Nuit du 9 au 10 janvier
Il avait fallu attendre que la vieille du rez-de-chaussée ait récupéré son matou et fermé ses volets avant de pouvoir quitter l’appartement de Moizan. Les recherches sur place n’avaient rien donné : une majorité d’ouvrages consacrés à la chasse, des gravures, quelques documents notariés datant du Premier Empire.
Les cierges d’un chandelier dansaient sur un calepin vert, un trousseau de clés, un portefeuille alignés sur le manteau d’une cheminée. Le portefeuille contenait un permis de stationner sur les quais de la Seine, une quittance de loyer, la photo de trois hommes et de deux femmes attablés à la terrasse d’un café : La Frégate, un ticket de chemin de fer aller-retour en troisième classe Paris-Caen.
Le calepin vert était neuf, seules les trois premières pages portaient des notes :
26 décembre 1897. Chez cette canaille de Larcher. Achat pour quatre-vingt-dix francs : bonne affaire, jolie monographie mi-chiffon mi-vélin (quatre pages originales qui doivent dater du XVIe siècle pour mon acquéreur habituel), plus magnifique trouvaille de deux gravures rehaussées à la main provenant de l’Histoire naturelle des singes et des makis, de Jean-Baptiste Audebert. Décidément l’équarrisseur n’y connaît pas grand-chose. Le reste : de la drouille bradée à l’Odeur.
6 janvier 1898. Mme Lacarelle fidèle au rendez-vous. Aucune difficulté à lui monnayer la monographie. Payée rubis sur l’ongle. Également vendu à M. Lebeau les gravures d’Audebert. Non seulement je me suis remboursé de mon achat chez Larcher, mais j’ai réalisé une plus-value de quarante-cinq francs, le reliquat du lot est tout bénéfice. Froid sec. Il a gelé cette nuit, mes cadenas étaient grippés.
8 janvier. Branle-bas sur le quai. Un nouveau s’installe. Méfiance, c’est un ancien flic. Je pars demain pour Caen, j’y séjournerai quatre ou cinq jours. Bottier et Le Flohic sont jaloux. Fulbert me tanne pour avoir sa perle rare, laissons-le tirer la langue, ça lui fera les pieds. Angélique Frouin devrait s’occuper de ses matelas, la vie serait chouette sans voisin ni traîne-savates ! Au retour, penser à exterminer les rats.
Il fallait des preuves, des preuves irréfutables, et voilà que… Sur un plateau d’argent, la solution ! C’était presque trop simple. Si les indices semés dans ce journal de bord s’avéraient fiables, la monographie livrerait enfin son secret.
« Passer à l’action. Dissimuler le corps de Moizan… Personne ne s’inquiétera de son absence avant la semaine prochaine… Fignoler une tactique, les contraindre tous à danser. »
Lundi 10 janvier
Philomène Lacarelle ne remercierait jamais assez la Providence d’avoir emporté d’une crise cardiaque son cousin Antoine deux ans auparavant. Ce veuf sans enfants ne possédait d’autre héritière que celle qui, tant d’années durant, avait trimé à nettoyer les saletés des bourgeois pour gagner sa subsistance. La vente de ses biens lui avait rapporté suffisamment pour qu’elle puisse détenir une maison modeste au cœur de Paris et assouvir ses passions : le jeu, les confitures et le général Boulanger. Lors de la liquidation de la succession, elle avait prélevé chez son cousin un amas de détritus bibliographiques en tout genre : livres écorchés, gravures, antiques reliures en lambeaux qu’elle négociait à des libraires ou à des amateurs de vieux papiers. Ainsi l’ex-femme de ménage menait-elle enfin, à cinquante-sept ans, l’existence de ses rêves : papoter, boire une lichette avec ses amies des Halles, arpenter les quais de Seine pour dénicher au fond des boîtes des recettes de fruits cuits ou rassembler documents et articles relatifs à son idole, le général. Deux fois par mois, elle disputait d’interminables parties de cartes en compagnie d’un colporteur nommé Amadeus.
Lorsque le ciel se montrait clément, elle bavardait des heures avec Séverine Beaumont, bouquiniste quai Voltaire. Assises sur des pliants, les deux femmes, qui partageaient les mêmes emballements, conspuaient Boni de Castellane, l’actuelle coqueluche du sexe faible, et déploraient le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse, à Ixelles, en 1891. Que n’avait-on autorisé ce héros à sauver la France !
Philomène se leva à cinq heures, règle immuable, adoptée lorsqu’elle travaillait. Après de brèves ablutions et quelques coups de brosse dans ses cheveux où le blanc dominait, elle enfila sa tenue favorite, une robe de drap bleu lavande assortie d’un paletot. Elle avait renoncé au corset qui comprimait son abdomen. Était-ce sa faute si ses formes généreuses s’épanouissaient avec l’âge ? Elle chaussa ses galoches vernies, aux bouts et aux talons usés, et se détailla dans la glace. Curieux contraste que ces effets élégants et ces souliers éculés, les seuls convenant à ses pieds avides d’espace !
« Je ressemble à une barrique. Bah, peu importe, l’essentiel, c’est la vaillance et la pétulance, huile de coude et cœur au ventre ! »
Elle emplit de graines achetées au marché aux oiseaux le dimanche précédent les mangeoires de ses perruches, puis se hâta vers la cuisine. Le froid l’obligea à nourrir incontinent le calorifère. Gavé de plusieurs pelletées de charbon, il rougeoya. Il fallut ensuite moudre le café et faire bouillir de l’eau. Pendant ce temps elle ouvrit Le Petit Oracle et le confident des dames, édition améliorée, dégoté la veille chez Séverine Beaumont, et compulsa la table des questions.
« Me marierai-je bientôt ?
Mon mari sera-t-il beau ?
Dois-je lui accorder… ce qu’il exige de moi ?
Lequel de nous deux mourra le premier ? »
De la pointe d’un couteau elle piqua au hasard une des lettres de l’alphabet réparties dans une grille.
« Voyons voir, question 1, réponse S… Tu le rencontreras ce soir ! Oh ! Ben flûte, c’est un délai trop court, je n’suis guère préparée, j’aime encore mieux rester célibataire ! Zut, v’là mon eau qu’essaie de rejoindre l’océan ! »
Elle versa le contenu de la casserole dans une cafetière garnie d’un bas de soie dépareillé fourré de café moulu. Le liquide noir goutta dans une tasse.
« L’ennui, c’est que les pièces de l’étage ont été négligées ces derniers mois, mais comme personne ne monte, et surtout pas cet inconnu que je vais rencontrer ce soir – tu peux courir, mon gaillard, la Philomène elle a assez donné aux mâles, sacrée engeance ! Un de ces quatre, si ça me chante, j’m’en vais engager une bonne, j’ai les moyens. Mes pauvres reins ont bien du malheur. Ah ! On peut dire que j’ne me suis pas ménagée avec les ménages ! »
Elle pouffa, s’installa devant sa tasse, engloutit une tartine et considéra la gravure sous verre représentant le général à cheval sur un destrier.
— Bonjour, Georges, tu me réchauffes le sang, coquin ! récita-t-elle selon le rituel quotidien.
Elle s’abstint de débarrasser, passa un manteau de laine, s’enroula un châle autour du cou, s’enfonça un bonnet sur la tête, prête à se colleter avec la bise et le grésil au sortir de sa maisonnette sise rue Pierre-Lescot.
Déjà à son poste sous le porche de l’église Saint-Eustache, le faux aveugle, désigné sous le sobriquet de « père Mirette » par les habitants du coin, tendait sa sébile. Ses seules protections contre les frimas tenaient en un litre de rouge et un grand panneau en bois où étaient punaisés des morceaux de papier griffonnés. L’homme les relisait, histoire de tuer le temps.
— On recherche une apprentie passementière, un garçon de recette, une petite main giletière, des ouvriers sachant ganser. On demande un serveur capable d’ouvrir les huîtres, un cocher, des jeunes filles de treize à quinze ans pour aider dans un atelier de plissage, payées un franc… D’la chair à pâté, oui, voilà c’qu’on demande, des esclaves qui s’ront broyés et balancés sur le macadam : des épluchures. Vive le travail indépendant !… Peste ! V’là la bourrique à galoches ! Pourvu qu’elle me bassine pas avec son Boulanger !
Il fila reprendre sa faction.
Philomène déchiffra à son tour les annonces.
— Des huîtres, si c’est pas une dégoûtation, on dirait d’la gelée, mais d’la gelée salée, et côté rassasiement c’est zéro. Alors, père Mirette, la journée commence bien ? cria-t-elle au mendiant.
Il se ratatina et gémit.
— M’en parlez pas, j’suis dans la panade, le matin, c’est que des grenouilles de bénitier, elles sont rapiates. J’en ai ma claque de la sauter. Quelle mistoufle ! J’suis qu’une loque piétinée par le mauvais sort, ça n’a rien d’épatant !
— Vous vous rattraperez à la sortie des vêpres. Tenez, je vous mets deux sous, rangez-les en vitesse. Et gardez confiance. Des épreuves, on en subit tous. Souvenez-vous de l’infortuné général. Il est mort, lui, tandis que vous, vous êtes vivant.
— J’en ai d’la chance, marmonna-t-il en se rencognant sous la saillie du chevet de Saint-Eustache.
— Quand vous sentez que la foi vous quitte, sifflotez donc En revenant de la revue, ça vous ravigotera !
Philomène pénétra dans l’église où elle éprouvait toujours l’impression d’être une naine sous la nef imposante. Les décorations murales des vingt-quatre chapelles la ravissaient, mais, en dépit de leur beauté, elle affectionnait en particulier le tombeau de Colbert, et ce fut face à lui qu’elle s’agenouilla. Elle entonna en elle-même le refrain de sa chanson préférée :
Gais et contents
Nous étions triomphants
En allant à Longchamp,
Le cœur à l’ai-ai-ai-se…
Elle exprima sa reconnaissance tant à Colbert qu’à Boulanger de lui avoir permis de noter les merveilleuses recettes consignées dans le Traité des confitures prêté par son ami Euphrosine Pignot, elle se releva, se signa et se dirigea vers le chœur près duquel elle alluma un cierge à la mémoire de son défunt cousin et du général. Elle se prosterna ensuite aux pieds d’une statue de la Madone.
— Je vous salue Marie, pleine de grâce…
La suite de sa prière se mua en une recette récemment découverte, la confiture d’abricots secs.
« Tremper quelques heures deux kilogrammes de fruits dans quatre litres d’eau, que votre nom soit sanctifié, verser le tout dans le chaudron avec trois kilogrammes de sucre, le fruit de vos entrailles est béni, quand le sirop est en ébullition, que votre règne arrive, après cuisson, mettre en pots, amen. Pardon, sainte mère de Dieu, les confitures, c’est mon péché mignon, je réciterai dix ave à la prochaine messe, donnez-nous aujourd’hui… »
Les souliers bruns contournèrent le bénitier. Il y avait deux fidèles en pâmoison devant le chœur et le faux aveugle de la pointe Saint-Eustache rôdait autour des troncs. Quant à la Boulangère, elle était là, dans les profondeurs de l’église.
Lorsque Philomène émergea à l’air libre, elle fut accueillie par le tohu-bohu des Halles. Des haquets, des camions déversaient leurs provisions dans la gueule des pavillons de Baltard en proie à la danse de Saint-Guy. Des portefaix galopaient, dégringolaient des véhicules, pressés de dresser des pyramides de poireaux et de panais. Un tas de carottes bouchait une allée, provoquant les injures de marchands eux-mêmes responsables d’embouteillages dus à des murailles de cageots vides. Un chou-fleur explosa sous les sabots d’une jument, deux commères se crachèrent des insultes au visage et manquèrent en venir aux mains. Un gamin en profita pour fourrer une chicorée sous sa blouse. Une des commères le surprit et l’apostropha. Du coup, elles se réconcilièrent et allèrent boire un canon dans un estaminet.
Philomène avait peine à circuler entre les contreforts de navets, de potirons et de pommes de terre. Elle qui n’avait jamais contemplé la mer se croyait transportée au milieu de vagues bigarrées, dont les effluves l’enivraient. Une marée de futurs potages l’aspirait de ses tourbillons.
« Quelle mêlée ! songea-t-elle. J’suis persuadée qu’la cour des Miracles était fadasse, comparée à ces nuées de crève-la-faim ! »
Les sans-logis, les miséreux se bousculaient autour de certaines des pourvoyeuses de bouillon chaud qui, plus charitables que leurs consœurs, leur en offraient gratis une louchée.
Les souliers bruns dérapèrent sur un papier gras mais poursuivirent leur filature de la femme courtaude. Cabas au bras, elle tanguait entre une montagne d’oignons et un rempart de citrouilles.
— Tendresse ! Verdurette ! clama un maraîcher.
— Cresson de fontaine, six sous la botte !
— Portugal ! Goûtez mes oranges !
— Fromages de la Brie, vous en fondrez de bonheur ! beugla un crémier ambulant, illico chassé du fief des fruits et légumes.
— Tiens, la Mathurine, lorgne un peu c’te particulière qui déboule, c’est Mme Cro-Magnon, s’égosilla une fille à foulard imprimé de bleuets égalisant des piles de radis noirs et d’échalotes.
Sa voisine, spécialisée dans les fruits secs – tournesol, figues, dattes –, contracta les mâchoires.
— Fadaises ! Elle raconte s’être trouvée nez à nez avec un macchabée dans un gourbi préhistorique édifié pour l’Expo de 891 ! Si elle se figure me faire avaler ses bobards à la mie de pain…
— De quoi tu t’plains ? Elle croque tes noisettes et tes noix ! remarqua un mouflet en chandail aussitôt rabroué d’une taloche.
— Oh ! Madame Mathurin, pourquoi frappez-vous ce gosse ? Il est pourtant bien poli, votre fiston, protesta Philomène Lacarelle en accostant le stand.
— Un diable déguisé en angelot. Maudit gamin, y m’f’ra mourir avant l’heure ! Allez, ouste, Gaston, les caresses de chat, ça donne des puces ! Et qu’y a-t-il pour votre convenance, madame Lacarelle ? s’enquit la matrone, aussi large que haute, regard rusé et nez en bouton de porte astiqué.
— Des abricots secs. Deux kilos. Ah ! et puis des marrons.
— Chauffe un marron, ça l’fait péter ! mâchonna un marlou chafouin, brillant à la cravate, escorté d’une demi-mondaine parfumée à la morphine.
Mme Mathurin leur adressa un geste obscène.
— Racaille ! Quand on n’est pas envahis par cette pègre, c’est les cookistes qui nous emmouscaillent !
— Les cookistes ?
— Ben oui, des gens matelassés d’pognon qu’ont rien d’autre à fiche que d’visiter les pays étrangers. C’est l’agence Cook qui organise ça. Des Angliches, la plupart. Ça vous soûle les oreilles de garden-parties, de five o’clock teas et de cocktails, comme si nous, on n’était pas là pour la matérielle mais pour la couleur locale !
Son cabas empli d’abricots, de marrons, de pommes et d’un potiron, Philomène éprouva le poids de son fardeau augmenté de celui des années. Elle avait du mal à se frayer un passage, elle toussait et soufflait, au bord de la suffocation. Elle n’était plus d’âge à se livrer à de telles fariboles. Elle fut contrainte de marquer une pause près d’une fontaine Wallace laquée de givre. De là, elle écouta les discussions de fermiers avec les mandataires en jaquette élégante, et les manigances des filles publiques occupées à racoler des quidams échappés des Boulevards. Elle frissonna, pénétrée par le froid, et se rapprocha subrepticement d’un brasero accolé à une succession de sacs débordant de lentilles volées par des moineaux. Elle constata ainsi le manège d’un inspecteur en civil tournicotant autour d’une des prostituées, une demi-portion aux yeux de chèvre et à la bouche en cœur.
« Celle-là, elle a dû délaisser sa famille, des chiffonniers ou des fabricants de fleurs artificielles qui l’obligeaient à manier un pinceau à colle. Un souteneur l’a embarquée et maintenant ça va être ce cogne, un émissaire du poste de la rue Berger, probable. »
Non loin d’une colonne métallique, un garçon boucher était en grande conversation avec un rétameur égaré dans l’immense marché.
— Le combat social, moi je m’en tamponne, d’ailleurs j’travaille « intermittemment », c’est un choix de vie.
— Moi, c’est kif-kif. J’vais sans doute lâcher la viande pour écouler un stock de lacets qu’un de mes oncles m’a légué. Je me suis pensé que…
Toujours suivie à son insu, Philomène Lacarelle s’engagea rue Baltard, voie non construite qui divisait les pavillons des Halles. Elle atteignit la pointe Saint-Eustache et un lacis de ruelles déjà éveillées.
— Frisquet, hein ? jeta-t-elle à un bougnat calfeutré derrière ses litrons de vin rouge.
— Ça vaut mieux, m’dame Lacarelle, car qui voit à Noël les moucherons, à Pâques verra des glaçons !
— Pour sûr, il a raison, marmonna-t-elle en tournant la clé dans la serrure. Je suis veinarde d’avoir pu acheter ce palais rien qu’à moi. Je lui s’rai jamais assez reconnaissante d’avoir cassé sa pipe, au cousin Antoine. Ouf, il était temps, j’ai le dos scié en deux !
Elle déposa son cabas sur la table de la cuisine et se versa une dose de xérès, luxe qu’elle avait toujours envié aux riches.
« Ça va, une vraie chaufferette dans le burlingue. J’suis flapie mais pas question de roupiller, j’ai du boulot ! »
Elle s’alloua une récréation sur le tabouret près du poêle et feuilleta un de ses précieux livres de cuisine.
« Voyons, par quoi commencer ? La confiture de marrons ? Enlever la première peau. Faire bouillir dans une casserole émaillée et couverte. Ôter la deuxième peau. Peser la même quantité de sucre que de marrons. Mettre une gousse de vanille… Flûte, j’n’en ai pas ! Le potiron, alors ? Pour trois kilogrammes de potiron bien épluché ajouter deux kilogrammes et demi de sucre, un bâton de vanille… Décidément, la vanille est un ingrédient indispensable. Zou, à chaque jour suffit sa peine, je m’en tiendrai aux abricots secs. »
Les souliers bruns firent le tour de la maisonnette qu’un étroit boyau séparait des immeubles mitoyens. Une seule manière de s’introduire dans les lieux sans attirer l’attention : découper au diamant une vitre donnant sur l’arrière-cour et permettant d’accéder à la chambre à coucher.
Le ciel plombé s’obscurcit à tel point que les alentours furent noyés d’ombre.
Dans une cage dorée, deux perruches voletèrent en pépiant tandis que les souliers bruns progressaient sur le tapis.
Philomène était satisfaite. Elle n’avait cessé de remuer avec une spatule en bois le mélange eau, sucre, abricots dans le chaudron de cuivre sur la cuisinière. Elle écuma et, pendant que l’épais sirop reposait, alla chercher des récipients vides dans le placard qui leur était réservé.
Elle désirait que ses confitures soient des œuvres d’art gustatives et esthétiques. Il convenait donc que les pots, traqués chez les brocanteurs, aient un aspect de verre bien taillé. Elle en sélectionna une vingtaine aussitôt alignés. Elle prépara autant de ronds de papier blanc enduit de glycérine rectifiée – produit qu’elle jugeait infiniment préférable au cognac sucré – afin de les poser à même les confitures avant de clore les pots. Ne pas oublier le rouleau de ficelle et les étiquettes calligraphiées à l’encre violette.
« Une cuillerée pour Colbert, une cuillerée pour Georges, une cuillerée pour la sainte mère de Dieu… »
Les vingt pots furent emplis de la succulente purée orange, scellés puis placés sur une desserte.
« Hum ! ça sent bon. Tu vas pouvoir gratter les restes et te régaler, ma petite Philomène, tu l’as mérité ! Mais d’abord, nourrir Titine et Fifi. »
Elle repoussa sa chaise et se dandina jusqu’à sa chambre à coucher située de l’autre côté d’un couloir.
Les souliers bruns s’extirpèrent des lieux d’aisances, entrèrent dans la cuisine et la parcoururent en tous sens. L’ouvrage n’était pas emprisonné entre les deux presse-livres sur l’étagère chargée de bouquins. Était-il enfermé dans un meuble dont elle avait planqué la clé ? Déjà, la démarche lourde, Philomène revenait. Elle se pencha sur le chaudron et en racla le pourtour. Il y eut un bruit ténu.
Le premier coup s’abattit sur sa nuque. Elle eut l’impression de choir dans un puits à l’odeur délicieuse.
Le second coup fit apparaître un militaire à califourchon sur un palefroi nimbé de lumière.
— Mon général…
Le troisième coup la rendit muette à jamais.
Les minutes étaient comptées, où chercher ? La desserte ne supportait que des pots vides, des assiettes, une marmite. Les entrailles du bahut débordaient d’un fatras de feuillets. Là, sur le tabouret, cet objet rectangulaire enveloppé de papier marbré bleu et rouge !
Non, ce n’était qu’un traité anonyme sur la façon d’apprêter les confitures, publié en 1755, ayant le format et l’apparence du recueil tant convoité et protégé par un papier similaire. Le tabouret fut renversé rageusement tandis que le traité valsait sous la table. Un pot de câpres orné d’une étiquette Janvier 1898 dégringola à terre et explosa.
À l’étage flottaient des relents douceâtres. Les deux pièces recelaient des chaises empilées, des amas de bouquins dépiautés, un canapé, un guéridon semé de bibelots. Punaisés aux murs des chromos aux couleurs criardes représentaient un officier en uniforme fantaisiste, cheveux, barbe et moustache blonds, caracolant sur son cheval. Une couche de poussière recouvrait le plancher où gisaient moutons et mouches mortes. Au rez-de-chaussée, le décor de la chambre à coucher fut bouleversé en vain.
Dans la cuisine, des cabas suspendus sous la pierre à évier accueillirent les pots de confitures encore tièdes rangés sur la table et d’autres disséminés çà et là. Un serre-livres les rejoignit ainsi qu’un carnet noir enfoui au milieu d’une corbeille garnie de pelotes de laine.
— Ayez pitié d’un pauvre aveugle ! Ils s’en foutent du pauvre aveugle, maronnait le père Mirette. Tous des mécréants, ils ont perdu la foi et les rares qui fréquentent la maison du bon Dieu, c’est des avaricieux !
À moitié dissimulé par des poubelles regroupées rue Pierre-Lescot, le père Mirette évaluait sa recette à la lueur d’un réverbère. Les vêpres : un échec complet, en revanche la récolte des troncs s’était avérée juteuse.
— Tu vois, Mirette, faut toujours prendre aux mots les proverbes : « Besognons, Dieu besognera. » Merci Jeanne d’Arc2. Au moins, y a une âme qui veille sur toi, là-haut.
Il fourra les piécettes au fond de ses poches et distingua une forme encapuchonnée, les bras tendus sur deux cabas. Il se mit à cavaler à ses trousses en braillant :
— Ayez pitié d’un pauvre aveugle ! Qui donne aux pauvres prête à Dieu !
Occire cette bonne femme avait été une erreur.
« Bah ! Ce qui est sans remède doit être sans remords. Ce qui est fait est fait… Qui a écrit cela ?… Ah oui ! Shakespeare. »
Un, deux, trois, quatre. Avec la régularité d’un métronome, les souliers bruns arpentaient le plancher sans se soucier d’en ménager les lattes.
Un, deux, trois, quatre. Les pas cadencés traduisaient une rage contenue. L’affaire s’engageait mal. À cette heure avancée, le faux aveugle n’aurait pas dû se trouver rue Pierre-Lescot.
Le carnet noir subtilisé dans la corbeille à tricot de Philomène Lacarelle fut dûment feuilleté. Des pattes de mouche ! Des listes de courses ! Des confidences de vieille fille ! Du vent !
31 décembre. Réveillon chez Moraille, aux Halles. Bonne ambiance. Soupe à l’oignon.
Mardi 4 janvier. Euphrosine Pignot m’a prêté un Traité des confitures qui date de mon arrière-grand-mère. Je dois le lui rendre très vite, elle l’a emprunté à son fils.
Mercredi 5 janvier. M. Moizan m’a dégoté de la matière première. Ses prix sont élevés, mais je peux me le permettre, c’est si rare les bonnes trouvailles ! Gagné un franc à l’écarté contre Amadeus. Si j’avais vingt ans de moins, j’en ferais mon quatre heures. Il a beau être étrange, quelle prestance ! Il est aussi attirant que mon défunt général.
Jeudi 6 janvier. Rendu le Traité des confitures à Euphrosine Pignot. Nous avons trinqué chez Moraille. Ce soir réunion des Croque-Fruits chez moi. Seront de la partie Chantal D., Annie C., Angélique F. Nous comparerons nos recettes, je leur distribuerai des cadeaux gustatifs qu’elles apprécieront. Miam, j’en salive à l’avance.
Samedi 8. Quai Voltaire. Croisé Angélique F. qui nous a évitées hier soir. Je lui ai passé un savon. Acheté une bricole à Moizan.
Dimanche 9. Grasse matinée. Rêvé que le général m’emportait à moitié dévêtue sur son palefroi. Déjeuné sur le pouce chez Moraille, andouillette frites. Sieste.
Fiasco ? Non ! Inutile de céder à la panique. Ces échecs successifs résultaient d’un comportement erroné, trop de hâte, pas assez de réflexion. Les noms mentionnés… Il suffisait de repartir du bon pied, le combat serait livré jusqu’à son terme.