Chapitre III

Dimanche 9 janvier

 

— Bonjour, monsieur Legris.

— Bonjour, Alphonse. Vous déménagez ?

Un grand homme maigre, la moustache en girandole, le menton glabre, sanglé d’un costume de serge à rayures surveillait le chargement d’un haquet. Mme Ballu, la concierge du 18 bis, revêtue d’une souquenille, chaussée de caoutchoucs, déboula de la cour et harponna Victor.

— Oui, m’sieu Legris, mon cousin Alphonse nous quitte et ça n’est pas dommage ! On voit bien que ce n’est pas ce chichiteux de quarante ans qui se tape la lessive et le repassage ! Je vais profiter de mon temps libre. Cette asperge retourne loger dans la pension de famille de la veuve Simonet, rue Violet. Un de ses locataires, M. Findorge, lui a déniché un emploi où il ne risque pas de s’estropier la citrouille. Chic ! Je vais réoccuper la mansarde du cinquième que vous m’avez si gentiment allouée. Dis donc, toi, mon poulot, en attendant de confectionner des cocottes en papier, rentre les poubelles, et qu’ça saute !

Alphonse Ballu obéit en maugréant à l’attention de Victor :

— Ce n’est pas une femme, c’est un adjudant-chef !

 

Victor dépassa l’école de Beaux-Arts et sourit à la statue de Voltaire, drapé d’une cape à l’espagnole, à moins que ce ne fût une robe de chambre ou une toge romaine.

— Salut, m’sieu Legris ! brama une voix de basson.

De l’autre côté de la place de l’Institut, il reconnut une femme de forte corpulence, noyée sous de multiples tricots et jupes, une masse de cheveux jaunes ramenée sur le sommet du crâne. Angélique Frouin rapetassait les matelas, non loin du pont du Carrousel. Elle élevait ses trois enfants dans un minuscule rez-de-chaussée de la rue des Irlandais. Toujours avenante, elle compensait son physique de lutteuse par une serviabilité à toute épreuve. Victor l’observa pousser son châssis équipé de deux roues qui lui servait à transporter son métier à carder. Elle s’arrêta pour un brin de causette à l’étalage d’un marchand de monnaies anciennes à remuer au tas et, subitement, Victor fut la proie d’une illumination : il allait tirer le portrait des rivagiers, un sujet digne d’offrir une importance égale à celui des artistes forains photographiés l’année dernière. Il y avait plus de cent cinquante bouquinistes, dont la plupart peuplaient la rive gauche de la Seine, du quai Saint-Bernard au quai d’Orsay, sans compter le lot des petits artisans établis sur les berges. Bien qu’il refusât de l’admettre, ce projet présentait l’avantage d’orienter ses propres créations vers deux thèmes chers à Tasha : rêver et inspirer le rêve.

 

Le quai Voltaire s’animait. Emmitouflée dans une triple épaisseur de châles au crochet, Mme Séverine Beaumont, une fringante sexagénaire, aussi anguleuse qu’une bique, surgit sans qu’on devinât de quel chapeau on l’avait délogée. Ses mains étaient gantées de mitaines afin de tricoter sans difficulté une interminable écharpe. Assise sur un pliant, les pelotes de laine calées sur ses genoux, elle évaluait les flâneurs, espérant qu’ils se laisseraient tenter par ses Clé des songes, ses Langage des fleurs, ses Secrétaire des amants, ses Oracle des dames et des demoiselles et ses Cuisinière bourgeoise.

Un échalas grisonnant étala son mouchoir sur le parapet dans le but d’épargner son costume de velours noir et se pencha pour épier les soupirants que la froidure n’empêchait pas de se bécoter au bord de l’eau, convaincus d’être préservés des regards indiscrets.

Fulbert Bottier, qui caressait affectueusement ses éditions numérotées, ses parchemins, grimoires et autographes, ravala un soupir de dégoût et se concentra sur les souliers du voyeur suspendus à cinquante centimètres du sol. Georges Moizan tapota l’épaule de l’indésirable et lui désigna la silhouette d’un sergent de ville sur le trottoir opposé. L’homme reprit pied, fourra son mouchoir dans sa poche et décampa, conspué par l’Odeur, Ferdinand Pitel, Gaétan Larue et Angélique Frouin.

— Si c’n’est pas répugnant ! affirma celle-ci.

— Il ne reviendra pas de sitôt, le pourceau, je le mentionne, annonça Georges Moizan, exhibant un calepin vert.

— Mais qu’est-ce que vous pouvez gribouiller là-dedans à longueur de journée ?

— Tout, ma bonne dame, tout. Le temps qu’il fait, les ventes que je réalise, les heures d’arrivée et de départ de mes collègues. Vous, par exemple, il y a un bail que vous traînassez, vous ne turbinez pas aujourd’hui ? Ni vous, monsieur l’élagueur ? Et vos clients, monsieur le cordonnier, vous les négligez.

— Mes clients, ils patienteront, rétorqua Ferdinand Pitel.

— Vous engrangez le matériau de vos futurs Mémoires ! s’exclama Lucas Le Flohic ! Moi qui pensais que vous rédigiez un indicateur des chemins de fer !

— Mais il est pire qu’un flic ! s’emporta Gaétan Larue. Figurez-vous que je travaille au chantier de démolition de la Cour des comptes, ils vont construire une gare, j’abats mon pourcentage d’arbres, je n’ai aucun justificatif à produire concernant mes déplacements !

— Subodorez-vous ce qu’il y a sous nos semelles ? demanda Georges Moizan, insensible aux reproches.

— De la terre !

— Vous voyez la fente d’à peine deux centimètres au milieu de cette dalle ? Eh bien, c’est l’entrée du logis d’une rate. Donnez-moi un nombre de petits qu’elle y élève ! Sept ! Je m’en vais exterminer cette vermine. Quelques gouttes de strychnine et hop ! Adieu la vie, adieu l’amour !

— C’est révoltant ! s’écria Angélique Frouin. Vous êtes ignoble, fichez-leur la paix à ces bestioles, elles ne causent de tort à personne !

— Et la peste ? Vous y songez, à la peste ?

— La peste, c’est vous ! Que je vous y prenne, moi, à foutre du poison dans ce nid, assassin ! Je vous taille les oreilles en biseau ! Déjà que les déblayeurs de la Cour des comptes expédient hors de leur habitat des centaines d’innocents, des couleuvres, des chats, des fouines, des lapins, j’ai même entrevu un renard, gronda Gaétan Larue.

Provoquant l’envie de ses voisins, Lucas Le Flohic encaissa le montant de deux gravures pieuses. Gaétan Larue leva les yeux au ciel.

— Et vous, vous n’arrêtez pas de ranger, c’est une obsession ! lança-t-il à Fulbert Bottier qui fourrageait son étalage pour juguler son agacement de ne rien écouler.

— Je classe mes commandes, riposta le bouquiniste, exaspéré.

Le seul remède à son irritation, c’était un grog. Mais auparavant, il toucha le coude de Georges Moizan, affairé à manier le plumeau qui occupait en son cœur une place aussi primordiale que son calepin.

— Vous avez enfin apporté ce que je vous ai prié de me fournir ou bien vous vous déciderez quand les poules auront des dents ? C’est que je suis pressé. Il y a une paye que vous me damez le pion, je vais finir par me fâcher rouge !

— Je cherche, mon bon, je cherche. Je vais trouver. Je le déposerai chez Le Flohic en allant à la gare, vous me réglerez plus tard. J’ai une veine de cocu, un notaire de Caen m’a contacté pour l’achat d’une bibliothèque, une succession, je pars demain matin, retour prévu la semaine prochaine.

— Oui ben, vous avez intérêt à vous grouiller parce que ma patience a des limites. Cessez de trifouiller vos gencives, c’est dégoûtant !

— Je me suis cassé une canine, le dentiste me l’a extraite et m’en a fixé une artificielle sur pivot, elle se déchausse, c’est gênant.

— Il est où votre dentiste ? J’ai des caries.

— Rue de Rennes, au 15, Dr Dangé, seulement il ne fait pas repousser les touches de piano. Si j’étais vous, je m’offrirais un râtelier, ça résoudrait le problème.

Il avait parlé trop fort, comme d’habitude. L’Odeur, Gaétan Larue, Ferdinand Pitel et Angélique Frouin ne perdaient pas une miette de ce dialogue. Furieux, Fulbert Bottier ordonna à Georges Moizan :

— En attendant, jetez un œil sur mes boîtes, faut que j’y aille.

— Où ?

— Là où le roi va à pied.

— Je consens à jeter un œil, mais les deux, macache ! cria l’autre alors que Fulbert se faufilait entre les fiacres pour gagner le café La Frégate.

— En tout cas, il ne pleuvra que dans deux jours, c’est confirmé, inscrivez-le sur vos tablettes, assura Lucas Le Flohic, la main en visière.

— Ce n’est pas tout ça, dit Angélique Frouin, j’ai deux matelas en souffrance, mes copines sont déjà au boulot ! Faut dire qu’avec les mômes j’me lève aux aurores et puis, c’est une trotte de la rue des Irlandais jusqu’à ici.

Sous le pont, les cardeuses rembourraient de varech les paillasses, ainsi que de crin les fauteuils, mais leur activité principale consistait à rajeunir les matelas de leur démêloir. Quand l’une d’elles repêchait par hasard une chemise au milieu de la laine, elle la faisait flairer à ses consœurs, promptes à s’esclaffer en s’efforçant d’en vêtir un mâle imaginaire.

Angélique saisit les brancards de son châssis à roulettes.

— Salut la compagnie, qui c’est qui me prête assistance ?

Georges Moizan lui tourna le dos et agita son plumeau sur ses précieux ouvrages. Angélique Frouin lui décocha un regard mauvais.

— Celui-là, toujours teigneux ! Il se prend pour un aristo. Il remue des plumes arrachées à un croupion de volaille et il déambule, un poulet sans tête ! Ah ! ça me rappelle mon salopiaud d’mari. Vlan ! Il les décapitait à coups de paroir, les poulets.

— Il était sabotier ? demanda Ferdinand Pitel.

— Tout juste. Vous êtes de la partie, vous, hein ? Il nous a largués y a six mois, et ce paroir, c’est tout l’héritage qu’il nous a laissé, aux mômes et à moi. Avec cette relique on ira loin.

Elle aborda l’escalier menant à la berge, Gaétan Larue l’épaula pour descendre son matériel. Il affectait une allure de matamore mais craignait les réprimandes qu’allait lui occasionner son retard sur le chantier de l’ex-Cour des comptes.

 

— Saviez-vous qu’au débouché de la rue du Bac il y avait jadis une caserne de mousquetaires gris ? Notre Frégate perpétue le souvenir d’une vraie frégate amarrée autrefois non loin du pont Royal, elle servait d’établissement hydrothérapique. Elle a brûlé, sa charpente a été déplacée quai de Javel, et puis on l’a tronçonnée. Eh oui, monsieur, ici tout est his-to-ri-que ! martelait la tenancière du troquet à un Anglais en costume à carreaux.

Fulbert, assis derrière la vitre, excellent poste d’où surveiller le quai, fut contrarié de se voir rejoint par Ferdinand Pitel.

— Et elle, historique, elle l’est ? ironisa le cordonnier en pointant le menton vers l’énorme femme à tablier rouge qui naviguait entre les tables.

— Qu’est-ce que je vous sers, monsieur Bottier ?

— De l’eau bouillante avec une rondelle de citron et beaucoup de rhum.

— Et à vous, monsieur de Voltaire ? Vous lui ressemblez, parce qu’en général on ne le représente que vieux. Vous avez la mine éveillée et le visage espiègle ! On m’a montré des gravures de lui à votre âge.

— Un galopin, belle enfant !

— Le galopin, c’est vous, je vous ai entendu, c’est mal de plaisanter du physique des gens. Si j’étais vous, je me méfierais. Ingurgiter un demi-setier de picrate l’estomac vide quand on est une petite nature, ce n’est guère indiqué. Je vous ai vu tomber en pâmoison, ce matin. Vous ne préférez pas un café corsé ?

— Va pour le café, maugréa Ferdinand Pitel, je m’excuse, c’était bête de ma part.

Quand le verre fumant atterrit sous son nez, Fulbert le huma avec délectation.

— J’ai des névralgies, ça me les calme, expliqua-t-il au cordonnier.

En sirotant son grog, il espionnait ses collègues. Le Flohic avait encore vendu une gravure et la roulait avec componction dans une feuille du Gil Blas. Des badauds s’étaient massés devant les boîtes de Moizan.

— Qu’est-ce qu’elle vient fabriquer ici, celle-là ! s’exclama Ferdinand Pitel.

— Qui ?

Fulbert Bottier souleva le rideau. Sur le trottoir opposé, une femme blonde conversait avec Georges Moizan.

— On dirait une odalisque échappée d’un tableau de M. Ingres ou de M. Delacroix, estima-t-il.

— Hé ! Un peu de respect ! Il s’agit de ma tante Adeline !

— Ben quoi, Ingres et Delacroix sont de grands artistes ! Elle est férue de chasse, votre tante ?

— Ça m’étonnerait. Rabaissez ce rideau, je ne veux pas qu’elle me voie. Je vous mets en garde, m’sieu Fulbert, elle n’est pas très intéressée par les hommes. D’ailleurs, la plupart des femmes sont frigides.

— Vous avez une drôle d’opinion du sexe faible ! Je suppose que vous savez tellement bien y faire qu’elles doivent toutes vous tomber dans les bras ! Allez, détendez-vous, je vous taquine, mais enfin tout de même, sans les femmes, qu’y aurait-il pour l’homme ici-bas ? Rien. Et quelle considération avez-vous pour votre mère ?… Elle s’en va, votre tante, vous êtes délivré. Merde ! Moizan a étrenné, alors que moi, si ça continue, je vais embrasser le cul de la vieille !

— Oh, m’sieu Bottier, vous devriez avoir honte ! s’indigna la tenancière.

— Y pas offense, madame Aglaé, c’est une expression de métier qui signifie qu’on n’encaisse pas un fifrelin ! Qu’est-ce que je prédisais ? Il est odieux, ce Moizan, marquer au vu et au su de tout le monde ses exploits dans son calepin comme si on lui avait rempli sa bourse de louis d’or ! Les ennuis n’arrivent jamais seuls, visez-moi la Boulangère !

— Ah oui, Philomène Lacarelle. Celle-là, elle a raté sa carrière, elle aurait dû pousser la romance à la Scala ou au Ba-Ta-Clan ! commenta la tenancière.

— Une enquiquineuse. Elle nous rebat les oreilles de son En revenant de la revue. Elle est entichée du général Boulanger, s’il n’était pas mort elle aurait épousé son cheval ! N’empêche, c’est une cliente qui m’a parfois sauvé la journée, concéda Fulbert. Mince, pincez-moi, c’est un cauchemar, elle a acheté un livre à Moizan, et le voilà qui se pavane ! Même pas une halte à mes boîtes, elle a filé. Oh, au secours ! Il traverse !

Georges Moizan entra, ôta son chapeau à plumes en adressant un sourire enjôleur à Mme Aglaé et se rua sur son voisin.

— Votre désertion m’a été profitable, j’ai empoché plusieurs pavés1 à vingt sous, je suis verni, mais transi, et je dois satisfaire un besoin naturel. Ça vous fatiguerait de retourner à vos boîtes ?

Il s’esquiva au fond du café.

— Un de ces quatre, je lui tordrai le cou, marmonna Fulbert en se levant.

— Je vous accompagne, je vais humer le vent de la liberté, dit Ferdinand Pitel.

— Désolé, mais vous l’inhalerez sans moi, je boucle, puisque la clientèle a décidé de me bêcher.

— Mais il n’est que deux heures…

— Raison de plus pour ne pas moisir ici, j’ai un lot à trier dans ma remise.

Au moment où la porte tintait, Georges Moizan revint.

— Il en a une bobine, le Fulbert, serait-il par hasard jaloux de ma bonne fortune ?

Le cordonnier haussa les épaules, paya son écot et s’en alla sans un au revoir.

 

Un soir brumeux enveloppait les quais où se glissait en silence le cortège des clochards guignant les meilleurs endroits sous les ponts délaissés par les cardeuses. Quelques couples musardaient encore, ainsi qu’un coiffeur pour chiens retardé par la tonte d’un caniche. Les bouquinistes fermaient. Lucas Le Flohic salua Gaétan Larue qui rentrait chez lui, place du Caire, avant de regagner lui-même son modeste logis de Montmartre, près du dépôt des omnibus.

— Vous qui êtes en première ligne, vous ne sauriez pas si cette histoire de déménagement de nos boîtes sur la rive droite est toujours d’actualité ? lui demanda Georges Moizan.

— Je ne suis pas dans les petits papiers des entrepreneurs, moi. Ce dont je suis informé, c’est que les arbres de la Cour des comptes sont mis en vente. Y en a cent quarante-neuf, une trentaine de mètres cubes de bois. Ça en fait du pognon ! Les travaux vont être rondement menés, la gare qui va s’élever sur ces ruines doit être achevée pour l’Expo universelle de 1900.

Il abandonna les deux bouquinistes à leur incertitude et se fondit dans le brouillard.

Georges Moizan et Lucas Le Flohic émirent des soupirs résignés, cadenassèrent leurs couvercles et se séparèrent.

Le spécialiste de la chasse embouqua la tortueuse rue du Bac où il aimait flâner entre chien et loup, quand les commerçants illuminaient leurs boutiques. La vitrine d’un antiquaire l’attirait plus que les autres. S’il persistait à suivre la voie qu’il avait récemment empruntée, nul doute qu’il ne réussît un jour prochain à s’offrir cette magnifique armoire de palissandre dont il rêvait. Quand il reprit sa route, il ne s’aperçut pas que des souliers bruns lui emboîtaient le pas.

Il avait habilement abusé cet olibrius de Fulbert Bottier ! S’il se figurait qu’il allait le contenter, il se faisait des illusions. Une semaine d’absence, et, au retour, il prétendrait avoir oublié sa promesse. L’église Saint-Thomas-d’Aquin lui fut aussi indifférente que d’habitude. Il tourna sur la gauche et accosta le boulevard Saint-Germain, où piétinaient les chevaux des omnibus, des breaks et des voitures qui se croisaient au milieu d’une foule turbulente. De hauts immeubles exhibaient des magasins luxueux devant lesquels s’alignaient des kiosques aux flancs bariolés de réclames. Les terrasses des cafés n’avaient séduit que quelques hommes en pelisse de fourrure, attablés autour de vermouths.

Une ondée, eau mêlée de neige fondue, zébra les halos des réverbères. Le boulevard rutilait de lumières. Des bougeoirs, des lampes à pétrole ou à gaz et quelques rares ampoules électriques étincelaient aux fenêtres. Un tramway balaya de sa carcasse la chaussée humide, un œil rouge se braqua un instant sur le bouquiniste. Georges Moizan retroussa sa moustache en lorgnant une femme pressée de rentrer chez elle et s’engagea rue de Rennes.

Près d’une maison formant l’angle du boulevard Saint-Germain se dressait un portail monumental surmonté d’un énorme dragon de bronze, ultime vestige d’un hôtel construit naguère vis-à-vis la rue Sainte-Marguerite, devenue rue Gozlin. La sainte était en effet réputée avoir maté un monstre ailé avide de la dévorer. Le portail donnait accès à un passage encastré entre une épicerie et un marchand de vin. Il aboutissait à une cour cernée de bâtisses décrépites ornées de sculptures médiévales où la neige, qui refusait de fondre, dessinait des guirlandes. Bien que ce coin eût échappé à la percée de la rue de Rennes, la circulation y demeurait insoluble, aussi détonnait-il auprès des immeubles massifs équipés du confort moderne.

C’était le paradis des chaudronniers, des serruriers et des rétameurs. Leurs échoppes, précédées de pavés moussus, avoisinaient des escaliers sombres festonnés de pots de fleurs desséchées par le gel. Sous une niche protégeant une image de la Vierge, un groupe d’aïeules bardées de tricots ravaudaient des chaussettes. L’une d’elles proposa à Moizan une botte de céleri qu’il repoussa de la paume. La pluie redoublait, les femmes s’égaillèrent. Resté seul, Georges Moizan marcha jusqu’à une masure ventrue portant un écriteau :

On loge les bonnes et les ouvrières au numéro 3.

Le rez-de-chaussée était dévolu à un des nombreux ferronniers du quartier, descendants de ceux chez qui les combattants de 1830 s’étaient ravitaillés en piques et barres de fer utilisées pour renverser la royauté. L’endroit était désert, noyé sous un rideau mouvant. Cette pluie hâtait la venue de la nuit, étouffait les rumeurs de la ville.

Moizan n’avait qu’une dizaine de mètres à parcourir lorsqu’il entendit un crissement derrière lui. Il s’immobilisa, l’oreille aux aguets. Il allait pénétrer dans un vestibule quand le crissement se renouvela. Il fit volte-face et distingua une ombre qui rampait le long de la cour. Cette apparition difforme le glaça.

— Y a quelqu’un ?

Il perçut un bruit de pas.

— Ah, c’est vous ! s’exclama-t-il. Bon Dieu, vous m’avez effrayé !

— Oui, c’est moi. Il te l’a cédé ?

— Mais de quoi s’agit-il ?

— Tu le sais pertinemment, mon bonhomme. Il te l’a cédé, c’était ton fournisseur, à présent il a perdu le goût du pain.

— Je ne comprends pas ! Qui, il ?

— Larcher Sosthène. Le rat de la rue de la Grange-Batelière, ça ne te dit rien ?

— Larcher a calanché ? C’est une blague !

— Tu ne lis jamais les journaux ? Quand je pense qu’il s’en est fallu de peu pour que ce soit moi qui l’aie ! Moi, j’aurais su m’en servir.

— Mais de quoi parlez-vous ?

— Tu veux que je te mette les points sur les i ? Une mince monographie, mi-vélin, mi-papier chiffon, à la couverture marbrée de rouge et bleu. Je sais qu’elle est passée entre tes mains, Larcher a craché le morceau.

— Le morceau ?

— Ton nom, ballot ! Souviens-toi, une semaine avant la Saint-Sylvestre tu as débarqué chez lui et tu as raflé ce qui devait me revenir.

— Je n’ai rien raflé ! Je lui ai acheté un lot de gravures de chasse et de vieux papiers, je les ai collectés dans une toile, je n’ai pas fait le tri.

— Mon œil ! Il y a un bout de temps que je t’épie, j’ai même retourné ton étalage de fond en comble. L’aurais-tu monnayé à la grosse, par hasard ?

— La grosse ? Quelle grosse ?

— C’est ça, joue les imbéciles, la grosse folle de la rue Pierre-Lescot, c’est une adepte de tes boîtes, tu ne connais qu’elle !

— Je vous assure, vous faites erreur.

— Menteur ! Décide-toi, vite ! Tu la lui as vendue, oui ou non ? Parce qu’avec toi il n’y a pas de petit bénéfice, tant qu’à faire, autant que ça rapporte, hein ?

Tassée près de son étroite fenêtre au rideau à rayures, la vieille détaillante de légumes assistait sans comprendre à la scène. Elle eût voulu en voir davantage, mais son matou choisit cet instant pour réclamer sa pâtée.

Brusquement, une pique transperça Georges Moizan de part en part. Le visage empreint de stupeur, il oscilla et s’effondra. D’un mouvement pivotant, la pique fut extirpée de sa poitrine, essuyée avec un mouchoir, puis rejetée sur le tas de ferraille où elle avait été saisie. Rapidement, des mains explorèrent les vêtements du mort, subtilisèrent trousseau de clés, portefeuille et calepin. Deux bras se glissèrent sous les aisselles du cadavre qui fut traîné au premier étage. Après plusieurs essais, la bonne clé s’introduisit dans une serrure. Le corps de Moizan disparut à l’intérieur d’un logement dont la porte se referma.

Quand la vieille reprit son guet, son chat mastiquait et la cour était vide.

1- Gros livres, dans l’argot des bouquinistes.