Mardi 11 janvier
Attablé dans la cuisine de l’appartement de Kenji, Joseph repoussa son assiette garnie d’une énorme part de barbue sauce normande aux navets et se plongea dans la lecture de journaux périmés. Un fait divers du Passe-partout retint son attention.
— Ah ça, Mélie, on se met à trucider des libraires, à présent ! On aura tout vu. Ça s’est passé quand ?… Mazette, la nuit de la Saint-Sylvestre !… Il y a onze jours… Ben, mon colon ! Je découpe et je colle dans mon carnet.
Son imagination se mit à galoper.
— Meurtre à la Saint-Sylvestre. Non, on dirait une recette de cuisine. Noël sanglant, c’est mieux, ou encore Mortel réveillon. Oui ! Voilà un titre alléchant pour un futur feuilleton ! Cela pourrait commencer comme ça, écoutez, Mélie : « L’homme-sandwich ricana et marqua un temps d’arrêt au seuil de l’habitation ténébreuse… »
— Oh ! quelle inventivité, m’sieu Joseph, j’en ai les poils de la nuque qui se dressent !
— Ouais ! Il n’y a plus qu’à composer la suite.
La porte s’ouvrit brutalement, Euphrosine s’encadra dans le chambranle.
— Maman ! Tu m’as rapporté le Traité des confitures ?
— Mange, mon minet, il faut que tu manges, tu ressembles à une endive !
— Je déteste le poisson, ça grouille d’arêtes, je déteste les navets, c’est fadasse, ça me débecte. Maman, où est-il, ce traité ?
— J’te jure que tu l’auras demain, mon minet. Et puis quelle idée de travailler autant, tu désertes ton foyer !
— Ces messieurs font l’inventaire pour le catalogue de printemps de M. Mori.
Euphrosine, l’œil en monocle, considéra Mélie qui feignait de récurer une casserole.
— Vous, la bonniche, on vous a sonnée ? Cessez de chantonner en sourdine ! Je vous avais spécifié de mitonner des menus carnés !
Mélie fit mine d’être captivée par les trous d’une écumoire.
Afin de détendre l’atmosphère, Joseph enfourna une bouchée, puis il revint à l’assaut.
— Nom d’un chien, maman, tu te rends compte de la situation où tu me mets ? Il me faut ce livre !
— J’en ai assez de me faire gronder pour un oui pour un non ! Me crie pas dessus, j’ai de la fièvre, je n’en peux plus !
— T’es malade ?
— Je suis à l’agonie, et toi, toi… Jésus-Marie-Joseph ! Je vais claquer, tu seras tranquille.
Mélie leva les yeux au ciel.
— Si encore ça pouvait être vrai, murmura-t-elle en aparté.
Et, haussant le ton :
— Moins fort, vous deux, y a du monde en bas.
Une voix de femme leur parvenait de la librairie.
— C’est bizarre, on dirait qu’elle jappe, conclut-elle. Monsieur Joseph, sans vous commander, faudrait reconduire votre maman à son logis. Passez par l’immeuble, on ne vous verra pas.
— Chérubin ! Belinda ! Voulez-vous bien ne pas mordiller le pantalon de M. Legris ! ordonna Raphaëlle de Gouveline à un schipperke mâle et à un bichon maltais femelle assiégeant l’escabeau sur lequel s’était juché Victor.
Leur maîtresse enleva son manteau à épaulettes et plaqua contre sa robe les animaux moulés dans des tubes de fourrure.
— Ah, cher ami, je suis soulagée de me réfugier un instant chez vous, quel bonheur qu’il n’y ait personne, j’ai tellement besoin de calme !
— Vous avez de la chance de trouver boutique ouverte, nous faisons l’inventaire, repartit Victor en descendant prudemment de son perchoir. Vos ratiers courts sur pattes ont contracté la rage ?
— Des ratiers ? Oh, monsieur Legris ! Excusez-les, ils sont juste un brin énervés, je les ai emmenés au Père-Lachaise rendre notre visite mensuelle au tombeau de cette pauvre Blanche de Cambrésis. Quelle fin atroce, mourir brûlée vive dans l’incendie du Bazar de la Charité ! Quand je pense que son époux entretient cette femme impudique qui n’hésite pas à révéler son anatomie sur une scène de théâtre ou dans des bandes cinématographiques !
— Est-ce une allusion à l’archiduchesse Maximova ?
— Archiduchesse ? Elle ne l’est plus ! Son mari, colonel de la garde équestre de Nicolas II, en a eu assez d’être la risée de tous à cause de la débauche de cette… de cette…
— Gourgandine ? suggéra Victor.
— Oh, monsieur Legris, jamais je n’aurais osé user de ce qualificatif ! Une demi-mondaine, oui ! Mais ce n’est pas ce qui m’amène.
Elle brandit L’Illustration, exercice périlleux car ses chiens se tortillaient pour regagner leur liberté, et, volubile, expliqua :
— Depuis des mois je recherche un roman paru en feuilleton, Invincible charme, de…
— Inconnu au bataillon, répondit Victor en bâillant.
Sans se décourager, Raphaëlle de Gouveline lui infligea la revue de presse.
— C’est l’histoire d’un officier de chasseurs à pied, Jean Valjean…
— Vous êtes sûre ?
Elle ajusta ses bésicles.
— Oui… Non… Aucune importance. Donc, ce Jean est sur le point d’épouser Odette de Ribeyran quand il découvre que le père de la jeune fille, le marquis de Ribeyran, est aussi le sien.
— Quelle ânerie ! Qui s’est permis d’éditer ce micmac ?
— Lemerre. La suite est sublime ! Lorsque l’officier dément cet affreux secret, la vérité devient une réalité encore plus terrible : l’officier de chasseurs à pied est le fruit des amours d’une des amantes du marquis et d’un officier prussien !
— Aïe ! je redoute l’incident diplomatique. À mon regret, nous ne possédons pas ce chef-d’œuvre.
— Mais il suffit de téléphoner à la maison d’édition ! M. Mori saura comment procéder, je vais l’attendre.
— Il est en Angleterre avec ma belle-mère.
Raphaëlle de Gouveline rougit, jeta plutôt qu’elle ne posa ses chiens à terre, raccourcit leurs laisses, rassembla ses jupes et, sans l’enfiler, saisit son manteau. Elle se heurta à un grand homme à costume de velours noir et feutre à la Van Dyck qui faillit l’étreindre et écopa d’un soufflet.
— Quelle mouche a piqué cette nymphe mûrissante mais toujours appétissante, Legris ?
— Laumier ? Ma parole, vous avez bu ?
— Rien qu’un ballon de sancerre, histoire de prendre les vessies pour des lanternes. Figurez-vous que Mimi et moi on a quitté la Butte à l’aube, cloche de bois et tutti quanti, numéraire inexistant, économies ratiboisées par Dufayel ! On a dit adieu aux dettes, aux meubles et aux frusques, la Mimi, elle en chialait. On est montés dans une charrette que notre voisin de la rue Lepic, Charles Léandre, un as des portraits charges, a loué avec Émile Goudeau et Fernand Pelez, ses poteaux du Cabaret des quat’zarts, et on a roulé jusqu’au quai d’Orsay, loin, loin, bien après le bain Deligny, c’est quasiment la campagne.
— J’avais cru comprendre que vos toiles de nouveau-nés se débitaient à tire-larigot.
— Les bourgeois préfèrent les représentations photographiques du lardon tout nu, à plat ventre sur une peau de bête.
— Vous êtes sans logis ? Si je peux vous aider… avança mollement Victor.
— Ça, c’est rudement chic, pour l’instant on survit. Une relation de la maison militaire du président Félix Faure nous a trouvé un gîte provisoire dans une des écuries officielles, un cagibi sans confort, on risque d’être aromatisés au cuir, à la cire et au suint, mais il a promis de nous dégoter une vraie piaule dans un des ateliers de réparation qui jouxtent les selleries et les remises. Et, qui sait, peut-être un appartement d’officier se libérera-t-il un jour prochain ? On serait logés aux frais de l’État. Je ne compte pas m’enliser dans la purée, les astres me sont favorables. Évidemment, je ne dirais pas non à un apport financier qui gonflerait mon portefeuille et mon moral… Je ne sens pas le crottin, j’espère ?
Impassible, Victor glissa un billet bleu dans un exemplaire défraîchi des Fleurs du mal et l’enfonça dans la redingote de Laumier.
— Baudelaire, ah ! mon poète de prédilection, mille mercis, Legris, édition rare agrémentée d’une illustration dont je vous sais gré. À un de ces quatre !
— Serviteur, dit Victor. Joseph ! Où vous camouflez-vous ?
— Je suis là-haut. Je peux descendre ? Les cadors ont filé ? cria Joseph.
— Accourez, je me sentirai moins seul ! Qu’est-ce que vous avez ? Quelle binette !
— Maman est souffrante, je l’ai raccompagnée rue de Seine.
— Il fallait rester avec elle.
— Ce n’est pas grave, du surmenage, Iris veille au grain. Dites, vous avez vu, on a assassiné un libraire en chambre la nuit du Nouvel An. Il était saucissonné avec de la ficelle et lardé de coups de couteau. Vous le connaissiez ? Il s’appelait Sosthène Larcher.
— Non. Joseph, je vous soupçonne de fuir le domicile conjugal où Pignot junior se complaît à épuiser votre mère et votre épouse. En ces circonstances, il vous est loisible de vous reposer chez Kenji.
— Je ne suis pas en sucre, tout de même !
Le sucre ? L’idée se dérobait, palpitait, jouait aux gendarmes et aux voleurs avec le bon sens.
Le cadavre de Georges Moizan gisait sur des piles de livres. L’aléa était de taille, le corps ne rentrerait jamais là où il avait été projeté de le déposer, il fallait prendre des dispositions.
L’idée jaillit, claire, lumineuse : le sucre ! Quoi de mieux pour masquer un début de putréfaction ?
Extrait du cabas, un premier pot de confitures fut retourné. Son contenu se répandit lentement sur la poitrine du mort. Rouge… Fraise.
Un deuxième, un troisième suivirent.
Jaune… Citron. Orange… Abricot.
L’opération dura à peine dix minutes. Les vingt pots étaient vides. Georges Moizan, figé sous la marmelade, avait l’aspect d’un gisant polychrome.
Une pendule sous globe posée sur la cheminée sonna la demie de quatre heures du soir.
Dans la cour du Dragon, une voix aigre s’éleva :
— Lustucru ! Lustucru ! Viens voir mémère, carogne, c’est l’heure du miam-miam.