Vendredi 31 décembre 1897
De la porte Saint-Denis à la Madeleine, une coulée humaine déferlait le long des baraques de Noël. Tubes, melons, toques, pelisses, redingotes se bousculaient aux éventaires où s’entassaient bibelots, cartes de vœux, petits formats de chansons à la mode, jeux, jouets et quelques inventions ingénieuses qui seraient bientôt entre toutes les mains. Devant les bistrots, les paniers d’huîtres se vidaient en un clin d’œil, des smalas de fêtards s’engouffraient dans les charcuteries festonnées d’aunes de boudins, les portes à tambour des brasseries laissaient entrevoir des prémices de ripailles.
Recroquevillé près d’une affiche de Steinlen, un bonhomme loqueteux activait son brasero où grillait une poêlée de marrons. L’éclat des braises éclaboussa une paire de souliers bruns qui écrasèrent les cosses bitumeuses éparpillées sur le trottoir.
À deux pas du musée Grévin, un photographe ambulant apostrophait les chalands :
— Un portrait en passant ? Ne soyez pas pingre ! Dix sous ! Souriez, souriez !
Battus par les pans d’une pèlerine, les souliers bruns pilèrent puis bifurquèrent rapidement passage Jouffroy.
Rue de la Grange-Batelière, le tohu-bohu du boulevard se mua en rumeur lointaine.
À l’entrée d’un immeuble bourgeois, apposée à droite d’un portail, une plaque dorée signalait :
MAÎTRE G. FRANÇOIS
Notaire
5e gauche.
Des talons résonnèrent sous le hall jusqu’à la loge du concierge, une voix s’éleva :
— François. Cordon, s’il vous plaît.
Le vantail vitré qui séparait le vestibule d’un escalier monumental joua sur ses gonds. Avant qu’il se rabatte, un carré de carton fut prestement inséré entre le pêne et la gâche. Négligeant l’ascenseur, un individu drapé d’une pèlerine à capuchon gravit les étages. Au cinquième palier, il se déchaussa et rejoignit l’entresol. Son doigt activa la sonnette d’un appartement. Un homme ouvrit et fut aussitôt repoussé à l’intérieur sous la menace d’un couteau.
Lundi 3 janvier 1898
ASSASSINAT D’UN LIBRAIRE
« Hier matin, un libraire en chambre, M. Sosthène Larcher, qui commerçait à l’entresol d’un immeuble de la rue de la Grange-Batelière, a été trouvé lardé de coups de couteau. M. Larcher, surnommé l’équarrisseur, dépeçait toutes sortes de livres pour en écouler les gravures et les enluminures à la pièce. Il a subi un sort identique à celui qu’il réservait à ces trésors de bibliophilie. Le visage couvert d’hématomes, il était ligoté sur une chaise, chevilles et poignets réunis avec une ficelle. Les rayonnages de livres avaient été débarrassés de leur contenu d’ouvrages écorchés et jetés en vrac sur le plancher. Selon le médecin légiste, le meurtre s’est probablement produit la nuit du réveillon, c’est sans doute pourquoi les voisins n’ont rien entendu. Le concierge a tiré le cordon le 31 décembre, aux alentours de cinq heures du soir, pour un employé de l’étude de maître François, notaire, domicilié au cinquième étage. On ignore s’il manque des livres. »
L’homme rejeta le journal.
« Quelle stupidité d’en être arrivé là ! »
Il conservait cependant l’espoir que les événements n’atteindraient pas le point de non-retour.
Ses doigts effleurèrent les touches du clavecin, la mélodie le détourna de sa tension nerveuse. Sa virtuosité, la beauté de ses compositions musicales lui avaient valu autrefois le sobriquet d’Amadeus. C’était, dans la bouche de ses amis, une plaisanterie classique et un moyen de se faire valoir. Peu d’entre eux avaient écouté les œuvres de Mozart.
Il plaqua un dernier accord et ferma le couvercle de l’instrument. Ses pensées l’entraînèrent au moment crucial de l’année 1792 où le précieux recueil s’était volatilisé.
De tout temps les livres furent l’objet de destruction. Les missionnaires du Nouveau Monde avaient éradiqué des milliers d’écrits soupçonnés de propager l’idolâtrie, spoliant ainsi l’humanité des seuls documents susceptibles de l’instruire sur les langues et l’histoire des anciens peuples de cette contrée.
Amadeus marcha de long en large. Au cours des siècles, partout sur la terre, des bibliothèques avaient été brûlées ou mises à sac, mais, dans un repli de sa conscience, somnolait l’idée que ce manuscrit tant convoité avait échappé aux soubresauts de l’histoire. Il en avait obtenu la preuve deux ans auparavant par l’entremise du notaire des fils du duc de Castiel. Son inestimable collection d’ouvrages dispersée par ses héritiers avait été proposée aux enchères.
Amadeus fit face au miroir. Son front haut et lisse, son nez légèrement busqué, son teint mat, ses lèvres bien dessinées conféraient à sa physionomie un air aristocratique où ne se lisait aucune morgue. Dans le quartier il passait pour un excentrique, et l’on se livrait à d’habiles recoupements pour tenter de percer ses origines. Hiver comme été il se promenait vêtu d’un carrick de laine bleu à revers de velours, agrémenté d’une pèlerine de lévite. Une cravate blanche, un pantalon à rayures rouges complétaient sa mise. Ses mains étaient gantées de peau d’agneau. Il portait des bottes de cuir sombre, à talons plats, aux bouts carrés. Un tricorne à bord relevé coiffait ses cheveux attachés sur la nuque par un nœud de ruban. On eût été en peine de lui donner un âge. Trente-cinq, quarante ans ?
Du pavillon sis rue de la Justice dont il louait le troisième étage, Amadeus avait vue à gauche sur l’énorme fer à cheval que constituaient les réservoirs recevant les eaux de la Dhuis et celles de la Marne. Ils évoquaient d’ailleurs davantage une immense prairie qu’une construction hydraulique. À droite, il apercevait dans la journée la porte de Ménilmontant, les fortifications et les coteaux de Bagnolet et de Montreuil.
Il entendit mugir une des vaches logeant dans l’étable accolée à la maison. Lorsqu’il était venu résider dans ce quartier deux ans plus tôt, après de nombreuses pérégrinations en Europe, c’était l’aspect champêtre et désolé des environs qui l’avaient séduit. Là, il était en sécurité, idem ses dossiers de valeur.
Il dîna sur un coin de table d’une omelette au lard et d’une tranche de jambon, puis il se reposa l’intellect d’une réussite à la française qu’il fut incapable de terminer.
Il sonda les profondeurs d’une commode en tombeau de Charles Cressent, empila sur le plancher des opuscules racornis et, muni de son butin, s’installa sur un canapé à oreilles où dormait un chat gris obèse. Il ne nourrissait plus l’objectif de collationner les Souvenirs diplomatiques du cardinal de Granvelle puisqu’une bonne part des originaux sur parchemin avaient disparu. En revanche, il avait retrouvé la trace du précieux recueil, propriété des héritiers du duc de Castiel. Il figurait dans un catalogue de l’hôtel Drouot daté du 18 avril 1897, parmi un lot concernant l’histoire de Paris. Un certain Sosthène Larcher en avait fait l’acquisition.
Les travaux d’approche de ce libraire en chambre s’étaient avérés tortueux. Il avait fallu extorquer sa profession et le lieu de son négoce au commissaire-priseur, répertorier ses manies, décortiquer ses penchants. Enfin, il avait décelé la faille qui lui permettrait de gagner sa confiance. Sosthène Larcher prisait les échecs. Il suffisait de le défier et de perdre régulièrement afin d’instaurer des liens de complicité. Ils s’étaient d’abord affrontés dans un bistrot du boulevard Montmartre, puis Sosthène Larcher l’avait invité à monter chez lui rue de la Grange-Batelière. Durant l’été, ils poursuivirent plusieurs parties nulles. Entre deux tournois, Amadeus inventoriait négligemment les lamentables dépouilles des livres privés de leurs reliures qui n’étaient pas déchiquetés illico. Il apprit que Larcher les destinait à ses clients marchands ou bouquineurs. Il obtint de lui la faveur d’examiner quelques pièces rares. Il en choisit une dizaine sur la pile « Acquisitions récentes », et un changement se produisit dans les battements de son cœur lorsqu’il identifia une brochure intitulée : Mémoire de Louis Pelletier.
— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
— Un ramassis de sottises du style des Secrets de magie naturelle du Grand Albert et du Petit Albert. Je le réserve à un de mes fidèles habitués.
Amadeus avait profité d’un instant d’inattention de Larcher pour arracher subrepticement un des feuillets du recueil et le froisser en boule dans sa poche. Il eût été relativement facile de subtiliser l’ouvrage, mais Larcher l’avait récupéré et serré dans un tiroir.
— À vous de jouer, monsieur Amadeus.
— Ah oui… Excusez-moi.
Amadeus se concentra sur l’échiquier et, après un moment de réflexion, avança un pion. Larcher dégagea un fou et Amadeus en fit autant. Sa décision était prise.
— J’ai eu la main heureuse, c’est toujours ça, déclara-t-il à son reflet dans la glace encadrée de bois amarante accrochée au milieu du mur opposé.
Il s’adressa une grimace goguenarde.
— Bien malin qui découvrira ton identité, mon cher ! Seul le matou pourrait la divulguer, mais le hic, c’est que le matou se contente de miauler, hein, Grippeminaud ?
Satisfait de cette allusion à sa personne, le chat s’étira et se lova sur les genoux de son maître. Celui-ci lissa la page chapardée et relut le texte à mi-voix :
Moi, Louis Pelletier, j’écris ceci le 10 août 1830. Hier, Louis-Philippe a été proclamé roi des Français par la Chambre des députés. Cela aura coûté trois jours d’émeute et plus de deux mille morts. Un clou chasse l’autre, on s’accommode de tout, et ce nouveau règne ne déviera pas de ses prospections un passionné de vieux papiers. Y a-t-il en effet meilleure opportunité que celle d’acquérir pour une bouchée de pain, non des petites cuillers en argent, mais des livres vendus au sortir d’une révolution ? Paris, après le 9 Thermidor, offrait déjà l’aspect d’une gigantesque foire à l’encan. Mobilier, objets d’art, tapis, linge, livres, objets de piété, on vendait à tire-larigot pour pouvoir se procurer de la nourriture. Le quai de Voltaire évoquait une galerie d’estampes et de reliures ayant appartenu à des familles nobles persécutées. Je suis sur une piste. Il me faut chercher Le Milieu du Monde…