seule ? demanda Victor à sa sœur.

— Non, c’est la première fois depuis longtemps, je vais pouvoir jouir du silence.

Il la pressa contre lui et prit conscience que leurs relations fraternelles s’étaient relâchées ces derniers mois. Il éprouva un brusque regret de cet éloignement.

 

Joseph se fût dispensé de dormir dans sa chambre de jeune homme, mais, face au désarroi de sa mère, il osa murmurer :

— Tu sais, maman, je t’aime.

Euphrosine ouvrit la bouche, le souffle court. Soudain secouée de sanglots elle s’affala sur la poitrine de son fils. Il l’aida à s’asseoir et, comme autrefois, prépara les bouillottes.

— Rien n’a changé, ici. Allons, maman, cesse de pleurer, tu me fais perdre mes moyens. Quand je suis avec toi, j’ai l’impression de ne pas avoir plus de raison qu’un enfant.

— Dis pas d’bêtises, mon minet, seulement… seulement… Garder ça pour moi, c’est trop lourd.

Elle se moucha et ajouta d’une voix hachée :

— Faut que j’te relate toute l’affaire, ça m’ronge, mon cœur va éclater. C’est mon amie Philomène, elle a piqué du nez dans son chaudron à confitures et si je n’m’étais pas trompé de livre l’autre jour, je n’aurais jamais subi une telle secousse, sans compter que j’suis suspecte même si on a fini par harponner le bon bouquin ! débita-t-elle en passant, d’un geste las, une main sur son front.

— Maman, je n’ai rien compris. Respire à fond et recommence, dans l’ordre, avec des explications claires.

Elle obtempéra. Quand elle eut terminé, Joseph fut partagé entre l’affolement et la colère. Affolement d’apprendre que sa mère était mêlée à un meurtre, colère d’avoir été mis au placard.

— Je lui ai souvent recopié des recettes, à Philomène, continua Euphrosine. Et puis je lui récoltais des pots destinés à ses marmelades. Ne t’inquiète plus du Traité des confitures. Sans m’sieu Legris j’étais cuite. Il l’a remis en place dans la librairie.

— Il aurait dû me le dire ! fulmina Joseph.

— Il est peu expansif.

— Tu parles ! Cachottier, oui ! Allez, maman, va te reposer, il est tard. Au fait, le second livre, celui que Philomène avait conservé, tu as dû le ranger quelque part, où est-il ?

— Euh… Faut que j’réfléchisse.

— À quoi il ressemble ?

— Ben… Il était couvert du même papier que le Traité des confitures, marbré, bleu et rouge, sinon je ne me serais pas emmêlé les pédales.

— Bonne nuit, sois tranquille, je suis là.

— Quand vous devenez vieux, on vous traite en nourrisson, on vous expédie au pucier.

Joseph préféra se taire. Il sentait l’angoisse peser sur sa poitrine. Il déballa ses cadeaux sur son lit, son regard tomba sur les deux bouquins en anglais.

« Mystery, Murder… On me tient à l’écart, je suis l’Homme invisible !… Je leur réserve un chien de ma chienne, aux trois mousquetaires. Je vais circonvenir Pérot, il ne résistera pas à ma générosité, il abaissera ses défenses. Je sais ce que je vais lui offrir pour garnir ses boîtes, j’ai dû stocker ces pavés dans la remise. »

Sur la pointe des pieds il gagna son sanctuaire. Il inventoria les piles de magazines et de quotidiens collectionnés depuis des décennies. Là, en haut d’une étagère, il avisa ce qu’il briguait : quatre cartonnages beiges intitulés Chroniques de Jean Froissart.

« Du papier marbré bleu et rouge… Si je pouvais en dégoter au milieu de ce fatras, j’en envelopperais les Chroniques… Ah ! il serait dérouté, le Pérot, j’orienterais la conversation de telle sorte qu’il serait complètement déboussolé et je le forcerais subtilement à cracher le morceau. »

Il exhuma des gravures, des lithographies, des cartes de géographie, des images d’Épinal. Les seuls papiers dignes de couvrir les livres étaient marron ou verts. Devant l’ampleur des recherches, il allait renoncer quand il eut l’idée de fouiller le bahut.

— Nom d’une pipe en bois !

Il s’empara d’un mince volume protégé d’un papier tacheté de rouge et de bleu, enfoui sous une écharpe mitée. Un infime fragment de ficelle vermillon s’en échappa. Il inspecta l’ouvrage. À bien examiner les écritures et le support, il s’agissait de deux textes tracés par des mains différentes. Le premier sur vélin, rédigé en latin et en français. Du latin, très peu pour lui. Le second sur papier chiffon dont un feuillet avait été arraché. Un journal ? Mot après mot, il déchiffra péniblement la calligraphie tarabiscotée :

… Margot Fichon a livré un secret merveilleux que je m’efforce de localiser. Si je n’y parviens pas, je soumets au discernement des initiés futurs certains éléments qui, je le souhaite, permettront d’achever la quête à laquelle j’ai consacré ma vie et…

Frustré, Joseph demeura pensif.

— En voilà un jargon ! Est-ce un rébus ? J’étudierai ça demain, parce que là…

Le mélange bière, vin blanc, kummel s’avérait redoutable. Il s’allongea sur le canapé déglingué et plongea d’un coup dans un sommeil peuplé de visions incohérentes. La trame d’un prochain feuilleton émergeait vaguement d’un marécage de confitures où se débattait une commère, un livre dans chaque main.

1- En 1920, un Aveyronnais, Marcellin Cazes, rachète l’établissement. La brasserie Lippmann devient Lipp.

2- Journalistes qui s’approprient l’article d’un confrère en changeant par-ci par-là quelques termes au fil du texte.

3- Le Grand Mystère du Bow (1891).

4- De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (1827).