Mercredi 19 janvier
Victor se débattait dans un demi-sommeil où se mêlaient rêve et réalité. Il avait conscience du souffle régulier de Tasha, des gazouillis d’Alice, du ronron de Kochka qui exprimait non sa paresse voluptueuse mais son désir d’obliger son maître à la sustenter. En arrière-plan s’esquissait un labyrinthe jalonné de ficelle rouge et de cadavres subitement ramenés à la vie par l’apparition de confitures en pots.
La sonnerie du téléphone l’affranchit de ce délire et, expédiant Kochka à terre d’une détente, il se traîna au combiné mural.
— Allô ? C’est Raoul Pérot. Vous avez déjà parcouru un quotidien ce matin ?
— Je me proposais de boire un grand bol de café noir.
— Excusez-moi, je suis un lève-tôt. Jamais je ne me serais permis de vous déranger si la nouvelle n’était de taille. Le voisin de mon voisin – je vous parle du quai –, celui qui est à côté de M. Bottier, Georges Moizan : on aurait ramassé hier sa tête dans le bois de Boulogne !
— Quoi ? Serait-ce la caboche qui manquait au corps encombrant la boîte de Fulbert ?
— Il y a des chances. Mais aucune certitude. Deux pékins ont apporté au commissariat leur trouvaille ainsi qu’une lettre signée Moizan. Le hic, c’est que la tête est joliment esquintée. L’authentifier risque d’être ardu.
— Je file à la librairie dès que je suis habillé, je prétexte un achat, j’échappe à Kenji et je vous rejoins quai Voltaire !
Il raccrocha, préoccupé. On avait décapité un cadavre parce que son corps n’entrait pas entier à l’intérieur d’une boîte de bouquiniste. Avait-on cherché à incriminer Fulbert ? En ce cas, pourquoi avoir expédié le crâne dans le bois de Boulogne ? Il était persuadé qu’Augustin Valmy se posait les mêmes questions et, bien qu’il fût ennuyé d’être au nombre des suspects, il éprouvait une vague connivence avec le commissaire principal chargé de résoudre ce singulier mystère.
— De quelle caboche s’agit-il ?
Victor tressaillit. Bras croisés sur sa chemise de nuit, sourcils froncés, Tasha le considérait avec une expression farouche.
— Qui était-ce ?
— Oh, ça ? Une futilité. Raoul Pérot me prévenait que la police détient peut-être la tête du décapité. Il me conseille d’acquérir un journal et d’en discuter avec lui.
— Ne déforme pas tes propos, je t’ai entendu annoncer : « Je prétexte un achat, j’échappe à Kenji et je vous rejoins quai Voltaire. »
— Bien sûr, Raoul insistait tellement ! Nous nous évertuons à disculper Fulbert.
Elle décroisa les bras et le menaça de l’index.
— J’ai confiance en toi, tâche de t’en souvenir. Plus d’enquêtes. Et si notre amour ne suffit pas à te détourner de tes démons, que la sécurité de notre fille assume la fonction de garde-fou !
L’allusion à la lettre parafée « Ta fleur de mai » lui brûlait la langue mais elle s’interdit de la mentionner, déconfite d’admettre son indiscrétion.
Victor jura ses grands dieux qu’il avait renoncé aux investigations. Ils échangèrent un long baiser. Dès qu’ils eurent déjeuné, il se vêtit à la hâte, sauta sur sa bicyclette et s’empressa de pédaler jusqu’à la place Blanche où il acheta la dernière édition du Passe-partout.
La tête emmaillotée d’un bandage, la joue gauche enflée, Mme Ballu gémissait en déversant une bassine d’eau chaude sur le trottoir verglacé. Victor ralentit à sa hauteur et se retint de justesse de lui demander si elle envisageait de participer à un bal masqué déguisée en lapin.
— Que vous arrive-t-il ?
— Le dentiste m’a extirpé une molaire. Je ne souhaite ce supplice à personne, pas même à mon meilleur ennemi.
— Rincez-vous la bouche au cognac, cela soulage.
— Vous êtes comme mon cousin Alphonse, vous, n’importe quel remède pourvu qu’il contienne de l’alcool !
— Où travaille-t-il, votre cousin ?
— Au ministère des Cultes, 66, rue de Bellechasse. Rond-de-cuir, c’est mieux que l’armée, la fréquentation des ratichons, ça le bonifie !
Le magasin somnolait. Depuis l’algarade avec Mme de Salignac, une partie de la clientèle s’était révélée antidreyfusarde au point de boycotter la librairie Elzévir. Joseph meublait les heures creuses grâce au maniement du plumeau et au découpage de faits divers insolites destinés à être collés dans son calepin.
— Du neuf ? s’exclama-t-il à la venue de Victor.
— Où est Kenji ?
— À l’étage.
— Suivez-moi.
Ils allèrent dans l’arrière-boutique et, dès que Victor eut appuyé son vélo contre un rayonnage, il puisa au fond d’une sacoche un Passe-partout roulé en cylindre et le tendit à Joseph.
— Première page, deuxième colonne.
— Germinie Laize, Constant Venette, qui c’est ces zèbres-là ?
— Achevez donc, vous saisirez.
— Mince ! s’écria Joseph quand il eut fini. Ça se corse. Ne bougez pas, j’ai une chose capitale à vous montrer.
Victor l’entendit dégringoler au sous-sol et remonter quatre à quatre, un opuscule à la main.
— Le bouquin que Philomène avait confondu avec le Traité des confitures.
— Vous l’aviez et ne m’en touchiez mot ! C’est du propre.
— Je l’ai débusqué dans la remise, rue Visconti, hier soir à une heure indue, débita Joseph d’un trait.
Son honnêteté s’accommoderait de cette légère modification chronologique.
Victor s’abstint de remarquer qu’il aurait dû lui téléphoner cette nouvelle avant l’ouverture et se plongea dans l’examen du recueil. Le texte sur vélin l’intrigua autant que Joseph.
— Margot Fichon. Jamais rencontré ce nom au fil de mes lectures. Des monceaux de latin, flûte.
Il s’attarda sur le second document.
— Du papier chiffon. Un feuillet a été arraché, curieux.
Il ouvrit le recueil au hasard et déchiffra mezza voce :
22 novembre 1847. J’ai passé des années à tenter d’élucider l’énigme de la comptine en langue d’oïl précédant le rituel de sorcellerie composé en latin du bas Moyen Âge. Et je suis parvenu à la conclusion qu’il recèle la clé menant au secret merveilleux, que j’ai longtemps qualifié de calembredaines, et qu’après une longue quête je crois avoir été en mesure de clarifier. Désormais, je détiens la vérité à ce sujet et je connais le lieu où se rendre afin de la confirmer. Le chevalier à la triste figure qui me harcèle ne m’empêchera pas de fournir quelques indices à mes frères humains !
23 juin 1848. J’écris dans l’urgence. J’entends claquer des coups de fusil. L’émeute s’étend. Je crains que la guerre civile ne mette le pays à feu et à sang. Hier je suis sorti, je ne me suis pas risqué au-delà du Petit-Pont hérissé de barricades.
27 juin. Les insurgés sont écrasés. Les perquisitions se succèdent. Je dois placer ce recueil à l’abri, qui sait ce qui m’attend. On compte plusieurs milliers de morts chez les révoltés. Le général Cavaignac ne fait pas de quartier. Un ami m’a confié qu’on arrête de tous côtés. Vingt-cinq mille emprisonnements. Je pars me réfugier chez ma fille.
Décembre 1851. J’atteins ma quatre-vingtième année et la maladie triomphe. J’ai vu trop de choses. Le neveu de l’autre a pris le pouvoir. Régression. Trois cents tués sur les Grands Boulevards. À quoi bon vouloir prolonger sa vie ? Pour assister ponctuellement aux hoquets des dictatures ? J’ai dissimulé mon manuscrit parmi les centaines d’ouvrages de l’époux de ma fille. Si quelqu’un le découvre, je le soumets à sa réflexion, s’il réussit à en percer la signification, je lui promets du plaisir, car je pressens des temps à venir où les massacres dépasseront des proportions que je n’ose imaginer.
Louis Pelletier.
— Ben, mon cousin, il est optimiste ce bonhomme ! Nous disséquerons ses élucubrations ultérieurement, limitons-nous à cette Margot Fichon.
Victor revint aux pages de parchemin et lut :
Le jour de Mathusalem
Te séparant de ceux qui t’aiment
À travers les sentiers des âges
En route pour le long voyage
Au sein du cloître tu boiras
Trois perles de l’aigue d’argent
Sur la maison de Jonathas
Que fort méchamment l’on arda
Pour avoir fait bouillir l’hostie
Dont tout le sang se répandit
Cherchez Le Milieu du Monde ;
Et tout près vous la trouverez
Sous des galeries voûtées
Jadis un homme arme portant
Veillait sur l’antique couvent
Désormais la source est cachée
Attendant d’être déterrée…
Les lettres se brouillaient, Victor se dit avec contrariété qu’il serait bientôt obligé de se procurer des demi-lunes.
— Il nous faudrait l’aide d’un érudit, quelqu’un d’aussi futé que Kenji. Il m’a déjà éclairé sur le sens du jour de Mathusalem – c’est le huitième jour d’un des douze mois –, sur celui du verbe arder et sur le mot aigue, cités par Margot Fichon.
— Vous lui avez soumis ces textes ? s’inquiéta Victor.
— Me prenez-vous pour un novice ? Je l’ai habilement sondé, point final.
— Et alors ? Traduisez.
— Ben, ce Jonathas qui a été brûlé habitait une sorte de monastère. On ne précise pas où. Ni ce que symbolise ce long voyage. J’en ai déduit que, si l’on veut vivre aussi vieux que Mathusalem, il faut boire l’eau de la source qui se trouve à l’emplacement d’une chapelle expiatoire.
Victor se fourra les doigts dans les cheveux.
— Une espèce d’élixir de Jouvence ?
— Je ne crois pas à ces fadaises.
— Mettez-vous dans la peau de quelqu’un qui y prêterait foi, les mythologies et les légendes recèlent parfois une part de vérité. Allons cuisiner Kenji.
— Mais qui va garder la boutique ? objecta Joseph.
Il commençait à redouter que son beau-père ne le trahît en révélant que ce n’était pas au matin même que remontaient ses questions.
— Ôtez le bec-de-cane, de toute façon la clientèle nous bat froid à la suite de notre altercation avec la moukère.
Kenji déjeunait dans la cuisine où Mélie s’empressait à le servir, sensible à la séduction émanant de cet homme au visage impénétrable et aux tempes argentées, drapé dans une élégante robe de chambre jaune et mauve. Elle ravalait une envie de chantonner et respectait le silence de son patron, signe selon elle des cogitations d’un esprit supérieur.
En réalité, Kenji flottait au milieu d’un brouillard résultant d’une nuit consacrée à l’amour et d’un réveil tardif. Lorsqu’il perçut des pas dans l’escalier, il aplatit vivement une mèche en bataille et boutonna son col.
— Ah ! C’est vous.
Victor et Joseph s’installèrent à table.
— Djina est absente ?
— Elle dort encore.
— Je vous sers un thé ou un café ? s’enquit Mélie.
Joseph allait répondre « un chocolat », mais Victor le devança.
— Rien, merci. Kenji, d’après vous, le chevalier à la triste figure…
— N’est autre que Don Quichotte, marmonna l’interpellé en se beurrant une biscotte, vous devriez le savoir.
— C’est un grand type maigre qui se bagarre contre des moulins à vent, spécifia Mélie, fière d’étaler ses connaissances. Chez nous, on avait une assiette qui le représentait. Avait-il l’air bête !
Victor eut un geste agacé.
— Si je vous cite un lieu nommé Le Milieu du Monde, des galeries voûtées, un homme muni d’une arme et un ancien couvent, cela vous évoque-t-il un quartier parisien ?
La biscotte se figea à deux centimètres des lèvres de Kenji.
— Vous aussi vous affectionnez les charades ? Joseph m’a déjà fait subir un interrogatoire, il…
La théière valdingua sur le carrelage.
— Je suis désolé, dit Joseph.
Kenji fronça les sourcils. Son regard obliqua vers son gendre, affolé que son pressentiment se justifiât si vite. Afin d’adopter une contenance, il tripotait le recueil ouvert sur ses genoux. Son manège attira l’attention de Mélie, courbée en deux pour ramasser les éclats de porcelaine.
— Oh, c’est joli ! Cet album-là, ça réveille ma jeunesse, du temps où ma mère m’obligeait à cuire des confitures !
Sans se rendre compte de la stupéfaction causée par ses propos, elle enchaîna :
— Je déteste cette occupation, on m’a trop rasée quand j’étais gamine, cueillir les fruits, en ôter les noyaux, concasser le sucre, surveiller la cuisson, ébouillanter les récipients, les garnir. La seule chose que j’adorais, c’était l’étape finale. Ma mère, elle était exigeante, elle n’utilisait que de la peau de veau mort-né pour fermer hermétiquement ses pots, ça porte un nom spécial, du… du… Oh ! Je suis bête, gròssa testa, pauc de sens1 !
— Du vélin ? suggéra Kenji entre deux gorgées de thé vert.
— Du vélin ! Vous avez mis le doigt dessus ! Eh ben, m’sieu Pignot, votre machin est du même genre que ceux que ma mère achetait aux colporteurs.
Victor et Joseph se fixèrent comme s’ils tentaient de s’hypnotiser. Kenji les lorgnait de côté. Ses yeux s’animèrent. Il emplit sa tasse derechef et prit la parole :
— Ils sont nombreux, les ennemis des livres ! Les cordonniers doublent le quartier des chaussures de dames avec la peau empruntée à des reliures. Les collectionneurs de lettres ornées, de miniatures et de frontispices n’hésitent pas à taillader les manuscrits. Je vous épargne les pâtissiers dont la friture éclabousse de rarissimes compilations de recettes, et les épiciers qui massacrent sans merci les parchemins les plus rares pour confectionner leurs cornets. Mais, selon le Bibliophile Jacob2, de tous ces ravageurs, les ménagères détiennent le pompon. De siècle en siècle elles ont scellé leurs pots de beurre ou de confitures aux dépens de documents historiques. Je pourrais également inclure ces mères qui, pour avoir la paix, donnent à leur progéniture d’antiques volumes de gravures sur bois à colorier ou ces botanistes qui transforment in-folio et in-quarto en succursales de leurs herbiers. Joseph, vous permettez que j’examine cet ouvrage ? Vient-il de notre fonds ?
Il observait le visage de son gendre, et ce fut pour celui-ci un mauvais moment.
— Je retiendrai le montant de cette théière sur votre salaire. Je vous ai posé une question.
— Euh, je… Ben…
Victor ne lui laissa pas le loisir d’en dire davantage. Il l’attrapa par la manche et l’entraîna vers la porte.
— C’est un de mes trésors personnels. Je vous remercie Kenji, vous aussi, Mélie. Venez, Joseph, il y du travail en bas.
— Qu’est-ce qui leur prend ? Ils viennent quand ça leur plaît et s’en vont de la même façon. Mélie, préparez un plateau pour Mme Djina.
Victor et Joseph regagnèrent l’arrière-boutique.
— Joseph, confiez-moi ce recueil, ordonna Victor, et surtout, motus ! La purée de poix commence à se décanter, ce ne sont pas les confitures qui intéressent notre assassin, ce sont les vélins qui les recouvrent. Je fonce quai Voltaire m’entretenir avec Raoul Pérot. Si Kenji s’étonne de ma défection…
— Je sais, une bibliothèque à expertiser.
Victor replaça le bec-de-cane et se heurta à Mme Ballu.
— Ah, m’sieu Legris. Je vous en ficherai du cognac ! C’est de la Cérébrine qu’il me faut, ce charlatan de dentiste m’a bouché l’alvéole avec une saleté contre l’infection, j’ai la mâchoire en feu ! Si je n’logeais pas au rez-de-chaussée j’me jetterais par la fenêtre !
— Adressez-vous à M. Mori, jeta Victor en enfourchant sa bicyclette, il bat l’apothicaire !
Quelques tours de roues plus loin, une association d’idées s’insinua en lui : cognac… molaire… dentiste…
— Mon vieux, tu es sur la bonne voie ! claironna-t-il.
Un passant se gara de justesse et le suivit des yeux, l’index vissé à la tempe.
En toute autre circonstance, Raoul Pérot eût été ravi de recueillir les conseils de Lucas Le Flohic sur l’art de restaurer les livres, mais, ce matin-là, il guettait Victor et eût préféré demeurer seul.
— La panacée, c’est la colle de pâte à froid. Vous l’étalez sur le plat et la reliure devient luisante. Attention aux grumeaux ! Je vous préconise de rapetasser les coins écornés de vos reliés avec ce produit et un marteau de tapissier, oui, oui, un marteau.
L’Odeur s’approcha d’eux, la mine consternée.
— On m’a encore barboté un cadenas ! Pétrarque laissait ouverte sa porte jour et nuit !
— Ma grand-mère aussi, renchérit Séverine Beaumont. Les temps changent. Où va-t-on si des fêlés se débarrassent de macchabées dans nos boîtes ? Sans mentionner ceux qui nous piquent de la camelote pour l’enterrer au fin fond de leur tannerie.
— Tannerie ? répéta Raoul Pérot.
— Leur bibliothèque, quoi. Oh ! Zyeutez ce vilain coco !
Un vieillard à redingote et pantalon blanc relevé jusqu’aux genoux, un stick à la main, déambulait en exécutant une danse guerrière.
— C’est un ancien critique littéraire, souffla Lucas Le Flohic. Il a usé sa vie à démolir les écrivains.
— Il a un nom prédestiné : Agricol Tourte, ajouta l’Odeur.
— Alfred de Vigny a sabré Hugo, Eugène de Mirecourt s’en est pris à Dumas père, et M. Tourte, dont aucun roman n’a été édité, exècre la totalité des auteurs, conclut Lucas Le Flohic. Tiens, voilà M. Legris à cheval sur sa draisienne !
Victor adressa un salut à la ronde et un signe de connivence à Raoul Pérot. Ils s’isolèrent près des boîtes closes de Fulbert Bottier.
— Il n’ouvre plus ?
— Il est dégoûté. Peut-être Valmy l’a-t-il convoqué à la morgue ainsi que nous allons tous l’être. La rumeur court qu’Angélique Frouin serait incriminée. Elle est actuellement à l’Hôtel-Dieu.
— La cardeuse ? C’est absurde ! Il y a pourtant d’autres coupables potentiels. Cela va vous sembler fou, j’ai un plan pour identifier la tête du bois de Boulogne. Fulbert m’a appris que Georges Moizan s’était fait poser une dent à pivot…
Il lui chuchota quelques mots à l’oreille. Raoul Pérot fit la grimace.
— Soyez chic. Je vous promets de vous offrir les publications posthumes de Jules Laforgue3 quel que soit le résultat.
— D’accord. J’espère tromper la vigilance de la police. Je vous apporterai un croquis en fin d’après-midi au Temps perdu.
— Eh, m’sieu Pérot, ne capitulez pas ! Méprisez ces odieux nuages sur le trou de Meudon, ils vont crever ailleurs ! clama Lucas Le Flohic.
— Elle raflait les ouvrages en vélin, m’a révélé Fulbert. Si nous nous en tenons à l’explication de Mélie, c’était pour fermer ses pots de confitures. Il nous revient de déterminer si cette frénésie d’acquisitions ne dissimule pas un autre objectif. Pourquoi Philomène Lacarelle aurait-elle épargné le singulier recueil tombé entre vos mains ?
— Parce que c’est un code qui mène à quelque chose de précieux. Et ce quelque chose, l’inconnu qui perpétue ces meurtres est persuadé de le trouver sur des pots de confitures. Il n’y a qu’un moyen de clarifier ce méli-mélo, il nous faut déchiffrer les stances alambiquées de Margot Fichon.
Cette conversation entre Victor et Joseph se déroulait au Temps perdu. Joseph, soucieux, chipotait des frites. Il venait de se souvenir d’un détail : Euphrosine avait offert plusieurs pots de confitures à Iris. Lui venaient-ils d’un des membres des Croque-Fruits ?
— Joseph, les frites, dans la bouche, pas dans la narine.
— Euh, oui… Mon intuition me soufflait de loucher du côté de Gaétan Larue, de Ferdinand Pitel et d’Amadeus, parce que vraiment, je n’imagine pas Angélique Frouin commettre ces forfaits.
— Il est venu me voir au magasin.
— Qui ?
— Amadeus.
— Quand ? Pourquoi ?
— Le jour de votre anniversaire. J’étais seul. Il m’a acheté l’Helvétius.
— Comment a-t-il eu notre adresse ?
— On lui a recommandé notre librairie. Un bouquiniste, sans doute, je l’ai maintes fois croisé le long de la Seine. Il m’a tenu des propos sur l’illusion du monde matériel et m’a demandé si nous possédions des originaux d’Étienne Dolet.
— Le libraire qui a sa statue place Maubert4, il a été pendu puis brûlé pour hérésie, ça remonte à loin, ça.
— 1546, je me suis renseigné. Avec le recul, j’ai l’impression qu’il me sondait pour savoir si nous détenions des ouvrages du XVIe siècle.
— C’est notre homme, ma main au feu !
— Attendons un peu avant de nous prononcer, ils sont tous suspects, ils se connaissent, ils sont familiers du quai Voltaire et…
Raoul Pérot s’affala à leur table.
— J’étais certain que vous seriez là. Je prendrais bien un panaché bien blanc, parce que j’ai le gosier plus sec que le Kalahari. Vous m’avez fait cavaler. Je suis allé visiter la morgue à l’heure du casse-croûte, j’étais sûr que les sbires de Valmy sacrifieraient leur surveillance au profit de leurs panses, vous avez entendu ? Ce sont des rimes.
— La morgue ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Joseph.
— Vous permettez, dit Pérot. À boire, soif !
Il reposa son bock vide et se pencha vers eux.
— La morgue rivalise avec nos manifestations picturales. La population parisienne est follement avide du spectacle des cadavres étendus sur les dalles sinistres, et elle rit, oui messieurs, elle rit devant les dépouilles des noyés, des suicidés, des trucidés, des accidentés. Les pêcheurs aussi apprécient la pointe de l’île de la Cité, c’est dans ce coin de Paris que l’on attrape les plus beaux brochets, les plus gras barbillons et les écrevisses au pied des pierres. Vous savez pourquoi ? Parce que la morgue balance les déchets anatomiques dans la Seine. Cela dit, j’ai pu examiner à loisir les mâchoires de la tête du bois de Boulogne. Voici mon croquis. Satisfait ?
— Ça m’étonnerait qu’on l’expose au musée du Luxembourg, grommela Joseph.
— Ce dessin n’a pas la prétention d’être une œuvre d’art, mais un élément d’enquête, répliqua Raoul Pérot. Le propriétaire de cette tête ne lésinait pas avec sa santé. Trois dents obturées d’un amalgame aurifié et une incisive absente qui avait probablement été remplacée par une prothèse car j’ai noté la présence d’un pivot. Travail de qualité. Il a incontestablement consulté un chirurgien diplômé. En noir, les dents traitées, en hachuré, celles qui l’auraient été au cours des ans. Quel plan poursuivez-vous ?
— Je vous expliquerai lorsque j’aurai vérifié ma théorie. Tenez, pour vous, comme promis, le Laforgue.
— Mille mercis, celui-là, je ne le vendrai pas pour un empire ! Vous partez ?
— Kenji va nous sonner les cloches. Je passerai sur le quai.
Victor tapota le buste de Molière jusqu’à ce que Kenji se fût éclipsé à l’étage.
— Joseph, je vous charge d’une mission de haute importance. Prenez le croquis de Pérot et filez chez le Dr Dangé, dentiste rue de Rennes, le numéro m’échappe. Insistez pour qu’il le compare avec sa fiche concernant les soins de Georges Moizan.
— J’ai compris ! Vous voulez savoir si la tête… Comment êtes-vous en possession du nom de ce docteur ?
— Incidemment, en discutant avec votre parrain.
— Dangé ? A-t-on idée de porter un tel nom quand on soigne les dents !
— C’est pourquoi je ne l’ai pas oublié.
— Je vous téléphone rue Fontaine après cette investigation ?
— Non, surtout pas.
— Je vois. Chez moi, c’est pareil. J’en ai marre de mentir, ça me fatigue. Espérons que je ne me déplace pas pour des haricots, parce que vous allez m’offrir la course en sapin, il va neiger.
Le ciel gris et froid s’assombrissait lentement, rue d’Arcole la circulation se faisait plus dense. Un fiacre souleva des gerbes d’eau sale. Adeline Pitel recula vivement pour ne pas être éclaboussée. À l’abri sous la tente rouge et blanc d’une boucherie chevaline, elle déplia le journal serré sous son bras et parcourut la première page où s’étalait un titre gras :
ASSASSINAT D’UNE MODISTE
La police piétine
« Aucune piste dans le meurtre de Mlle Annie Chevance, modiste rue de Paradis. Le commissaire principal Valmy va procéder à l’interrogatoire des relations de la victime. Selon un témoin présentement hospitalisé, Mlle Chevance faisait partie d’un cercle de confiturières baptisé “les Croque-Fruits”. La mort de Mlle Chevance serait-elle liée à celle de Mme Lacarelle, retrouvée assommée près d’un chaudron en cuivre ? »
Adeline Pitel laissa retomber le quotidien et étudia d’un air pensif son reflet dans la vitrine. Elle replia soigneusement le journal avant de franchir le porche de la cathédrale.
1- Grosse tête, peu d’intelligence, en langue limousine.
2- Paul Lacroix, dit « le Bibliophile Jacob », polygraphe érudit français, 1806-1884.
3- Les Derniers Vers de Laforgue (1890), publiés par ses amis Félix Fénéon et Édouard Dujardin.
4- Cette statue élevée en 1889 fut fondue par l’occupant allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale.