Lundi 31 janvier
Victor et Joseph embouquèrent la rue des Archives. Le bourdon de Notre-Dame carillonna douze fois. Leurs pas résonnaient sur le trottoir désert.
— C’est encore loin ? demanda Joseph.
— Nous y sommes. Voici le temple des Billettes.
— Il n’est pas là.
— Il nous guette sûrement à l’intérieur.
Il leur suffit de tourner le loquet pour que la porte s’entrouvre et qu’une silhouette grise se dessine dans l’obscurité. Le point rouge d’une bouffarde les guida vers une galerie moins sombre que les autres. Ils identifièrent le catogan et la houppelande d’Amadeus, qui leur fit signe de s’asseoir sur un banc de pierre.
— Vous êtes ponctuels. Vous avez le recueil ?
— Minute ! Si vous vous figurez qu’on va vous le refiler, vous vous mettez le doigt dans l’œil, repartit Joseph.
Amadeus émit un léger rire et tira sur sa pipe.
— Messieurs, lorsque vous aurez ouï l’histoire que je vais vous conter, vous n’aurez qu’une envie, vous débarrasser de cet ouvrage et ne plus jamais en entendre parler. Mais d’abord une question. Admettez-vous la notion d’immortalité, monsieur Legris ?
— Chimères.
— Ce n’est pas une légende, c’est une malédiction. Il y a longtemps, sous le règne de Louis XV, je me rendais régulièrement aux bains Poitevin, près des Tuileries.
— Vous avez dit « immortalité » ! s’exclama Joseph, comprenant enfin de quoi parlait Amadeus. Vous nous prenez pour des ahuris de Chaillot ? C’est pour les marmots, ces balivernes !
Amadeus se leva d’une détente et marcha de long en large.
— Comprenez-moi bien, dit-il, je n’escompte pas que vous souscriviez à mes arguments, je vous adjure cependant de faire preuve d’ouverture d’esprit et de m’écouter jusqu’au bout.
Il se rassit et tapota le culot de son brûle-gueule contre une colonne, une braise tomba sur le dallage.
— J’avais trente-six ans, je vivais d’expédients, je hantais les tripots, en particulier le Biribi des vertus, à deux pas de la fontaine de la Samaritaine, c’était mon fief. On y disputait des jeux d’argent, on y consommait de l’alcool, on y fumait. C’est aux bains que je fis la connaissance d’un gentilhomme de ma génération. Je l’entraînai au Biribi avec l’intention de le plumer aux échecs. Je gagnai, grâce à un coup secret que mon adversaire m’implora de lui révéler en échange d’un cadeau inestimable qui, certifia-il, métamorphoserait ma destinée. Il me dit alors détenir la formule de la vie éternelle. Naturellement je flairais une escroquerie, mais je me dis que tout s’achète et que tout se vend. À cette époque, j’étais totalement décavé, et je m’imaginai être en mesure de renflouer mes affaires.
— Le nom de ce gentilhomme ? demanda Victor.
— Le comte de Saint-Germain. J’accepte votre scepticisme, monsieur Legris, il se peut même que vous me preniez pour un fou.
— En effet, je pense que vous avez l’esprit dérangé. Je ne me laisserai pas mystifier par des détails prétendument inédits que tout un chacun peut trouver dans des livres qui affirment que le comte survit encore. Un Anglais nommé Vandam jure même l’avoir reconnu, à Paris, à la fin du règne de Louis-Philippe, mais ce qu’on a écrit sur lui est apocryphe, Le comte est mort en 1784 à l’âge de quatre-vingt-treize ans d’une attaque de paralysie à Eckernförde, en Prusse.
— Votre incrédulité et votre savoir vous honorent, mais je suis formel. Le comte me montra un opuscule signé Margot Fichon dans lequel elle situait l’emplacement d’une fontaine de Jouvence, hélas, je ne déchiffrai que les premières strophes de son poème sibyllin :
Cherchez Le Milieu du Monde ;
Et tout près vous la trouverez
Sous des galeries voûtées
Jadis un homme arme portant
Veillait sur…
« Le comte l’escamota, si bien que je ne pus en lire davantage. Moi aussi je crus à une mystification et n’y prêtai guère attention, seul l’argent m’intéressait. Vous comprenez ce que je vous explique, messieurs ?
— Sans l’ombre d’un doute, répondit aimablement Joseph. Vous êtes un contemporain de Louis XV et vous avez eu une conversation édifiante avec… le… le comte de Saint-Germain ?
— L’homme était arrivé à Paris en avril 1758. Il venait d’Allemagne. Quelques mois plus tard il s’installait au château de Chambord. Il fréquentait Mme de Genlis, Casanova…
— Casanova de Seingalt, le fameux bourreau des cœurs ? C’est renversant !
— Très vite, Saint-Germain devint un familier de la cour et obtint les faveurs de l’arrière-petit-fils du Roi-Soleil. On dit que Louis XV s’ennuyait et que l’étiquette héritée de son aïeul lui pesait. C’est dans le salon de Mme de Pompadour que le roi se lia avec Saint-Germain. Il goûtait la compagnie de cet homme qui maîtrisait la poésie, la musique, la littérature, la médecine, la physique, la chimie, la mécanique et la peinture. La réputation d’éternité du comte vint d’une conversation qu’il eut avec la vieille Mme de Gergy qui avait été ambassadrice à Vienne cinquante années auparavant. Elle propageait à tout venant que, bien qu’ayant l’apparence d’un homme mûr, il était en réalité âgé de plusieurs siècles. Mme de Pompadour lui posa la question, il lui rétorqua :
« — Il est vrai que j’ai connu autrefois Mme de Gergy.
« — Mais selon ce qu’elle dit, vous auriez plus de cent ans, à présent, riposta-t-elle.
« — Ce n’est pas impossible, se contenta-t-il de répondre en riant.
— Je rêve ! Ce type est mûr pour la Salpêtrière, maugréa Joseph.
— Je ne tente pas de vous duper, je vous narre des faits avérés.
— Poursuivez, dit Victor. Vous avez battu le comte aux échecs et ensuite ?
— Lorsque je lui eus murmuré la combinaison qui m’avait permis de déclarer : échec et mat, il me gratifia d’un flacon de cristal et m’enjoignit d’en boire le contenu. Je me méfiais, et si c’était un poison ? Afin de me mettre en confiance, il en absorba une gorgée, m’affirmant que cela n’aurait sur lui aucun effet puisqu’il avait déjà tâté de cet élixir et qu’une fois suffisait.
Victor se leva.
— Je regrette, je ne marche pas.
— Avez-vous jeté un coup d’œil sur le contenu du recueil ?
— Un ramassis d’inepties.
— Donc vous l’avez parcouru.
— Et comment ! intervint Joseph.
Victor remarqua l’intérêt de son beau-frère et s’interposa rapidement.
— Bon, assez ! Il est presque une heure du matin, nous devons rentrer.
— Il faut me croire, insista Amadeus qui leur barra le passage. Je vous en conjure, quelques mots encore. J’étais fou de rage, je n’avais rien gagné au change. Le comte m’avait floué. Cette boisson insipide ne déclencha nulle ivresse. Les années s’écoulèrent, des années de vie dissolue et d’aventures galantes. Le roi Louis XV, atteint de la petite vérole, rendit l’âme le 10 mai 1774. Je n’oublierai jamais cette date, car ce même jour je rencontrai l’amour en la personne d’une séduisante petite Anglaise. Elle se nommait Mary. Je m’étonnai que ma verdeur égale celle d’un homme juvénile alors que je frisais la cinquantaine. Je le révélai à ma belle, elle se gaussa de moi.
« — Tu te moques, dit-elle, regarde-toi, tu as trente-cinq ans à peine !
« Ce fut alors que je dus affronter l’évidence : j’étais en réalité demeuré physiquement aussi fringant que lors de ma partie d’échecs au Biribi des vertus. À cet instant précis, je me souvins avec effroi des paroles du comte : « Une fois suffisait. »
— Suffisait à quoi ?
— À défier l’usure du temps. Avez-vous envie de traverser les siècles sans perdre votre vigueur ?
— Qui repousserait une telle opportunité ? rétorqua Victor d’un ton railleur.
— Réfléchissez. Vous verrez vieillir puis trépasser les êtres qui vous sont chers : votre épouse, vos enfants, les enfants de vos enfants, vos amis. Vous serez seul. Le monde autour de vous se transformera, vous n’aurez plus le désir de vous attacher à quiconque, vous serez un étranger parmi des étrangers, il vous faudra étouffer le moindre de vos sentiments. Jugez-vous cette perspective agréable ?
— Non, mais puisque nous sommes dans le domaine de la fantaisie, pourquoi pas ? dit Joseph. J’ai lu quelque chose de ce genre, une nouvelle de Washington Irving, Rip Van Winkle, et…
— Rip s’endort pour se réveiller vingt ans après. Comparé à l’éternité, c’est court.
— Vous délirez, monsieur, nous en avons assez entendu. Joseph, nous partons.
— Vous ne souhaitez pas connaître le dénouement du récit ? Je devais revoir le comte en 1799, après les remous de la Révolution, pendant lesquels je n’eus d’autre souci que de garder ma tête sur mes épaules. Le coup d’État du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte venait d’avoir lieu. Nous nous retrouvâmes dans une auberge des environs de Paris où nous passions tous deux la nuit incognito. Il n’avait pas vieilli. Je lui en fis la remarque, il me la retourna.
— Billevesées, marmonna Joseph.
— Je protestai, je tempêtai, j’exigeai qu’il me délivre des conséquences tragiques de la boisson qu’il m’avait autrefois fait boire. Il secoua la tête : on ne pouvait s’affranchir de ce qui avait été accompli. En revanche, il m’imposa d’empêcher que des irresponsables ne découvrent la source de ce cauchemar. Elle était située au sein de la capitale, et l’écrit de Margot Fichon qu’il m’avait montré jadis en spécifiait l’endroit exact.
Joseph tiqua, il s’humecta les lèvres avant de chuchoter :
— La maison de Jonathas ?
— Je perdis mon sang-froid, je sommai le comte de me remettre l’opuscule de cette Margot Fichon. Il refusa, avec pour argument que seul un novice détenait le pouvoir de la localiser. Il me répondit que le document n’était plus en sa possession. Pressé de dettes, il avait, à la veille de la Révolution, vendu sa bibliothèque au duc de Castiel, et s’était aperçu trop tard que le manuscrit de Margot Fichon s’était égaré parmi les caisses de vieux bouquins. Il m’incombait donc de me mettre en chasse. Je devais passer des décennies à traquer cette fabuleuse monographie. Il y a deux ans, j’obtins un rendez-vous avec le notaire des héritiers du duc de Castiel. Il m’apprit que cet aristocrate, après avoir bradé en 1796 une partie de ses livres, dispersée sur les quais de la rive gauche, avait en 1853 réussi à racheter, au milieu d’un fatras de dépareillés, un ensemble de manuscrits au gendre d’un certain Louis Pelletier, collectionneur, décédé deux ans plus tôt. En 1866 le duc de Castiel était mort à son tour, presque centenaire. Il léguait ses biens à ses trois fils. Succession difficile ! S’ensuivirent d’innombrables chicanes et procès. Finalement, le cadet se résolut à proposer à l’hôtel Drouot un lot de textes relatifs à l’histoire de Paris. Je consultai le catalogue, mon cœur battit à se rompre, le nom de Margot Fichon y figurait. Le commissaire-priseur me livra contre espèces sonnantes le nom de celui qui avait haussé les enchères : Sosthène Larcher, libraire en chambre.
— Et vous l’avez froidement assassiné, conclut Victor.
— Non ! Je me suis présenté à lui dans le café qu’il fréquentait, boulevard Montmartre. À l’instar du comte de Saint-Germain, il adorait jouer aux échecs. Durant l’été, nous n’avons cessé de disputer partie sur partie. Je lui laissais remporter la victoire. Jusqu’au soir où, la confrontation se prolongeant, il m’invita à monter chez lui, rue de la Grange-Batelière. Il s’éloigna un court instant et j’arrachai une page de la brochure signée Louis Pelletier, cousue au début du texte de Margot Fichon.
— Et en quoi cette page vous a-t-elle servi ? demanda Victor.
— Louis Pelletier y citait Le Milieu du Monde. Il m’a fallu beaucoup d’efforts pour découvrir que cette piste me mènerait ici.
— Et cette cascade d’assassinats à la confiture ? s’écria Joseph.
Amadeus soupira en agitant sa pipe.
— J’aime les femmes qui possèdent les attributs d’un Rubens. L’été 1897 j’avais, grâce à mon emploi d’amuseur professionnel, séduit une créature sensuelle qui ressemblait à l’une de mes anciennes maîtresses. Une érudite doublée d’une libertine : Adeline Pitel. Elle utilisa ma ruse habituelle : elle m’octroya le dessus lors d’une partie de dames et se retrouva… dessous. Mais ce ne fut que très récemment que je me suis rendu compte d’un détail fort ennuyeux. Courant 1812, j’avais eu la mauvaise idée de composer mes Mémoires intitulés Voyages d’Aimé Thoars, gentilhomme viennois ou Le Disciple de Théopompe de Chio vers la Vie éternelle. J’y relatais le malheur qui m’avait frappé à la suite de mon affrontement avec le comte de Saint-Germain. J’y faisais aussi mention du fait que de siècle en siècle des milliers de pots de confitures avaient été hermétiquement fermés aux dépens de documents historiques écrits sur de vieux parchemins. Y figurait mon portrait en frontispice. Elle m’a reconnu. Ajouté à ce qu’elle avait lu, il ne faisait aucun doute que j’étais sur la trace d’un manuscrit qui menait à l’élixir de Jouvence. Dans le but de s’en emparer, elle n’hésita pas à commettre cinq homicides, persuadée que les vélins de Margot Fichon avaient été découpés en rondelles pour sceller des pots de confitures.
— Et ces meurtres que vous lui imputez ne vous ont pas mis la puce à l’oreille ?
— Si. Quand elle a tenté de me poignarder.
— Quelles sont vos intentions maintenant que vous vous êtes confessé ?
— J’ai obstrué la fontaine. Nul n’y aura accès, à moins que vous ne conserviez ces écrits.
— Vous m’en direz tant ! Ne l’écoutez pas, Victor, il est toqué, cet opuscule vaut son pesant d’or, il le sait.
Amadeus, imperméable au cynisme de Joseph, répondit calmement :
— Ce recueil doit devenir inaccessible au commun des mortels. Ne me contraignez pas à user d’un argument plus convaincant.
Victor se raidit, prêt à agir, mais s’immobilisa face au pistolet pointé sur eux.
— Je commence à douter de la culpabilité de Mlle Pitel. Vous avez été bien prompt à l’abattre, monsieur Amadeus.
— Peu importe ce que vous supposez, je n’ai pas menti. Le recueil, vite !
Victor respira à plusieurs reprises. Il entendait le souffle saccadé de Joseph.
— D’accord, il est dans ma poche.
— Parfait. Vous, le blondinet, prenez ma bouffarde et allez enflammer ce tas de brindilles dressé au pied des marches.
— Pourquoi ?
— Exécution. Monsieur Legris, je vous mets en garde, au moindre geste offensif je n’hésiterai pas à faire usage de mon arme sur votre associé. Donnez-moi le recueil.
Victor souscrivit à la menace et le lui tendit.
Tout en surveillant les deux compères du coin de l’œil, Amadeus examina rapidement les feuillets.
— Monsieur Legris, jetez-le dans le feu.
Victor le déposa au milieu des brandons. Les feuillets s’embrasèrent, noircirent, se racornirent.
— C’est terminé, souffla Amadeus. Rassurez-vous, messieurs, je n’avais nulle intention de tirer sur vous, d’ailleurs ce pistolet n’est pas chargé, mais il fallait bien vous convaincre d’obéir.
D’un coup de pied, il dispersa les cendres.
— Désormais, je suis libéré. Je vais partir, ne cherchez pas à me retrouver. En abattant Adeline Pitel, je n’ai fait que rendre justice à ces malheureux auxquels elle a ôté la vie.
Il souleva son tricorne.
— Adieu. Je vous souhaite bien du plaisir. Je doute fort que la police résolve cet imbroglio, ajouta-t-il avant de se fondre dans la nuit.
Victor et Joseph regagnèrent la rue des Archives et cheminèrent en silence vers le quai de l’Hôtel-de-ville.
Sur le pont, Joseph se tourna vers Victor.
— Pourquoi a-t-il agi de la sorte ? Ce recueil valait une petite fortune.
— Je ne sais à quoi m’en tenir, Joseph, mais je peux vous affirmer une chose que vous et moi avons expérimentée bon nombre de fois : pour imposer un mensonge, il faut subtilement l’assaisonner de vérité.