Lundi 24 janvier
Une flambée de soleil allumait la rive gauche. Un grand chaland glissait silencieusement sur la Seine. Au loin, un remorqueur jetait son cri mélancolique. Assis sur la berge, enveloppé d’une pèlerine, Amadeus ouvrit le livre de François de Genet à la page marquée d’un signet et lut :
« Le sergent qui menait les soldats s’arrêta à l’angle des rues Aubriot et Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, à deux pas d’un cabaret à l’enseigne du Milieu du Monde. Son anspessade1 déroula une banderole où était brodé : Aux jeunes gens amateurs de la gloire et de l’argent. »
« J’ai eu la main heureuse de dénicher cet ouvrage. »
Il leva les yeux et demeura pensif, le regard dans le vague. Il croyait entendre de nouveau le croassement des corbeaux dans le vieil arbre du pont Marie, les braillements des gosses qui se culbutaient sur des tas de sable, il lui sembla sentir le parfum des pommes mêlé au brouillard matinal sur le mail, l’odeur de lessive… Il referma son livre, remonta quai de Gesvres et se hasarda dans le dédale des rues du quartier de l’Hôtel de Ville en examinant les façades de ce coin paisible, presque inanimé. Le cabaret, dévoré par le temps, avait aujourd’hui cédé la place à un atelier de peinture d’enseignes sis au rez-de-chaussée d’un hôtel décati, mais, à hauteur d’homme, subsistait un graffiti profondément creusé dans la pierre : Le Milieu du Monde où Louis fut pris 1708.
Amadeus expira lentement, là se trouvait Le Milieu du Monde, une de ces nombreuses gargotes où deux siècles auparavant les racoleurs du roi invitaient entre deux tournées de naïfs consommateurs à signer leur enrôlement dans l’armée et, s’ils s’y refusaient, n’hésitaient pas à user de la force.
Amadeus rebroussa chemin. Il avait enfin localisé l’endroit, maintenant il lui fallait repérer des galeries voûtées, si tant est qu’elles n’aient pas été rasées par les travaux d’Haussmann.
Ce lundi, Kenji se sentait une âme de jeune homme dans un corps un peu moins alerte tandis qu’il descendait à pied le boulevard Saint-Michel. Il croisait des étudiants mal remis d’une nuit de plaisir et peu enclins à potasser leurs cours. Si la plupart des magasins étaient clos, les cafés incitaient les oisifs à entrer se réchauffer. Pour frileux que fût Kenji, il résista à la tentation. Il avait décidé d’aller surprendre Djina rue des Dunes où elle passait la journée à recevoir une parente berlinoise envers laquelle elle n’éprouvait qu’une piètre inclination.
Les omnibus mettaient des taches vertes, jaunes ou chocolat sur la chaussée qu’ils investissaient, et Kenji guetta le sien à l’abri d’un bureau, malpropre officine où un employé distribuait des numéros. Il se casa sur une banquette entre une femme âgée chargée de paquets et un homme portant un vêtement démodé, carrick bleu à revers de velours, bottes sombres, pantalon à rayures rouges, tricorne, cheveux noués en catogan, un livre sous le bras. Kenji ne lui prêta d’abord qu’une attention distraite puis, soudain, résonnèrent en lui les paroles du père Mirette, « une gravure de mode du siècle de la Révolution ». Il reconnut le visage gravé sur la monographie apportée à la librairie par l’Odeur.
« Impossible, se dit-il. C’est le portrait d’un homme mort depuis longtemps ! »
Il fit semblant de poireauter et, tout en arpentant le trottoir, considéra de biais l’étrange individu. « On jurerait vraiment le sosie de cet écrivaillon. Un descendant ? Pourrait-il s’agir de cet Amadeus ? »
Deux chevaux bais bien nourris ralentirent devant la station. À demi dressé, le cocher souleva son chapeau de cuir bouilli orné d’un ruban d’argent et tira sur la cordelette qui entourait ses cuisses sous la couverture le protégeant du froid. Le conducteur, coiffé d’un képi et engoncé dans une vareuse de mouton, donna le signal de l’arrêt. L’homme au catogan grimpa sur l’impériale après avoir payé. Sans réfléchir, Kenji tendit trente centimes, prix d’un siège à l’intérieur, au conducteur qui enfouit les pièces dans sa sacoche. Au second coup de cordon de son compère, il prévint les voyageurs qu’on partait.
Un changement et une bonne heure plus tard, l’homme au catogan sauta de l’omnibus rue de Bagnolet. Suivi à distance respectable par Kenji, il s’enfonça dans un lacis de venelles populeuses flanquées de maisons basses aux murs fendillés. De la rue Pelleport il prit la rue de la Cour-des-Noues, coin de campagne en plein Paris où, entre deux bouquets d’arbres, des palissades protégeaient une entreprise de réparations, un théâtre-cirque ou une scierie mécanique. D’un pas primesautier, l’homme que Kenji avait choisi de nommer Amadeus bifurqua sur la droite, rue de la Chine. Il pénétra dans une gargote. À travers une fenêtre embrumée, Kenji le vit aller droit au comptoir et y aligner des dominos, à la satisfaction du patron solitaire.
Subir la bise et l’ennui, tel était le lot de Kenji qui parcourut les trottoirs dans les deux sens. Fallait-il préférer cette ruelle bordée de masures et de jardinets en désordre, ces constructions instables dont seul, aux beaux jours, un treillis de lierre maintenait les façades, ces peupliers, ces potagers grillés par le gel ? Ou bien les perspectives rectilignes mais sans joie de l’hôpital Tenon2, annonciatrices d’une ville tirée au cordeau ? Kenji opta pour le fouillis des bicoques qu’il devinait noyées sous un flux de tournesols et de valérianes lorsque régnait l’été. Il fit don d’un franc à un mendigot à jambe de bois recroquevillé contre la clôture d’une graineterie.
— Merci, mon prince, graillonna le vieux. Demain matin, c’est à votre santé que je tuerai le ver au zinc !
Des talons crissèrent sur le sol spongieux creusé d’un caniveau central. Kenji n’eut que le temps de se rabattre sous le velum d’une épicerie avant de se remettre en route.
La rue de la République3 regorgeait de commerces, mais la paix dominicale les avait endormis. Aussi Amadeus dut-il se rendre au carrefour Saint-Fargeau afin de pousser la porte d’une boutique de comestibles, vins et liqueurs, Au petit progrès, d’où il réapparut chargé d’un sac de victuailles. Kenji n’apprécia guère sa faction derrière une vespasienne où il attendit encore qu’Amadeus eût acheté des pommes de terre à un vendeur de légumes ambulant.
Ils marchaient à présent rue Haxo où avaient été fusillés le 26 mai 1871 cinquante otages des communards. Ils empruntèrent la rue Darcy et dépassèrent la grille d’un pavillon, entrée affectée aux visiteurs des réservoirs de Ménilmontant munis d’une autorisation. Kenji avait lu un article de journal précisant que l’ouvrage hydraulique occupait deux hectares et avait l’aspect d’un vaste gazon recouvrant l’œuvre de l’ingénieur Belgrand, le réservoir du dessus recevant l’eau de la Dhuis, celui du dessous l’eau de la Marne.
Après avoir tourné à gauche rue du Surmelin, Amadeus s’engagea rue de la Justice, longea une étable où meuglaient quelques vaches laitières et disparut à l’intérieur d’un immeuble.
— La barbe ! grommela Kenji. Me voilà bien avancé. Est-ce là qu’il habite ou a-t-il un rendez-vous ?
Il n’osait s’éloigner de peur de manquer l’homme au catogan. Après avoir patienté près d’un réverbère, il renonça. L’onglée et la faim le tenaillaient. Il se souviendrait de l’adresse.
Il n’eut pas plus tôt déguerpi passage Boudin, étroit sillon peuplé de baraques biscornues, que des souliers bruns se hâtèrent sur ses traces. Le sol imbibé de neige collait aux semelles et freinait la progression.
Mais ce fut pis quand Kenji, s’évadant de l’impasse Haxo à la faveur d’une barrière brisée, atterrit dans une toundra semée de monticules d’ordures autour desquels erraient des ânes, des chèvres et des volailles. Cette succession de terrains vagues, sise entre la rue des Montibœufs et le boulevard Mortier, était la providence des vagabonds et des romanichels. Des roulottes fumaient, des gamins s’exerçaient à des jeux acrobatiques sous la surveillance de leurs pères tandis que les femmes touillaient le contenu de marmites posées sur des braseros.
Peu rassuré par ces autochtones qui l’observaient tantôt avec ironie, tantôt avec défiance, Kenji n’avait qu’un désir : atteindre l’extrémité du plateau souffleté par le vent. À ses trousses, une silhouette encapuchonnée s’embourbait. Pourquoi cet élégant Asiatique s’était-il fourvoyé en ce désert après avoir, de toute évidence, échoué à débusquer sa proie ? Le supprimer eût représenté un gros risque en dépit de la rareté des témoins. Une seule solution : le pister jusqu’à sa destination.
Ce fut avec soulagement que Kenji dévala les pentes rocailleuses d’une butte et se pressa vers les guérites où les douaniers de l’octroi montaient la garde, porte de Bagnolet. L’exaspération de son insuccès le disputait à la contrariété d’avoir maculé ses bottines et son pantalon gris perle. Le plaisir de surprendre Djina rue des Dunes était tombé à l’eau, il décida de rentrer rue des Saints-Pères.
Les souliers bruns se décrottèrent tant bien que mal sur l’écorce d’un vernis du Japon. Vite, rattraper l’Asiatique et se mêler incognito aux voyageurs transis de l’omnibus dans lequel il s’apprêtait à grimper.
Mardi 25 janvier
Amadeus suivait la berge du fleuve, éclairée de loin en loin par un réverbère. Hormis quelques sans-logis réfugiés sous les piles des ponts, il n’y avait pas âme qui vive. En voyant ces pauvres hères couchés en chien de fusil sur des cartons, Amadeus songea que l’homme ne survit pas longtemps s’il ne cuirasse pas sa machine contre la bise et la froidure. Il se souvint de l’anecdote qui avait inspiré le tableau du peintre Greuze intitulé La Mégère. L’hiver 1775-1776, la température à Paris avait chuté à moins vingt-deux degrés. Un jour, Greuze croisa sur le Pont-Neuf une fillette à moitié nue, en larmes, qui gémissait « J’ai faim, j’ai faim ». Une femme lui jeta un morceau de pain rassis.
Amadeus déposa quelques pièces au chevet de chacun des indigents et s’éclipsa discrètement.
« Quel sort injuste de n’avoir point à manger, point à coucher et de ne pouvoir compter sur le lendemain ! Hier, aujourd’hui, quelle différence ? Rien n’a changé. Quand une civilisation est si opulente, le nécessaire devrait être plus facile à acquérir, le travail avoir plus de valeur. »
Il n’avait pas envie de continuer. Partir vers de nouveaux horizons ? Peut-être rencontrerait-il enfin sa véritable destinée. Mais avant de tirer sa révérence il lui fallait quadriller le quartier de l’Hôtel de Ville, déceler des galeries voûtées et accomplir ce qui devait être accompli.
Il allait rejoindre le pont Marie quand il perçut un bruit, le premier qui ne fût pas celui de ses pas. C’était un son régulier, étouffé, prudent. Il s’arrêta. Silence. Il poursuivit sa marche, le son se répéta. Il couvrit une dizaine de mètres et stoppa brusquement. Le bruit cessa, mais en retard : son suiveur n’avait pu freiner à temps.
Il fit volte-face.
— Vous !
Une ombre s’étirait sous un réverbère.
— Vous ne vous y attendiez pas, hein ? Pourtant il y a un bon moment que je vous ai à l’œil, Amadeus. Ça ne titille pas votre curiosité de savoir comment je vous ai percé à jour ?
— Je vous écoute.
— Je vous avais remarqué quai Voltaire. Votre dégaine extravagante m’amusait, sans plus, on voit tant de toqués le long de la Seine. Et puis, en feuilletant un lot de reliés dépareillés achetés l’année dernière à Moizan, j’ai vu le frontispice du tome III, un portrait de l’auteur accompagné de ce quatrain :
Je cours toute la terre
À travers les ans
Et parmi tant de lieux
Je ne suis qu’un passant
— Où voulez-vous en venir ? Ce serait mieux d’aller droit au but.
Une main lui tendit un in-douze ouvert à la première page :
Voyages d’Aimé Thoars, gentilhomme viennois
ou Le Disciple de Théopompe de Chio
vers la Vie éternelle
Chez Didot l’Aîné.
M. DCCCXII
— Je ne comprends pas.
— Ne faites pas le malin, Amadeus. J’ai effectué des recherches poussées et j’ai la certitude que l’auteur et vous ne faites qu’un. J’avoue que j’ai reçu un choc, je me suis dit que j’avais des hallucinations. Un vrai miracle, n’est-ce pas ?
— Un conte de fées.
— Ne niez pas, Vous ressemblez trait pour trait au portrait de la gravure sur bois d’Aimé Thoars. Vous ne dites rien ? La denrée rare que vous convoitez est alléchante. J’aimerais y goûter moi aussi, et vous allez m’en donner le moyen, sinon…
— Sinon quoi ?
— Soyez raisonnable, Amadeus, je ne vous demande que le contenu du recueil rédigé par Margot Fichon, mentionné dans votre œuvre Le Disciple de Théopompe de Chio. Vous avez tenté de récupérer les vélins chez Larcher, hein ? Je le sais, j’ai assisté à votre manège. Vous l’avez englué comme une mouche, cet imbécile, avec votre jeu d’échecs.
— Imaginez ce qui vous chante, je n’en ai cure.
— N’avez-vous pas écrit avoir vu autrefois passer les charrettes du Tribunal révolutionnaire ? Vous avez également fréquenté le peintre Gros, narré les réjouissances qui ont célébré la naissance du roi de Rome et vous séjourniez à Moscou quand Rostopchine a fait incendier la ville afin de chasser les Français. Vos descriptions de la Grande Armée enlisée dans les neiges sont si réalistes qu’elles font froid dans le dos. Vraiment, vous en avez vu des choses, cher Amadeus, et cela sans prendre une ride.
— Il suffit d’étudier des livres d’histoire. Je me distrais beaucoup en laissant croire aux naïfs ce qu’ils veulent entendre, répondit Amadeus.
Ses lèvres souriaient mais ses yeux restaient vigilants.
— Écran de fumée ! Vous ne comprenez rien ou quoi ? Méfiez-vous, on ne me coupe pas facilement l’herbe sous le pied ! Allez, crachez le morceau !
Amadeus vit le couteau pointé sur sa poitrine. Il se laissa tomber à genoux, ses deux mains saisirent les chevilles de son agresseur qui s’étala sur les pavés de tout son long. Mais avant qu’il ait pu le maîtriser, l’autre s’était jeté sur lui à califourchon et lui martelait la figure de ses poings. Amadeus glissa sur le côté. Il sentit contre sa tête le pied métallique d’un réverbère. D’un suprême effort il empoigna une touffe de cheveux et tira de toutes ses forces. Les adversaires soudés l’un à l’autre roulèrent jusqu’à la limite du quai. Serpent métallique secoué de remous, la Seine charriait des bouchons de liège, des branches mortes et des remorqueurs dont les sirènes émettaient de brefs jappements.
Il y eut un plouf.
Un corps se débattit dans le courant, puis disparut au fond du fleuve.
Plusieurs minutes s’écoulèrent.
Le corps ne remonta pas à la surface de l’eau sombre.