Chapitre XV

Jeudi 20 janvier

 

Au retour de Joseph, Kenji papillonnait autour de la jolie Mlle Mirande, et Victor étalait sur le tapis vert de la table centrale à l’intention de M. Chaudrey, tout émoustillé, des gravures réalisées d’après des tableaux de Boucher.

— Alors, monsieur Pignot, on vient se rincer l’œil en ma compagnie ? chuchota l’apothicaire d’un air salace. N’est-elle pas affriolante, cette coquine à plat ventre sur ses draps froissés ?

— Il faut que je vous parle, murmura Joseph à son beau-frère.

— Excusez-moi un instant, dit-il à M. Chaudrey.

Ils se rendirent dans l’arrière-boutique.

— Vous êtes livide, remarqua Victor.

— Y a de quoi ! Ça vous dégoûterait d’avoir mal aux dents ! Un véritable cabinet de torture : des daviers, des fraises, des crochets, des espèces de clés, des leviers, des pieds-de-biche…

— Pourquoi pas des scies et des marteaux ? Le croquis de Pérot a-t-il servi à quelque chose ?

— Le praticien a confirmé votre hypothèse : il s’agit bien des mâchoires d’un de ses patients, Georges Moizan, qui d’ailleurs lui doit une somme rondelette.

— Il n’est pas près de le rembourser. Quel peut être le lien entre ces crimes ? Sosthène Larcher et Georges Moizan, libraires. Philomène Lacarelle et Annie Chevance, expertes en confitures. Le même assassin pour ces quatre victimes ? Qui ?

— Quelqu’un qui est aussi gourmand de lecture que de fruits cuits.

— J’ai un trio en tête : l’élagueur, le cordonnier, le joueur de piquet. Il faut les avoir à l’œil. Suggestion : on se partage les deux premiers dimanche matin, vous suivez Gaétan Larue, je m’attache aux basques de Ferdinand Pitel, et nous nous efforçons de les radiographier aux rayons X de notre intellect.

— Pourquoi dimanche ?

— Parce que c’est le seul jour de la semaine où la librairie soit fermée.

— Ce qui signifie : pas de grasse matinée. Et Amadeus ?

— On se le garde pour la bonne bouche.

Victor allait ajouter que les bouquinistes demeuraient en lice, mais préféra se taire.

— Monsieur Legris, mon choix se porte sur Mlle O’Murphy, mais il faudrait recouvrir cette dame dénudée d’un vêtement anodin, une carte de France par exemple, sinon ma douce moitié va me chanter pouilles !

— Nous arrivons, monsieur Chaudrey, Joseph est le roi des emballeurs !

 

Kenji montait l’avenue de l’Opéra. À la hauteur du bureau de poste, il fut abordé par une femme hérissée de plumes et d’épingles à perles. Il eut un mouvement de recul face à cette créature qui semblait être le fruit des amours d’une autruche et d’un porc-épic.

— Mon Mikado ! Tu me bats froid ?

— Fifi !… Fiammetta !… Archiduchesse Maximova !

— Simplement Eudoxie, pour vous, pour toi ! Mon époux m’a répudiée et je n’ai jamais été aussi heureuse. Je me suis trouvé un protecteur en la personne d’un pauvre veuf.

— Je sais, Stanislas de Cambrésis est loin de manquer de numéraire.

— J’ai dit pauvre veuf, non veuf pauvre. Mettons que ses revenus m’accordent le privilège de vivre en célibataire dans un luxe relatif et de le rencontrer le moins souvent possible pour alimenter les cancans du boulevard Saint-Germain. J’en connais un bout sur le cancan, hein, mon chou ? C’est lui qui m’a lancée dans le monde. Te souviens-tu du Moulin-Rouge ? J’étais la reine du port d’armes, de la guitare, du salut militaire, du croisement de jambe derrière la tête et du grand écart ! Tu lorgnais la ligne rose entre ma jarretière et les volants de mon pantalon ! Tu te régalais, hein ?

— « Regretter le passé, c’est courir après le vent », proverbe russe.

— Vous êtes impitoyable. Condamner une infortunée divorcée sans ressources, traînant sa beauté déclinante dans ce Paris privé de cœur et de soleil, c’est bien toi ! Tu n’étais pas si cruel, jadis.

— Sans ressources ? Vous me la baillez belle ! Quant à votre beauté, elle est rayonnante.

— Je vous retourne le compliment. En dépit de vos cheveux gris, vous arborez un charme fou. Viens donc me conter fleurette un de ces soirs à mon nouveau domicile, 27, rue de Vaugirard, ou, si tu appréhendes des retrouvailles embrasées, fais un saut à Montreuil-sous-Bois. M. Méliès a eu la gentillesse de m’engager au sein de sa troupe cinématographique. Il me réserve fréquemment des rôles phares. Les bandes qu’il filme constituent le nec plus ultra en matière d’avant-garde artistique !

Elle baisa ses doigts gantés et les appliqua sur la joue de Kenji.

— À te revoir, mon Mikado ! Je file, on m’attend.

 

Tasha reposa le quotidien oublié sur la banquette. Le colonel Picquart avait porté plainte contre les auteurs d’un télégramme signé « Speranza » qui lui avait été envoyé à la fin de son séjour en Tunisie. Ce rebondissement de l’affaire Dreyfus, le courage de cet officier et celui d’Émile Zola atténuèrent son abattement. Elle allait changer son fusil d’épaule, laisser dormir la peinture, proposer ses talents de caricaturiste au Passe-partout dont le directeur, Antonin Clusel, lui conservait une amitié bienveillante. Elle n’était encore jamais sortie seule, le soir, depuis la naissance d’Alice. Elle sentit qu’elle avait recouvré sa sérénité. Attablée près de la vitrine du restaurant, au coin de la rue des Petits-Champs, elle observait les allées et venues sur les trottoirs, les lumières, le bouillon Duval situé de l’autre côté, puis son regard s’orienta vers la salle. Rien n’avait bougé, toujours la même clientèle de messieurs chics en mal d’aventures galantes, le même garçon, vieilli, les yeux cernés, l’air compassé. La porte s’ouvrit, les glaces étincelantes multiplièrent le reflet d’un homme élégant qui déposa pardessus et chapeau sur une patère. Elle lui fit signe, il prit place face à elle et lui étreignit les mains.

— Vous êtes en avance, dit-il.

— J’ai voulu faire un pèlerinage aux sources, retrouver le cadre et la légèreté des années quatre-vingt.

— Vous êtes bien nostalgique, ma chère. Je suis enchanté de dîner avec vous, en tête à tête, cependant votre lettre m’a chiffonné, vous avez des ennuis ? Pourquoi solliciter mon appui ?

— J’ai besoin de conseils et qui mieux que vous pourrait m’en prodiguer ? Vous êtes un homme alerte, enjoué, les ans semblent n’avoir aucune prise sur votre moral.

— Vous me flattez. Je craignais d’entendre : « parce que vous avez l’âge d’être mon père ».

— J’ai un père, il est loin. Vous, Kenji, vous êtes un ami.

Il la dévisagea avec attention, toussota, gêné, parce qu’elle avait évité de souligner qu’il était l’amant de Djina. Il héla le garçon et lança à Tasha :

— Je crois qu’un petit remontant ne serait pas superflu. Garçon, deux vodkas ! Et apportez-nous le menu. Je vous écoute, Tasha.

Elle ne répondit pas et lui tendit le billet subtilisé à Victor. Il le lut, eut un sourire malicieux.

— Vous êtes jalouse ? Vous pensez que votre époux… Non, vous vous méprenez. Cette « fleur de mai » est sa demi-sœur. Les iris sont les fleurs de mai. J’ai follement aimé Daphné, la mère de Victor. Lorsqu’elle est morte accidentellement, Iris, notre fille, était une très jeune enfant, c’est elle, ma fleur de mai, qui m’a donné une raison de vivre. Voyez-vous, Tasha, un nouvel amour ne chasse pas l’ancien, Daphné vit en moi et je suis profondément épris de votre mère. Bien sûr, j’ai connu d’autres femmes, et comme tous les hommes, plaire et séduire est un jeu auquel je résiste difficilement. Un jeu, vous comprenez ? Après tout, ainsi qu’on le dit en plaisantant : ce n’est pas parce qu’on est au régime qu’il est interdit de consulter le menu ! Ah ! voilà la carte. Je vous préconise un consommé… une sole cresson et ensuite… Nous verrons.

— Ce n’est pas tout, dit-elle lorsque le garçon eut pris la commande, il a recommencé à enquêter, j’ai peur.

— Je sais, ma chère, je sais, mais qu’y pouvons-nous ?

— Examinez le dos de cette lettre. Il m’a avoué avoir été témoin de la découverte d’un corps dans les boîtes de M. Bottier, mais qui sont P. L. et A. C. ?

— Je sèche. Profitons du moment, demain j’en apprendrai davantage, je suis convoqué à la Préfecture de police. Le vin, rouge ou blanc ? Blanc, c’est du nanan.

— Vous veillerez sur lui ?

— J’ai toujours veillé sur lui et Joseph, à leur insu. Exercez-vous à contrôler votre anxiété, na zdorovie1, et cul sec, dit-il en sifflant sa vodka.

 

Vendredi 21 janvier

 

— Quel temps de chien ! marmonna Augustin Valmy en se brossant les ongles.

Il retourna trôner à son bureau. Les narines pincées, il étudia le miteux qui se collait au poêle. On frappa. Le planton passa le buste dans l’entrebâillement de la porte.

— M. Mori Kenji est là, chef.

— Qu’il entre.

— Monsieur Mori, prenez un siège, non, pas la chaise, le fauteuil. J’en finis avec ce zig et je suis à vous. Alors, toi, tu persévères dans tes dénégations ? Tu sais que je peux te boucler ? Mendicité sur la voie publique, escroquerie à la cécité, grinchissage à la quête, ce ne sont pas les motifs qui manquent.

— Ah non ! sur le dernier point j’suis innocent, m’sieu l’commissaire, sur la tête de ma pauvre maman qui repose au cimetière de Belleville.

— Excusez-moi, commissaire, que signifie grinchissage ? demanda Kenji.

— C’est une expression populaire qui résume les activités lucratives de monsieur. Il va à la messe et se fait un devoir de donner à la quête. Il plonge la main dans l’aumônière à glands d’or, jusqu’au fond, et rafle discrètement le plus possible de piécettes, hein, Mirette ?

— C’est pas vrai ! Ma main, je m’contente de la tendre à l’extérieur de l’église, même que j’me la gèle. Faut bien vivre, quoi, non mais, enfin !

Le commissaire Valmy était resté debout. Ses yeux fonctionnaient à toute allure, il enregistrait le moindre détail : Kenji Mori assis nonchalamment dans le fauteuil, le débraillé du père Mirette, le pommeau de la canne de Kenji, son visage impavide, son costume à la coupe impeccable.

« Du sur-mesure, tissus anglais », subodora-t-il avec un soupçon d’envie.

Il s’approcha de la fenêtre. Deux pigeons se dandinaient sur le glacis. Avec les ongles, il cogna au carreau, les volatiles s’envolèrent au-dessus de la Seine. Satisfait, Valmy regagna son bureau, se pencha en arrière, les mains jointes, et d’un ton doucereux s’adressa au père Mirette.

— Tu connaissais Philomène Lacarelle ?

— J’ai jamais dit le contraire.

— Elle a été assassinée.

— Je l’sais, mais j’y suis pour rien.

— Le jour du meurtre, tu étais dans le secteur, non ?

— Quel jour c’était ?

— Je vais te rafraîchir les neurones, Mirette, c’était le 10 janvier, un lundi, le jour où un monte-en-l’air a nettoyé les troncs de l’église Saint-Eustache. Le curé a porté plainte. Et ce monte-en-l’air, on jurerait ton jumeau.

— C’est pas moi, et si c’est pas moi, c’est donc mon frère !

— Ça a dû te rapporter un joli magot.

— J’pète pas dans la soie, m’sieu l’commissaire, au cas où ça vous échapperait.

— Concentre-toi, Mirette, sinon je t’expédie chez le juge.

— Feriez mieux de foutre à l’ombre les chéquards et les fricoteurs qui s’engraissent en tondant la laine sur le râble du populo !

Valmy expira lentement pour ne pas laisser éclater sa colère.

— Parle-moi de la femme Lacarelle, elle recevait des hommes ?

Le père Mirette sembla faire un effort de mémoire. Il ferma à demi les yeux, hocha la tête.

— J’peux pas vous dire ça de but en blanc. Si vous voulez que j’lui invente des galants, j’me décarcasserai pour vous exaucer, combien en voulez-vous, m’sieu l’commissaire ?

— Bon, ça va, ça va. Georges Moizan, cela t’évoque quelqu’un ?

— C’est qui ?

— Un bouquiniste du quai Voltaire.

— Je n’lis pas, moi, m’sieu l’commissaire ! Faut comprendre, j’suis aveugle ! Vous croyez qu’les vieilles bigotes me donneraient autre chose que des boutons de culotte si elles me surprenaient en train d’bouquiner ? C’que j’sais, c’est qu’la Philomène, elle fabriquait des confitures avec des copines. Au Nouvel An elle me refilait d’la gelée d’groseille, seulement moi, je déteste la gelée d’groseille, ça m’flanque des aphtes. Et puis, elle jouait aux cartes à domicile avec un évadé de Charenton.

— Décris-le-moi.

— Ben, question fringues, il se pose un peu là ! Une gravure de mode du siècle de la Révolution.

— Son nom ?

— Mes souvenirs traînent la patte… À ce qu’il paraît, c’est celui d’un compositeur d’opéras. Ça commence par un A.

— Adolphe Adam ? suggéra Valmy.

— Non, ça ressemble à du latin.

— Mozart, dit Kenji.

— J’ai dit un A.

— Wolfgang Amadeus Mozart.

— Comment ? Amadeus ?… Peut-être… Vous voyez j’coopère, m’sieu l’commissaire. Dites, vous n’allez pas m’envoyez au dépôt, parce que la concurrence est rude, quand je sortirai ma place sera prise, je s’rai au chômage.

— Tu te fiches de moi, tu prêches le faux pour avoir le vrai ! Tu serais trop heureux que je t’incarcère, deux mois nourri, logé, blanchi aux frais du contribuable, ça te plairait, hein ? Tu vas être déçu, je passe l’éponge, je ne retiendrai pas tes propos injurieux à l’égard d’un représentant de l’ordre, toutefois sois prudent, confonds-toi avec la muraille, l’assassin saura que tu as séjourné dans mon bureau, il s’interrogera à ton sujet, tu as intérêt à avoir des yeux derrière la tête. Quand tu seras décidé à te confesser, fais-le-moi savoir. Pétrus !

La porte s’ouvrit sur le planton.

— Escorte ce lascar, il est libre. Excusez-moi, monsieur Mori, je tenais à ce que vous constatiez de visu ma façon de procéder. Douceur et fermeté. J’ai obtenu le nom d’un nouveau suspect. Amadeus. Il ne me reste plus qu’à le cueillir.

— C’est édifiant. Que puis-je pour vous ?

— Vous êtes un homme sensé, monsieur Mori, je vais donc vous prier d’user de votre autorité sur votre fils adoptif. Qu’il se tienne à l’écart, je vous en serais très reconnaissant. Saviez-vous que l’on a retrouvé un cadavre sans tête dans l’une des boîtes d’un de ses amis bouquinistes ?

— Il m’eût été difficile de l’ignorer, les journaux en ont fait leurs choux gras. Quant à M. Legris, je vous rappelle qu’il va avoir trente-huit ans et que mon influence sur ses actes se borne à de paternels conseils.

— Votre fils ou votre gendre ont-ils prononcé le nom de Mme Lacarelle en votre présence ?

— Non, je m’en souviendrais, rien ne m’échappe.

— Si vos associés laissaient filtrer la moindre information, j’ose espérer que vous m’en feriez part.

— Je n’y manquerai pas.

— Parfait, je compte sur vous. Excusez-moi du dérangement.

— Mes respects, monsieur le commissaire.

— Monsieur Mori… Je suis à la recherche des Mémoires de Vidocq, si par hasard…

 

Le téléphone grelotta alors que Victor portait sa cuiller à sa bouche. La sonnerie aigrelette provoqua comme d’habitude les pleurs d’Alice et la course effrénée de Kochka dans l’appartement.

— Ne réponds pas. Cet appareil m’horripile, tu n’aurais pas dû nous l’imposer, protesta Tasha.

— Mais, ma chérie, suppose que ce soit important, Kenji, ou Iris…

— Ou Joseph le vaillant détective ? ajouta-t-elle d’un ton railleur.

Il alla décrocher, la main devant les lèvres au cas où la discrétion eût été de mise.

— Allô ? Je peux parler ? C’est Gouvier. Je me suis renseigné à propos de la ficelle qui ligotait Sosthène Larcher, elle était rouge, ça vous satisfait ?

— Mille mercis.

Victor retourna à table. Tasha avait recouvert son bol d’une serviette.

— Alors, cette importante nouvelle ?

— Une erreur.

— J’ai distinctement perçu : « Mille mercis. »

— Je remerciais ce crampon de raccrocher.

Victor s’efforçait de calmer Tasha, tout en échafaudant des théories sur les utilisateurs de ficelle rouge, ce qui le ramenait aussi bien aux bouquinistes qu’aux adhérentes assassinées du club des Croque-Fruits.

— Rouge, marmonna-t-il.

— Pardon ?

— Ce bouillon est… tellement brûlant que… j’ai les joues en feu, bredouilla-t-il.

— Mensonge. C’est le rouge de la honte qui t’empourpre !

Tasha se leva brusquement et emporta la soupière à la cuisine, pestant contre Kochka qui lui barrait le passage, contre les hommes qui divaguaient, et même contre sa fille qui pourtant s’était tue.

 

Samedi 22 janvier

 

Iris avait l’impression de s’éveiller d’un long rêve au cours duquel sa vraie personnalité s’était dissoute. En cette matinée hivernale, elle se réconciliait avec la jeune fille pleine d’allant et de projets qu’elle avait été. Elle traversa le square qui, à l’arrière de l’église Saint-Germain-des-Prés, abritait une statue de Bernard Palissy. La vue de moineaux picorant un coin jauni de pelouse la combla de joie.

Elle se dirigea vers un petit établissement à l’angle du boulevard et de la place Saint-Germain, le Café de Flore, ouvert en 1885, qui devait son nom à une divinité romaine. Elle l’avait élu lieu de rendez-vous, parce que, jadis, elle s’y prélassait en terrasse afin d’y contempler la tour romane de l’église. Le froid était vif, elle entra dans la salle qui ne payait pas de mine. Les murs étaient d’un gris sale, les glaces ternies. Cependant, sur les banquettes de velours rouge s’asseyaient parfois J.-K. Huysmans et Remy de Gourmont.

Iris s’installa près de la vitre sur la gauche, entre la porte et l’escalier, à la table autrefois occupée par Verlaine. Pour meubler l’attente, elle ouvrit un calepin où elle avait recopié ses contes. L’évocation du poète lui inspira la fin de son histoire, Le jour où les statues… Elle consigna d’un trait les dernières lignes :

Sur le parvis encombré, les lourdes créatures sentaient pour la première fois au cours de leur longue léthargie une douce chaleur les envahir…

Une main se posa sur son épaule. Elle fourra le carnet dans son sac, tourna la tête en souriant.

— Victor, je suis contente, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus seuls !

— Euphrosine garde les enfants ?

— Que deviendrais-je sans elle ! Souvent elle m’exaspère, mais elle fait marcher la maison. Et quand Joseph et toi complotez, la savoir chez nous me réconforte.

— Que vas-tu imaginer ? Nous ne complotons pas, protesta Victor en s’absorbant dans la lecture de la carte.

— À d’autres. Je le connais bien et je sais quand il me ment. Vous êtes lancés dans une nouvelle enquête.

Victor soupira.

— Que veux-tu, c’est plus fort que moi, un dérivatif à la routine.

— Tasha et Alice ne te suffisent pas ? Et la photographie ? Et la librairie ?

Il fit signe à la serveuse et commanda des sandwiches aux rillettes et du rosé de Provence.

— Tasha est le pivot de ma vie, Alice est adorable, j’aime toujours autant la photo et les livres, mais j’ai besoin d’un terrain de jeux qui n’appartienne qu’à moi. Voilà, tu as percé mon point faible.

— Je te comprends, parce que je te ressemble. Peut-être l’as-tu deviné, j’ai moi aussi mon jardin secret. J’écris des contes. C’est Tasha qui les illustre. J’aspire à être publiée, considérée.

— Toi qui affirmais ne pas raffoler des bouquins ! Pourrais-je les lire et admirer le travail de ma femme ?

— Bientôt, quand je serai sûre de moi, je te le promets, ton jugement compte beaucoup.

— Et celui de Joseph ?

— Je crains qu’il ne désapprouve mon choix.

— Parce qu’il est romancier ? Détrompe-toi, il sera fier.

Ils s’interrompirent le temps de manger. Après une hésitation, Iris avoua :

— J’avais souhaité une autre existence que celle de mère de famille. Nous ne sortons plus, Joseph et moi.

— Et vous ne voyagez jamais, remarqua Victor. J’ai une idée : pourquoi ne vous évaderiez-vous pas quelques jours à Londres ? Cela te rappellerait de bons souvenirs, et Joseph serait heureux d’explorer la ville de Sherlock Holmes. Kenji, Tasha et moi vous offririons cette seconde lune de miel.

Elle applaudit, enchantée. Soudain, elle se rembrunit.

— Mais les enfants, qui s’en occupera ?

— Euphrosine, évidemment.

 

Dans la librairie s’entassaient, outre Victor, Kenji et Joseph, Raphaëlle de Gouveline et ses chiens, Mathilde de Flavignol, M. Mendole et le duc de Frioul venu vendre des livres. Les vêtements des visiteurs, imprégnés de pluie, saturaient d’humidité l’air attiédi par le calorifère. Alphonse Ballu s’encadra dans la porte, peu pressé de la refermer afin de laisser aux dames le loisir d’admirer son costume à rayures. Un courant d’air en profita pour balayer la boutique.

— Entrez donc, vous nous ferez attraper la mort ! s’écria Mathilde de Flavignol.

— Bonjour la compagnie ! Ah ! il s’en est passé de belles, cet après-midi, au Palais-Bourbon ! J’ai un ami huissier, il m’a raconté. Lors de la discussion sur l’affaire Dreyfus, un député de droite a balancé une kyrielle de noms d’oiseaux à Jaurès qui se trouvait à la tribune. Ça lui a valu une mornifle d’un collègue de gauche. Ces messieurs se sont crêpé le chignon, des harengères ! Fou de rage, le député de droite a escaladé la tribune et il a assené deux coups de poing à Jaurès avant de se carapater. J’aurais voulu assister au spectacle !

— C’est inqualifiable ! s’indigna le duc de Frioul.

Outré, Kenji le dévisagea sans aménité.

— Votre présence ici m’étonne, monsieur le duc. Ignorez-vous la raison pour laquelle votre parente, Mme de Salignac, nous a fait perdre une partie de notre clientèle ?

— Je me fiche des opinions de la comtesse et de ses relations de la rue Barbet-de-Jouy. Je suis las de fréquenter le salon artistique de Mme de Brix-Réauville, on s’y pétrifie d’ennui. Rien que pour enquiquiner son époux le colonel, je me suis rangé dans le clan des dreyfusards. Ma réputation va en pâtir, mais je n’en éprouve aucun regret, la liberté est un trésor digne de quelques sacrifices. J’ai là de beaux in-octavo dont je veux me débarrasser, pensez-vous que…

Un relent tenace s’insinua dans la librairie. M. Mendole retroussa discrètement les revers de son pantalon afin d’examiner de près ses semelles. Raphaëlle de Gouveline morigéna ses chiens qu’elle renifla à tour de rôle. Son amie Mathilde de Flavignol se livra à une fouille approfondie de son sac au fond duquel dormait un sachet de pastilles à l’anis qu’elle eut des difficultés à éventrer. Une joue gonflée de bonbons, elle se tamponna la commissure des lèvres avec un mouchoir de dentelle, prête à invoquer un embarras gastrique. Fasciné par la doublure intérieure de son haut-de-forme, le duc de Frioul songea que c’était le moment de se payer un nouveau chapeau. Alphonse Ballu se replia vers l’arrière-boutique en espérant que personne n’aurait l’idée de l’y accompagner. Kenji souffla dans ses mains arrondies en conque devant sa bouche, inquiet de son haleine parfumée de lapin sauce moutarde. Victor pria Joseph d’aérer la boutique.

Tandis que chacun s’éloignait, s’éventait ou se pinçait le nez, l’origine de ce changement d’atmosphère s’avéra être un bouquiniste débraillé, assaisonné à l’ail et à la vinasse.

— « Par l’Odeur alléchés… » murmura Joseph.

Rassérénés, ceux qui un instant plus tôt se croyaient coupables communièrent en un sentiment de réprobation unanime envers l’agresseur de leurs narines. Loin de s’en formaliser, l’Odeur s’ébroua comme pour mieux embaumer les aîtres et sourit à Alphonse Ballu qui, surgi de l’arrière-boutique, le repoussait contre le comptoir.

— Cher Alphonse, n’êtes-vous pas supposé travailler au ministère des Cultes à cette heure ? marmonna Victor.

— Un empêchement. Ma cousine est malade.

— Mme Ballu est d’un stoïcisme ! Elle vaque à ses occupations avec un zèle inouï. Mais chaque fois que je vous rencontre dans le quartier, vous me soutenez qu’elle est souffrante.

— C’est une enquête ?

— Une simple constatation. Cette empoignade à la Chambre des députés n’a en tout cas rien de comique et risque de se transformer en épidémie, car en France les idéaux sont viciés.

Mathilde de Flavignol osa se mêler à la conversation, heureuse de briller aux yeux du libraire dont elle était secrètement éprise. Toutefois le corsage de soie écossaise moulant sa forte poitrine attira plutôt l’attention d’Alphonse Ballu que celle de Victor.

— Je partage votre point de vue, monsieur Legris. On pourrait comparer cette scène vaudevillesque au drame qui se joue actuellement à Naples.

Elle baissa le ton.

— On la nomme « la mort blanche », c’est un mal engendré par l’anémie, l’inanition et… le manque d’hygiène, conclut-elle en toisant l’Odeur.

Celui-ci n’en continua pas moins à dénouer une ficelle maintenant fermé un relié in-douze tiré de sa poche.

— Vous aussi, vous vous servez de ficelle rouge ! s’exclama Victor.

— Beige, jaune ou verte, j’m’en tape, je ne tiens pas à ce que les fouille-merde2 me salopent mes bouquins.

— Vous avez raison, approuva Victor. Savez-vous où je peux m’en procurer ?

— Chez Amadeus, le colporteur qui s’habille à la mode Charles X ou Louis XVIII. Moi, les dates…

— Les dates sont primordiales, intervint le professeur Mendole, elles nous prouvent que la destinée des peuples est régentée par des histoires de famille et que la vie est un éternel recommencement. Franchement, il était inutile de faire la Révolution pour subir ensuite le joug d’un empereur corse, des deux petits frères de Louis XVI, de leur cousin Louis-Philippe, et, pour finir, du neveu du premier qui nous a conduits à la défaite de Sedan. Vive la République !

— Justement, ce livre traite d’éthique, et j’aimerais bien que m’sieu Mori m’apprenne dans les combien ça va chercher à la vente. La première page est ornée d’un portrait sur bois de l’auteur, précisa l’Odeur.

Kenji s’empara de l’ouvrage et lut :

Voyages d’Aimé Thoars, gentilhomme viennois

ou Le Disciple de Théopompe de Chio vers

la Vie éternelle

Chez Didot l’Aîné.

M. DCCCXII

— 1812, la Berezina, commenta M. Mendole.

— Montrez, dit Victor. Il me semble… Ce portrait, on jurerait Amadeus. Votre avis, Joseph ?

— Oui, si on veut, ça rappelle vaguement sa trombine.

Kenji tressaillit. Il se souvenait d’avoir entendu ce nom lors de l’interrogatoire du père Mirette dans le bureau d’Augustin Valmy.

— Où avez-vous acheté ça ? s’enquit Victor.

— C’est le Coq qui m’a refilé un lot de drouille, le mois dernier, sans réaliser qu’il contenait cette merveille, répondit l’Odeur.

— Le Coq ? répéta M. Mendole.

— Georges Moizan, le roi des quais.

— Le Coq est un bouquiniste qui travaille mieux que les autres, ajouta Kenji.

— Alors, m’sieu Mori, votre prix ?

— Dans cet état ? Mangé aux vers ? De plus, c’est le tome II. Cinq francs, et encore !

— C’est tout ? Cinq balles ? Vous m’affligez, m’sieu Mori. Et vous, m’sieu Legris, vous êtes d’accord avec ce prix dérisoire ?

— Eh bien, je… je suis acquéreur à dix francs.

Kenji lui jeta un regard en biais mais se retint d’exprimer sa désapprobation.

— Oh ! si vous dites ça, c’est que ça vaut plus. Je le garde. Salut la compagnie !

Victor le rejoignit sur le trottoir.

— Monsieur ! Monsieur ! Avez-vous pris conseil auprès de Fulbert ?

— Oui, il a voulu savoir d’où provenait ce volume et quand il a su que Moizan me l’avait fourgué, il a refusé de me renseigner. Il ne peut pas le blairer, ils s’engueulent à tout bout de champ, ça fait de la distraction. La dernière fois, Fulbert lui a demandé s’il lui avait apporté ce qu’il devait lui fournir. Moizan lui a répondu qu’il le déposerait chez Le Flohic avant de se carapater à Caen.

— Que devait-il lui fournir ?

— Un étui de pistolet pour l’anniversaire de votre beau-frère, Fulbert m’avait mis dans le secret, parce que moi, je m’y connais en armes anciennes.

L’Odeur chuchota.

— Sur le quai on se pose des questions depuis qu’on a trouvé ce corps sans tête dans la boîte à Fulbert parce que le Moizan, il n’est toujours pas rentré.

— Et vous pensez que…

— Oh ! non, je vois mal Fulbert débiter un bonhomme en rondelles. Et puis moi, je ne pense jamais, d’ailleurs je suis censé être sourd, un pot fêlé dure très longtemps. Bonne journée, m’sieu Legris.

 

Fatiguée de peindre, Tasha avait traversé la cour avec Alice et Kochka. Elle profita de ce que sa fille dormait pour s’allonger sur le lit et savourer la dernière lettre de Pinkus.

Les Américains ont le goût des grandeurs, comme les habitants de Babylone. Ils ont décidé d’ériger à New York un immeuble géant de 650 mètres – deux fois la tour Eiffel ! – en commémoration de l’annexion des faubourgs à la ville. Cela portera la superficie de cette cité de 10 000 à 82 000 hectares. Cinq nouveaux quartiers en feront partie : Manhattan, le Bronx, Queens, Richmond et Brooklyn où je suis confortablement installé. N’as-tu pas envie de rendre visite à la seconde ville du monde après Londres et à ton vieux papa ?

Elle eut la vision fugitive d’un paquebot doublant le cap d’Ellis Island et s’imagina sur le pont supérieur, frêle rouquine défiant la marée de maisons à touche-touche où elle allait se noyer. Elle s’apprêtait à sombrer, quand un poing toqua à la porte, puis à une des fenêtres. Elle sursauta. Alice émit un faible cri annonciateur d’orage, Kochka miaula et elle se leva pour savoir qui se manifestait de façon si peu opportune.

— Maurice ! Si je m’attendais…

Sans enthousiasme elle ouvrit à Laumier.

— Brrr, je suis transi, merci ma poulette. C’est bien chauffé chez toi, tu permets que je me colle un instant au poêle ? J’espère que je ne suis pas responsable de cette symphonie ?

Alice avait haussé ses pleurs d’un diapason.

— Tu as interrompu sa sieste. Je vais lui préparer une bouillie.

— Oh, désolé ! Si j’avais prévu, je me serais pointé plus tard, mais Mimi s’occupe de la galerie aujourd’hui et j’avais rendez-vous dans le coin… Ils sont beaux, observa-t-il en louchant sur une boîte d’œufs.

— Je vais aussi lui en donner un à la coque. Tu veux bien lui tartiner des mouillettes ?

— Avec joie, je suis expert en la matière.

Si Tasha ne s’était pas affairée à l’extrémité de la cuisine, elle eût surpris Laumier en train d’enfourner un morceau de pain sur deux et de se caler les joues d’une généreuse portion de beurre. Mimi et lui venaient d’endurer des jours maigres et son estomac s’insurgeait. Il saisit l’occasion de s’empiffrer davantage dès que Tasha eut tourné les talons. Soulevant le couvercle d’une marmite, il se goinfra de bourguignon gélifié.

— Délicieux ces lardons, cette sauce au vin, évidemment ça gagnerait à être dégusté tiède, mais contre mauvaise fortune bon cœur, hein, ma chatonne ? murmura-t-il à Kochka qui l’hypnotisait d’un regard suppliant.

Il acheva ce festin par un quart de camembert qu’il eut peine à ingurgiter. Il avala de travers et manqua s’étouffer. De l’eau, en vitesse.

— Maurice, tu tousses ? s’inquiéta Tasha.

— Une vétille, un coup de froid dans notre écurie…

Il lampa deux verres et, rasséréné, les mains sur la panse, rejoignit son amie dans la chambre à coucher. Assise dans une chaise haute, Alice se laissait gaver avec béatitude.

— Tu travailles en ce moment ?

— J’ai un accrochage en vue, des portraits. Et puis, je me suis remise à la caricature. Sur la table de nuit, j’en ai posé une.

Maurice Laumier contempla avec réprobation le dessin représentant un écolier debout sur une estrade face à son professeur d’histoire qui l’interrogeait :

— Qu’est-ce que la Saint-Barthélemy ?

— Le massacre de tous les Juifs, répliquait le cancre.

— Non, monsieur, à cette époque on n’en était encore qu’aux protestants, objectait le maître.

— Et ça va être publié ?

— Oui, dans Le Passe-partout. Antonin Clusel a décidé d’être objectif, et de diffuser les opinions diverses. J’appartiens au clan des subjectifs, tu t’en doutes.

— Mais c’est dangereux, ça, ma poulette ! Tu as intérêt à utiliser un pseudonyme !

— J’en ai l’intention. Je me nomme Lumen, ce qui, en latin, signifie « lumière ». Et toi, quelle est ta position ?

— Oh ! moi, laisser pisser le mérinos, tel est mon credo.

— Autrement dit, tu te moques de l’injustice pourvu qu’on ne t’empêche pas de vivre.

— Tout comme Antonin Clusel.

— Il lui arrive de cingler les xénophobes, selon lui ce sont des crapules.

— Mais moi aussi, je les exècre, ma poulette, surtout ceux qui détestent les dindons, rétorqua Maurice Laumier, s’emparant d’autorité de la bouillie dont il préleva sa dîme en douce avant de la proposer à Alice.

— Qu’est-ce que les dindons ont à voir avec Dreyfus ?

— Pauvres bêtes, elles sont conspuées par les amateurs d’art moderne. Mon exposition vire au désastre. Je vais sommer le père Malezieu de remporter ses volailles. Seulement voilà, il me faudrait d’autres toiles, des œuvres dignes d’attirer de bons clients. Et c’est là que tu interviens, ma poulette, moyennant en ma faveur un modeste pourcentage sur les ventes.

— Tu souhaites présenter mes tableaux ?

— J’ai toujours eu confiance en tes talents. Souviens-toi du temps où je te peignais, les seins à l’air – de bien jolis seins si ma mémoire est exacte, soupira-t-il en barbotant une ultime cuillerée de bouillie et en frôlant le corsage de Tasha.

— Bas les pattes ! Oui, cela m’intéresse. Une série de portraits, quelques nus masculins, quelques scènes foraines et mythologiques, des natures mortes…

— Ce serait parfait. Le plus tôt sera le mieux. Bien, je t’abandonne à tes activités maternelles, ma poulette. Et n’oublie pas : évite les ennuis, ne te compromets pas dans cette affaire Dreyfus qui est en train de chambarder le pays. Tu n’as pas idée de la méchanceté des gens.

— Oh, si, hélas, j’en ai une idée très précise !

— Devine ce qu’on a assené à Mimi, hier ? Lestocart, votre nom de jeune fille, ce n’est pas un nom français, ça !

 

Dès que Laumier se fut esquivé, Victor aborda le 36 bis. Tout en pédalant depuis la librairie, il n’avait cessé de ruminer les paroles de l’Odeur. « Le Moizan, il n’est toujours pas rentré… Je vois mal Fulbert débiter un type en rondelles… »

Il pénétra dans l’appartement où Tasha, étonnée qu’il y eût si peu de mouillettes, continuait de nourrir leur fille. Il les embrassa à tour de rôle et caressa brièvement Kochka.

— La journée a été bonne ? s’enquit Tasha.

— Elle eût été meilleure si le cousin de Mme Ballu ne s’était incrusté. Qu’y a-t-il pour dîner ?

— Les restes du bœuf bourguignon que Mme Baudoin a mijoté ce matin. Tu ne vas pas dîner maintenant, il est six heures !

— J’ai un creux, juste une bouchée.

Il se pencha vers la marmite dont le couvercle avait été ôté : elle était vide.

Il voulut exprimer sa déconvenue, mais une pensée parasite s’insinua en lui. C’était un étui à pistolet, non un livre, que Fulbert Bottier avait réclamé à Georges Moizan avant que celui-ci quitte Paris pour Caen. Cela innocentait-il le parrain de Joseph ?

— Chérie, le fait-tout a été nettoyé, il n’y a que de la sauce ! protesta-t-il en revenant auprès de Tasha. Tu aurais dû le ranger, cette chatte est insatiable, ajouta-t-il avec un coup d’œil sévère à Kochka.

— Non, ce n’est pas elle, c’est Maurice Laumier. Il m’a invitée à exposer dans la galerie de Léonce Fortin.

— Tu me rassures, je croyais qu’il avait en tête de te séduire.

— Mais bien sûr, mon amour, quand tu t’en vas, une foule de soupirants se bouscule chez nous, je leur ai même attribué des numéros, répliqua-t-elle en riant.

Victor haussa les épaules, boudeur, et grommela :

— Des lichettes de mie trempées dans la sauce, c’est excellent.

— Prie pour qu’il reste du pain.

1- À la vôtre, en russe.

2- Promeneurs qui retournent la marchandise sans rien acheter, dans l’argot des bouquinistes.