Chapitre VIII

Vendredi 14 janvier

 

Que Victor eût oublié était déjà regrettable. Que sa chère Iris, obnubilée par leurs deux enfants, se fût conduite de façon analogue, il se résignait à l’admettre. Le bébé Arthur avait émergé d’une nuit agitée et l’inquiétude au sujet d’un accès de fièvre l’emportait chez lui sur la déception liée à l’indifférence des siens. Mais que sa propre mère fût amnésique était inacceptable ! Et que dire de son parrain, l’alter ego de son père ? La majorité des souvenirs d’enfance de Joseph se rattachaient à cet érudit qui lui avait enseigné l’amour des livres, leur date de publication, le chiffre de leur tirage, le nombre des éditions sur grand papier et le nom des imprimeurs. Les verres opaques et le ventre rebondi de Fulbert symbolisaient sécurité et fiabilité. Quand Euphrosine avait perdu son mari, qui avait organisé les funérailles, payé l’enterrement de troisième classe, convié les voisins du quai Voltaire à une collation ? Fulbert, toujours Fulbert. Joseph le soupçonnait d’avoir même honoré Euphrosine d’une cour discrète et supporté sans rancœur d’être repoussé.

« Regardez-le ! Il m’ignore complètement ! Il n’en a que pour ce Pérot ! N’en déplaise à Victor, ce luron n’a nul besoin de nous ! Ses boîtes sont à moitié vides et ce ne sont pas ces deux cartons de revues cédées par la librairie Elzévir qui les rassasieront ! Mais qu’est-ce qu’ils complotent, ces deux cossards, pia pia pia ! »

Victor avait entraîné Raoul Pérot à l’écart.

— J’ai hésité à vous contacter ce matin, je savais que vous étiez occupé.

— Vous pouvez le dire, si ce n’était notre amitié…

— Je suis vraiment désolé. Comment s’est déroulée votre déposition ?

— On m’a harcelé de questions. Heureusement que j’ai fait partie de la boîte ! Les flics ont passé au peigne fin le domicile de la victime, ils vont soumettre un rapport à la Préfecture. Ils ont conclu à un cambriolage qui a mal tourné, mais ça les tarabuste que je sois entré dans la maison d’une femme assassinée. J’ai eu beau m’en tenir à ma version, et soutenir que le comportement louche d’un vagabond m’avait alerté, ils sont dubitatifs. L’achat de salade destinée à ma tortue les a rendus hilares.

— Je suis à votre disposition en cas de complications. Venez, Joseph nous espionne.

Lucas Le Flohic comptabilisait les nimbus en expliquant à l’Odeur que son manque de courage lui avait fait rater la veille une rencontre de choix.

— Cécile Sorel en chair et en os, puisque je vous le jure ! Manteau d’hermine et toque blanche, un honneur !

— Cécile Sorbet ? Et puis quoi ? C’est votre faute, vous m’avez raconté que s’il pleut à partir de huit heures en hiver ça durera jusqu’au soir, j’ai suivi vos prédictions, je suis resté au pageot. Sauf que ça s’est arrêté à midi, mais à midi, moi, j’avais d’autres chats à fouetter.

— Vous faisiez vos ablutions ? s’enquit ingénument Séverine Beaumont.

— Madame, vous êtes d’une impudeur ! Évoquer publiquement l’intimité d’un homme !

— Ce que vous pouvez être bégueule ! Oh ! moi, votre intimité, je ne m’en soucie guère, j’ai vu assez d’horreurs pendant le siège de Paris !… Non merci, monsieur, ces fascicules ne m’intéressent pas, je vous en alloue deux francs, et encore, pour être gentille.

— Si c’est comme ça, je préfère les balancer à la Seine ! répondit, furieux, un bourgeois encombré de deux énormes sacs.

— Passez muscade ! rétorqua la tricoteuse.

— Moi, un muscadin ! Pourquoi pas un incroyable ! protesta l’Odeur.

— Décrassez-vous les oreilles et vous entendrez mieux ! Ah ! ils m’embêtent tous, à la fin, je vais imiter les berniques sur mon pliant, grommela Séverine Beaumont en tournant le dos à l’Odeur.

— C’est la vérité vraie, monsieur Legris, l’Histoire de l’État et République des druides, de Noël Taillepied, publié en 1585. L’exemplaire laisse à désirer, mais il porte l’ex-libris d’Honoré d’Urfé ! Ça doit valoir une somme rondelette ! Penser qu’on me l’a proposé hier, alors que le quai avait l’aspect de la toundra !

Fulbert Bottier piétinait d’excitation devant ses boîtes fermées.

— Si le Tyrolien avait été là, il te les aurait soufflés, tes druides, marmonna Lucas Le Flohic.

— Le Tyrolien ? demanda Victor.

— Georges Moizan, on l’appelle ainsi à cause de son chapeau à plumes.

— Tous aux abris ! brailla la tricoteuse.

Un petit fonctionnaire à redingote élimée retournait l’étalage de Lucas Le Flohic, trop lent à réagir. Plus preste qu’une tornade, il manipulait les livres avec la dextérité d’un jongleur, mais les rejetait sans ménagement avec la désinvolture d’un chiffonnier. En un quart de tour, les couvercles furent posés par-dessus les boîtes de l’Odeur, de Séverine Beaumont, de Raoul Pérot et ne se soulevèrent que lorsque le bonhomme eut disparu à l’intérieur de la Caisse des dépôts et consignations, par-delà le pont Royal.

— Déridez-vous, Joseph, le croquemitaine ne reviendra plus aujourd’hui, chuchota Victor.

— Le combien sommes-nous ?

— Le 14 janvier.

— C’est mon anniversaire et personne ne me l’a souhaité ! Voilà ! s’exclama Joseph d’un ton tragique. Et en plus, j’ai toujours mal au doigt !

— Mince ! J’ai oublié ! Je suis désolé.

— Je compte pour du beurre dans cette famille !

— Je vous donne ma parole que nous comblerons cette fâcheuse lacune.

— Ouais, ben c’est trop tard. Les pétards mouillés, très peu pour moi !

Raoul Pérot, qui, de toute évidence, retenait un fou rire, décocha un clin d’œil malicieux à Fulbert Bottier.

« Pour couronner le tout, ils se paient ma fiole ! Je leur volerai dans les plumes s’ils continuent ! » rumina Joseph, les poings crispés, une boule dans la gorge.

Il ignora sciemment la survenue de l’élagueur et s’accouda au parapet, décidé à bouder le plus longtemps possible.

— En route pour la future gare d’Orsay ? lança Lucas Le Flohic.

— Non, j’en ai fini, je me rends avenue de Friedland, opération élagage des platanes, répondit Gaétan Larue.

— Il ne faut pas être sujet au vertige, souligna Victor.

— C’est de la haute voltige, l’art des trapézistes, l’entraînement et l’attirail sont les deux atouts essentiels. J’ai une ceinture munie d’anneaux où sont fixés des cordages, grâce à ça je grimpe aux arbres mieux qu’un singe, et puis après… vive la serpe !

— Si vous cherchez Mme Frouin, elle a du retard, l’avertit Séverine Beaumont, perplexe. Elle est peut-être allée voir ses amies qui travaillent place du Caire. Mais c’est bien par là que vous créchez ?

L’élagueur rougit et rajusta sa casquette.

— Exact. Nous nous y sommes rencontrés, parce qu’elle devisait avec ses copines matelassières en bas de ma maison.

— Inutile d’entrer dans les détails, m’sieu Larue, je ne suis pas indiscrète, moi, contrairement à ce qu’affirment ceux qui croient leur intimité menacée, repartit la tricoteuse avec un regard oblique vers l’Odeur.

Gaétan Larue aida Victor à trier le second carton empli de revues, marcha sur un de ses lacets dénoués et tangua dangereusement. Victor le cueillit de justesse avant qu’il ne tombe.

— Nom d’une pipe, ils se défont dix fois par jour !

— Avec le métier que vous exercez, vous devriez être plus prudent, conseilla Séverine Beaumont.

— N’vous inquiétez pas. Quand je pose le pied dans mes cordages, je suis aussi stable qu’un cavalier dans ses étriers. Du reste, pour escalader les troncs ou étêter les branches, j’enfile des bottes.

— Votre uniforme évoque celui des facteurs. Je vous confie donc ce pli, à remettre au jeune homme sinistre affalé là-bas. Vous lui direz…

Victor glissa quelques mots à l’élagueur. Docile, Gaétan Larue s’exécuta.

— Monsieur Pignot, cette missive a été expédiée à votre intention à la librairie et votre associé, qui l’avait enfouie dans une de ses poches où elle était prisonnière d’un mouchoir qu’il vient d’en extraire, me prie de vous la délivrer.

— Il a un pois chiche en guise de cervelle ! répliqua Joseph.

Il déchira l’enveloppe et lut :

Cher Monsieur Pignot,

Un groupe de fervents lecteurs vous convie à une collation gastronomique le 14 janvier à 20 heures chez Léonard Lippmann, 151, boulevard Saint-Germain, en l’honneur de votre anniversaire.

Nous comptons absolument sur votre présence.

Avec toute notre admiration pour votre immense talent de feuilletoniste.

L’Académie du Fantastique.

— Quand avez-vous reçu ceci ? aboya-t-il.

Victor, l’air vague, feignait de rassembler ses souvenirs.

— Hier matin, je crois, au courrier, avant d’aller chez votre mère à cause du gaz.

— L’Académie du Fantastique ! Comment ces gugusses savent-ils que c’est mon anniversaire ? Si c’est une blague…

— Ils se sont renseignés. Le patron de l’établissement s’empressera de vous le confirmer.

— Mais je ne peux pas ! Iris, les enfants, ma mère… Et puis, qui c’est, ce Léonard Lippmann ?

— Le propriétaire de la Brasserie des bords du Rhin, à deux pas de la rue de Rennes. Voyons, êtes-vous un homme libre, oui ou non ? Je suis certain que nul ne vous reprochera cette récréation.

Les bouquinistes et l’élagueur tinrent à serrer la main de l’heureux élu.

— Mazette, une académie, un de ces quatre, c’est la grande, la Française, qui vous glorifiera ! Bon anniversaire, monsieur Pignot ! piailla Séverine Beaumont.

— Nos vœux les plus sincères ! reprit l’assistance en chœur.

Fulbert Bottier lui secoua la dextre à lui en décrocher le bras.

— Mon cher Joseph, je n’osais pas te vieillir d’un an, je guettais le moment propice ! Ah, la vie, ça fond aussi vite qu’un sorbet ! Quand tu es né, ton père se rengorgeait, il était si fier ! C’est lui qui a insisté pour que je sois ton parrain, enfin, un parrain de pacotille parce que moi, je n’ai jamais été baptisé, c’était juste histoire de gober une pinte de bistouille ensemble et de partager sa joie. J’en suis tellement remué que je vais installer mon étalage.

— Et moi, je fonce à la librairie, dont mon beau-frère se soucie comme d’une guigne.

Joseph agita la lettre au nez de Victor et traversa.

— Je vais boire un jus à La Frégate, claironna Séverine Beaumont. Monsieur Le Flohic, soyez assez aimable pour surveiller mes boîtes.

Fulbert inspira à fond et souleva le couvercle de sa première boîte. Depuis plus d’un an, ses articulations devenaient raides, une douleur sourde lui tenaillait le dos, signes que la décrépitude s’emparait sournoisement de lui. Il soupira, cela aussi était un signe, ces soupirs de plus en plus nombreux. Il interrompit le dépoussiérage de ses livres et se massa les reins, attentif aux flâneurs. Angélique Frouin se dandinait devant les étalages de ses collègues, aux prises avec le châssis à roulettes porteur de son métier à carder et les ficelles rouges de trois gros ballons jaunes gonflés à l’hélium sur lesquels Dufayel se détachait en lettres rouges.

— Vous vous êtes reconvertie dans les réclames d’ameublement ? s’informa-t-il.

— Excusez-moi de ne pas vous prêter main forte, m’sieu Fulbert, mais si je lâche, ça va s’envoler, et c’est pour mes gosses, ils vont jubiler, figurez-vous qu’une de mes connaissances m’en a fait cadeau… Oh ! vous êtes là, m’sieu Larue, on dirait que vous m’évitez, moi qui vous cavale au train pour vous avancer les sous de la vitre que vous comptez me réparer. Vous ne m’avez même pas dit combien ça coûtait !

Cramoisi, Gaétan Larue essayait de se fondre dans un renfoncement du quai. Les femmes l’attiraient et l’effrayaient sans qu’il comprît pourquoi. Angélique Frouin éveillait en lui des sentiments plus que tendres, il n’était pas insensible à ses formes étoffées et à ses prévenances. Cependant, dès qu’elle s’approchait à moins d’un mètre, il ressentait une peur panique et, le plus souvent, finissait par se sauver.

— Vous ne me devrez rien, grogna-t-il. C’est naturel de rendre service à une amie. Bon, sur ce, je vous salue, le devoir m’appelle.

— En voilà des façons, une amie, moi j’aimerais bien que ça n’en reste pas là, mais parfois j’ai l’impression d’être un épouvantail, dès que je me pointe, il se carapate ! Un jour, c’est oui, un jour, c’est non, ce n’est pas un soupirant, c’est une douche écossaise !

— Il est timide, ne vous offusquez pas, quand il en aura l’audace, il se déclarera, dit Fulbert Bottier.

— Ouais, ben il ferait mieux de se dépêcher avant que j’aie de la moustache et les dents gâtées ! Je descends sur la berge, si jamais il revient, dites-lui de me rejoindre.

Fulbert Bottier se gratta l’occiput. Il avait été marié seize ans à un dictateur en jupon qui lui délestait son portefeuille en douce et lui interdisait de trinquer avec ses copains. À la place de l’élagueur, il eût pris ses jambes à son cou.

Victor achevait de disposer les revues dans l’étalage de Raoul Pérot.

— J’espère que votre beau-frère ne va pas fouiner à la brasserie pendant la pause du déjeuner, cela saboterait la surprise, remarqua celui-ci.

— Aucun danger que les serveurs ne nous trahissent, je les ai gratifiés d’un pourboire royal.

À cet instant, un cri les figea. Fulbert Bottier, pétrifié, contemplait sa quatrième boîte. Il avait été stupéfait de constater l’absence de cadenas, c’était la première fois qu’on forçait son étalage. Il avait actionné le couvercle, redoutant le pire. Le spectacle qui s’offrit à lui dépassa ses craintes. Non seulement tous les livres avaient disparu, mais ils étaient remplacés par le cadavre recroquevillé sur lui-même d’un homme décapité.

Fulbert recula, si bouleversé qu’il pouvait à peine parler. Il finit par articuler :

— Là… Là… Un… Au secours !

Les voisins accoururent. Lucas Le Flohic émit un gargouillement, l’Odeur plaqua une main devant sa bouche. Raoul Pérot déglutit péniblement. Hypnotisé par la plaie rougeâtre qui trouait la poitrine nue du cadavre sans tête, Victor plongea dans la vision fugitive d’un lac pourpre où il se débattait. Il lui fallut un bon moment pour prendre conscience de ce qu’il voyait, ses tempes palpitaient, sa raison enregistrait, transmettait à son cerveau, lui se refusait à comprendre.

Lucas Le Flohic, tétanisé, entendait une voix intérieure répéter comme une mélopée : « Ô mon Dieu, ô mon Dieu, ô mon Dieu… »

Raoul Pérot rompit le silence.

— C’est curieux, on lui a retiré ses chaussures, il n’est vêtu que d’un caleçon, ce meurtre doit dater d’au moins deux jours, parce qu’il a l’air d’avoir perdu tout son sang. Il sent drôle, vous ne trouvez pas ?

C’en était trop pour l’Odeur, qui, secoué de spasmes, se vida de son repas.

— Qu’est-ce qu’il fout là ? Dans ma boîte ? Et on m’a piqué mes bouquins, par-dessus le marché ! J’avais les œuvres complètes de Bossuet, des cartonnages rouge et bleu à dorures pour les enfants, des psautiers et des bréviaires pour les dévotes, des classiques grecs, latins, allemands et même des Georges Ohnet, chacun y dénichait son plaisir… Pourquoi, mais pourquoi ?

— Vous avez une idée de l’identité de ce… de cette personne ? hasarda Victor.

— Non, à première vue, et dans cet état, non ! S’il avait encore sa tête… Ma boîte est foutue, vous avez beau dire, il y a du raisiné, des saletés, c’est immonde, ça cocotte ! Trente ans de quai et c’est moi qui écope de ce cadeau !

— Le mieux, c’est de s’abstenir de toucher au corps, conseilla Raoul Pérot.

— Faudrait me payer !

— Refermez et restez dans les parages, au café par exemple, tous, parce que la police voudra vous interroger.

— Moi aussi ? chuchota Victor.

— Non, vous, vous décanillez, il serait préférable que vous demeuriez hors du coup le plus longtemps possible, je vais prévenir les bouquinistes, mais préparez-vous à ce que l’un d’eux mentionne votre présence un de ces quatre… Pour l’heure, motus, parce que si Valmy rapplique, il sera furieux, et la fête de ce soir serait gâchée ; je vais seriner ça au parrain de Joseph. À partir de demain, je ne réponds de rien, dit Raoul Pérot, vivement contrarié. Fulbert, soyez assez aimable pour clore mon étalage, je file à la Préfecture. C’est une malédiction, mon ancien boulot me colle à la peau, grommela l’ex-commissaire en se dirigeant vers le quai des Orfèvres.

 

Après une matinée solitaire dans la librairie Elzévir, Joseph avait décidé de déjeuner rue de Seine. Arthur se portait à merveille, il rampait sur un tapis, bavait en suçant son lapin en peluche, Daphné trottinait après un ballon, Iris, moulée dans un peignoir vieux rose, sauta au cou de son mari et le coiffa d’un melon neuf, assorti d’un « Joyeux anniversaire ! » qui l’emplit de remords.

— Tu t’es souvenue…

— Bien sûr ! Mais au réveil j’étais alarmée par la santé d’Arthur, et puis ta mère m’a suppliée de patienter jusqu’à ce soir parce qu’elle est sortie t’acheter un présent. Je ne pensais pas te voir à midi, je n’ai pu résister.

— Mon amour, si tu savais ce que ça m’émeut !

Il s’admira dans la glace, se trouva beau.

— Ma puce, ça t’ennuie si je sors ? Je rentrerai vers dix heures du soir. J’ai rendez-vous avec un copain d’enfance.

— Je le connais ?

— Non, il s’appelle Marcel Bichonnier il gère une fabrique de confettis, rue de Chaligny, entre l’hôpital Saint-Antoine et la caserne de Reuilly. On a vendu des journaux ensemble quand on était gamins. Où est mon costume ?

— Tu vas te pomponner pour aller dans un atelier de confettis ?

— Euh, c’est que… Je veux l’impressionner, il me prend pour un écrivain réputé et… Si ça te tracasse, je peux décommander.

— Sherlock Pignot, je suis très mécontente, on dirait que tu doutes de ma compréhension, répondit-elle en dissimulant un sourire. Tu retournes à la librairie ? Fais attention de ne pas te salir quand tu te seras habillé.

Ils chipotèrent. Le ragoût de carottes et le cabillaud sauce blanche mijotés par Euphrosine ne ravissaient pas leurs papilles. Puis Joseph dévala l’escalier, fier de son couvre-chef.

L’heure de la sieste avait sonné pour la progéniture d’Iris, au grand dam de Daphné. D’un ton indigné, elle s’exprimait comme une adulte miniature, mais ne parvenait pas à prononcer les r.

— J’ai pas sommeil, c’est injuste, papa va puni des bandits et moi je suis obligée de me coucher, je le diwai à mémé Phosine et à tonton Toto !

Deux minutes plus tard, elle dormait aussi profondément que son frère. Leur mère s’assit à la table de la salle à manger, rongea un crayon avant de noter dans un carnet le début d’un nouveau conte :

Le jour où les statues…

Le jour où les statues se résolurent à quitter leur socle, Paris grelottait sous le froid d’un hiver précoce. Sans qu’elles se fussent concertées, elles s’étirèrent et se frottèrent les paupières. Ce qu’elles virent n’était guère rassurant. Des taches sombres dansaient devant elles, percées de trouées inexplicables où s’engouffrait la peur de l’inconnu…

Joseph remontait à larges enjambées le boulevard Saint-Germain, préoccupé. Qu’avait donc Victor ? Il était arrivé à midi, pâle et muet. L’apparition d’un client souhaitant acquérir un Don Quichotte orné de gravures de Coypel et un Molière illustré par Boucher lui avait permis de se retrancher derrière son métier de libraire, et d’éviter de dialoguer. Se reprochait-il son indifférence à l’égard de son beau-frère ou était-il taraudé par l’altercation avec Mme de Salignac ?

« Il n’a pas réagi quand je lui ai annoncé que je prenais mon après-midi… Il aurait pu me complimenter de mon élégance ! Oh, je m’en fiche ! »

L’excitation d’être l’invité d’honneur des membres de l’Académie du Fantastique chassa son amertume. Le garçon de la Brasserie des bords du Rhin lui avait confirmé qu’une table avait été retenue le soir par ces messieurs-dames.

« Ils apprécient mes feuilletons, c’est bath ! Oui, mais comment je vais utiliser mon temps d’ici huit heures du soir ? Et si j’allais vraiment chez Bichonnier, ça fait une paye qu’on ne s’est vus… Oui, bonne idée, je ne me sentirai pas fautif d’avoir menti à Iris. »

 

S’orienter. Se créer des repères. La topographie de la ville avait tellement changé ! Le cadran bleu de la fontaine de la Samaritaine s’était envolé. Évaporé dans un monde parallèle, le Biribi des vertus, un tripot où l’on jouait aux dés, aux cartes, où l’on s’abreuvait d’un mauvais alcool en braillant les vers de Dom Juan : C’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre1… Seul le fleuve lui était familier, un ami que l’on a plaisir à retrouver.

Amadeus abordait le socle de la statue d’Henri IV lorsque, parmi un tourbillon de particules dorées, il lui sembla distinguer un alignement de livres sur les parapets du Pont-Neuf. Une rengaine lui trotta par la tête :

Sujet à la pluie, à la grêle,

Suivant les caprices du vent,

J’expose aux yeux de tout-venant

Le beau métier dont je me mêle,

Je vends des livres tous les jours,

D’histoire, de fables, d’amour,

Sur le pont où je m’arrête 2 .

Le ferraillement d’un omnibus à triple attelage fit exploser le mirage.

Amadeus traversa face à la rue Dauphine, longea l’Institut, l’École des beaux-arts et bifurqua rue des Saints-Pères. Il aimait l’atmosphère presque campagnarde de cette artère bordée de façades patinées par les ans. Il aperçut l’enseigne de loin : Elzévir.

LIBRAIRIE ELZÉVIR

Fondée en 1835

LEGRIS MORI PIGNOT ASSOCIÉS

Ouvrages anciens et modernes

Main en visière, Amadeus examina la boutique. Il identifia l’homme croisé la veille rue Pierre-Lescot. Il tirait nerveusement sur une cigarette, le regard perdu sur un buste de Molière posé au centre d’une cheminée de marbre noir.

Amadeus poussa la porte et repéra les lieux.

Au tintement du carillon, Victor sursauta en brassant l’air comme un écolier pris en faute. Il connaissait vaguement ce client pour l’avoir remarqué sur les quais, un original, harnaché d’un costume composite, qui semblait surgir d’un temps incertain.

— Bonjour monsieur, vous cherchez un auteur particulier ?

— Pourrais-je admirer les raretés que vous celez dans le saint des saints ? demanda-t-il en désignant la pièce adjacente tapissée de livres.

— Je vous en prie.

Amadeus tomba en arrêt devant une armoire vitrée fermée à clé. Il se pencha. À l’intérieur trois lutrins arboraient des merveilles. Amadeus déchiffra les titres à mi-voix :

— Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes. À Paris, chez la veuve Regnard, 1769.

« Helvétius, Claude Adrien, De l’esprit. À Paris, chez Durand, 1758.

« Swift, Jonathan, Le Conte du tonneau. À La Haye, chez Henri Scheurleer, 1732.

Soudain, il s’immobilisa. Une silhouette replète venait de se refléter dans la vitre de l’armoire. Il se glissa subrepticement vers un angle mort pour ne pas être vu. C’était la femme de la rue Pierre-Lescot, l’amie de la concierge du 18 bis. Ses soupçons étaient fondés : elle et le libraire avaient partie liée.

Les jambes douloureuses, Euphrosine s’était traînée aux Grands Magasins du Louvre où elle avait choisi la cravate de chez Charvet et la brosse à habits en soie de Kent qu’elle destinait à son fils. Ces emplettes avaient largement ébréché ses économies, mais la félicité de son minet était essentielle à sa propre sérénité. L’argent n’avait d’intérêt que si on le dépensait. Elle n’avait pas revu Victor depuis la veille et s’interrogeait sur ce que Raoul Pérot et lui avaient conclu de leur visite à Philomène. Incapable de résister, elle s’était faufilée dans la librairie. Joseph était absent, une chance, mais au moment de poser sa question, le courage lui manqua et elle ne put que murmurer un bonjour étouffé.

— Non, madame Pignot, aujourd’hui on oublie les drames, on est heureux, c’est l’anniversaire de votre fils, il faut aller vous bichonner, lui intima Victor en l’entraînant vers la sortie. Oh ! pendant que je vous tiens, je vous serais reconnaissant de m’apporter discrètement, ce soir, le recueil que Mme Lacarelle avait confondu avec le Traité des confitures. Je ne crois pas que vous l’ayez déposé chez elle hier au soir.

— Aujourd’hui, on oublie les calamités, monsieur Legris, c’est bien vous qui l’conseillez, non ? rétorqua-t-elle d’un ton rogue en claquant la porte le plus violemment possible.

Amadeus sourit.

« En plein dans le mille, ils se connaissent ! »

Il expira à fond et réintégra la boutique.

— Êtes-vous monsieur Legris ? On m’a vanté votre érudition. Je désire l’Helvétius en vitrine.

— Il est assez onéreux.

— Je n’en doute point. C’est un livre fort précieux qui a provoqué un véritable scandale lors de sa parution et que la Sorbonne censura : « Nous avons choisi le livre de l’Esprit comme réunissant toutes les sortes de poisons qui se trouvent répandus dans différents livres modernes. »

— Vous êtes très cultivé, cependant… Le montant…

— Tranquillisez-vous j’ai les moyens. Sachez, monsieur, que je sais établir la distinction entre le besoin et l’envie, si je ne peux satisfaire mes convoitises, je m’en passe. Je suis aussi preneur des écrits d’Étienne Dolet, les originaux, ils datent du XVIe siècle. Ce qui est antérieur m’intéresse également.

— Hélas, monsieur, je n’ai jamais eu les Dolet en main. Nous négocions rarement des ouvrages si anciens. Peut-être découvrirez-vous votre bonheur à la Bibliothèque nationale ? suggéra Victor en cherchant vainement un cendrier.

— Probablement. Combien vous dois-je ?

Victor se résigna à escamoter son mégot sous le comptoir et compta les billets.

Tandis qu’il empaquetait l’ouvrage, il se crut obligé de meubler le silence.

— Vous êtes vêtu avec raffinement. Votre costume est de quelle époque ?

— D’une époque mouvementée ! répondit Amadeus.

— De quelle période parlez-vous ?

— D’autrefois.

— Quand, autrefois ?

— Oh ! hier, avant-hier, maintenant, où situer la démarcation ? Les apparences sont trompeuses.

— Qu’entendez-vous par « apparences » ? demanda Victor, décontenancé.

— Les modes sont des leurres. Le progrès et la cohorte de complications techniques qu’il produit n’ont pas bouleversé d’un iota les mentalités, les idées reçues et la versatilité de la majorité de l’espèce humaine. Chaque nouvelle génération s’imagine détenir le savoir du monde, avant elle, rien n’a existé. Voyez-vous, monsieur, si nous voulons échapper à l’anxiété et à l’ennui du quotidien, nous devons éviter de nous vautrer dans le passé et de nous projeter sans cesse dans le futur. Jouissez des minutes qui s’écoulent, alors seulement vous plongerez au cœur du mystère.

— Mais…

Amadeus porta deux doigts à son tricorne et tourna les talons.

— Encore un détraqué, grommela Victor.

La tension nerveuse cédait à une profonde lassitude, il se sentait fébrile, nauséeux. Le sol se dérobait sous ses jambes. Il considéra les billets serrés dans son poing, se soutint au comptoir. Le timbre du tiroir-caisse explosa sous son crâne. Il crispa les mâchoires, le corps à la tête tranchée s’acharnait à le hanter.

 

Dès qu’elle eut franchi le seuil de son logement, rue Visconti, Euphrosine s’enferma à double tour et appuya sur la poignée afin de s’assurer qu’elle résisterait à une brusque poussée.

« Mourir comme ça, dans les confitures ! On n’est même plus en sécurité chez soi ! Qu’au moins le dîner de fête soit correct, ça me consolera. Je vais m’attifer. Réparer les outrages des ans, c’est une affaire délicate. »

Elle s’examina dans une glace et exhala un soupir consterné.

— C’est moi, cette vieille peau ?

Elle distingua une petite fille qui la tirait par la manche… La vision se brouilla, un visage oublié se substitua à son reflet, celui d’une Euphrosine de dix-neuf ans, dépourvue de rides et de cheveux gris, persuadée que la chance allait tourner, qu’un soupirant surgirait et l’enlèverait au pays où les rêves deviennent vrais. Gabin. Il n’était ni jeune ni beau, cet homme rondouillard rencontré sur le quai Voltaire un jour qu’elle se rendait au bateau-lavoir, son panier de linge sale au bras. Il avait soulevé sa casquette, une conversation s’était engagée. Elle avait espéré briller à ses yeux en s’extasiant sur Alexandre Dumas dont elle n’avait lu que quelques chapitres. Il l’avait complimentée sur sa robe cousue de ses propres mains.

— La jeunesse s’est flétrie, mon pauvre Gabin ! Pourquoi a-t-il fallu que tu meures si vite ? Tu nous as fichus dans la mouise.

Le reflet où elle avait cru voir sa silhouette et celle de son prince marchand s’effaça. Elle devait surmonter son angoisse, ce soir on arroserait l’anniversaire de Joseph. Elle sonda son armoire, en quête d’une toilette de circonstance. Parfumées à la naphtaline, des boîtes en carton s’empilaient : vêtements trop étroits pour son corps empâté, lettres de Gabin écrites pendant la guerre, colifichets, layette. Une vie résumée par des riens chargés d’une valeur sentimentale. Des riens ! Ce jouet cassé. Joseph avait neuf ans, ils musaient ensemble sur les Boulevards où se dressaient les baraques de Noël. Le mouflet s’était figé devant un étalage d’automates en fer-blanc, fasciné par un fort des Halles qui charriait une brouette. Six sous, elle n’en possédait que quatre.

— J’vous accorde une fleur, ma p’tite dame, parce que vous avez de belles châsses ! avait proposé le camelot avec un clin d’œil.

Elle essuya une larme et poursuivit son inventaire : un jeu de loto, un bilboquet, un ours en peluche privé d’oreilles.

— Y a que des crève-cœur ici, je trouverai des nippes à côté.

Elle entra dans la chambre de son fils, laissée telle quelle depuis son départ en 1893, lorsqu’il avait épousé Iris. Le couple s’était provisoirement installé au-dessus de la librairie, dans l’aile gauche de l’appartement naguère dévolue à Victor Legris. Chaque fois qu’elle poussait la porte de cette pièce où elle s’était contentée de ranger sa modeste garde-robe, son cœur se serrait.

Elle fouilla la penderie, s’empara d’un costume en lainage vert, cadeau de Djina à l’occasion de la naissance d’Arthur. Un châle noir et un chapeau piqué de plumes d’autruche complétaient la tenue.

« J’n’ai que mes bottines éculées. Bah ! La jupe est si longue qu’on n’les verra point, c’est égal, j’vais les astiquer quand même. Où est le cirage marron ? »

Elle passa dans la remise attenante au logement.

« Si je cassais ma pipe, là, à la seconde, ils auraient du chagrin et puis ils m’oublieraient, comme on oubliera Philomène. Je suis seule au monde, pas de compagnon, j’suis chaste et pure depuis un quart de siècle ! Je m’suis sacrifiée, j’n’ai plus de forces… Moi qui voulais transformer cet endroit en salle de jeux pour les enfants ! »

Elle contempla la photo de Gabin punaisée au mur.

— Quand je pense que tu me répétais à tout bout d’champ : « Phosine, t’es bâtie à chaux et à sable » !

L’année précédente, après que Joseph eut liquidé le hangar hérité d’une brocanteuse, elle l’avait supplié d’entreposer de nouveau chez elle ses collections de journaux stockées au sous-sol de la librairie. C’était tellement triste, ce lieu vide ! Il y avait consenti, mais il venait trop peu souvent visiter son fief.

« Faut que je planque cet ouvrage que je n’ai pas remis à la place du Traité des confitures chez cette infortunée Philomène… C’est sa faute ! Quelle idée de l’avoir couvert de cet affreux papier, j’suis bête, mais bête, qu’est-ce que je vais en faire ? »

Dès qu’elle eut épuisé ses litanies sur sa stupidité, elle songea que le plus commode serait de le brûler, mais elle se souvint des convictions de son Gabin :

— Un livre, c’est sacré ! Ce sont nos meilleurs partenaires, les dépositaires du savoir de l’humanité, le patrimoine de nos ancêtres. On ne détruit pas les livres. Celui qui encourage l’autodafé est un assassin en puissance.

« Ah ! Gabin, mon Gabin, si seulement tu m’avais épousée avant de clore ton parapluie, je serais une Pignot et non une Courlac ! Enfin, t’as reconnu notre rejeton, c’est toujours ça ! »

Elle considéra le mince volume où un lien avait infligé une marque sur les tranches. Elle ouvrit le bahut empli de douilles de cartouches et le glissa sous une écharpe mangée aux mites. Le battant repoussé, elle effleura de l’index des éclats d’obus et trois casques d’artilleur allemands, reliques de la guerre de 70 pieusement conservées.

« Côté poussière, y a du relâchement, bon, on attaquera quand les réjouissances seront finies. »

Elle avisa des pots de confitures sur lesquels des étiquettes calligraphiées à l’encre violette indiquaient : Mirabelles 1897.

Un bref sanglot la secoua.

« Jamais je n’arriverai à les entamer, quel gaspillage ! Tant pis, je les offrirai à Micheline Ballu ! Ça me donne faim. Je me demande ce qu’il y aura au menu. Il est généreux, m’sieu Mori, de régaler la famille, il paraît que c’est un établissement chic. C’n’est pas le tout, je dois me préparer. »

Elle se moucha, alla chercher le cirage, une brosse et un chiffon et se mit en devoir de lustrer ses bottines.

« Les vendeurs des Grands Magasins du Louvre auraient pu nouer des faveurs à leurs emballages, je vais m’efforcer d’améliorer ça… J’ai mal aux jambes, je suis éreintée, si je m’écoutais… Faudrait que j’avale un petit morceau. »

 

En dépit de son estomac barbouillé par la traversée Newhaven-Dieppe, Djina avait fait honneur au déjeuner proposé par le wagon-restaurant à la lueur d’une lampe à abat-jour rose. Elle somnolait maintenant dans le compartiment, la tête au creux de l’épaule de Kenji. Les pieds posés sur une bouillotte, elle se laissait bercer par la conversation des passagers à laquelle Kenji ne participait que par onomatopées.

Une jeune Anglaise, excitée par son premier voyage à Paris, commentait, entre deux gorgées d’un thé tiédi sur un réchaud à alcool portatif, les dangers de la contagion liée aux tapis des voitures truffés de microbes.

— J’ai lu qu’on préconisait l’emploi du linoléum, c’est si facile à nettoyer avec une serpillière !

— À condition qu’elle soit imprégnée d’un antiseptique, répondit une dame à lorgnon qui décortiquait les faits divers d’un journal.

— Il conviendrait surtout de veiller à l’hygiène des troisièmes classes. Le pire, ce sont les trains de ligne qui transportent les phtisiques dans le Midi, ajouta un courtier en vins, sollicitant l’approbation de Kenji qui feignit de dormir.

— Et les crachoirs ? s’écria l’Anglaise.

— On les compte sur les doigts. Il serait judicieux d’inviter les gens à les utiliser, comme dans les omnibus.

— Encore une rentière trucidée à son domicile, le crâne immergé dans un chaudron à confitures, marmonna la dame à lorgnon.

Kenji pressa la main de Djina et s’évada en se remémorant les tendres nuits passées auprès de sa bien-aimée. En raison du froid, ils ne s’étaient pas promenés dans les parcs aussi longtemps qu’il l’eût souhaité, en revanche, ils avaient hanté plusieurs musées. Leur favori était la National Gallery. Ils flânèrent dans la salle des primitifs flamands et admirèrent La Vierge et l’Enfant dans un jardin, de Hans Memling, à cause de sa pureté et de ses coloris très vifs, et s’attardèrent devant les maîtres italiens. Kenji marquait de fréquentes pauses face aux Crivelli, dont les discrètes décorations potagères, en particulier les concombres, l’amusaient follement.

Il vérifia la présence du paquet casé dans le filet de la banquette opposée. L’achat des livres à l’origine de cet aller-retour l’enchantait. Il était tellement absorbé par ses pensées qu’il ne remarqua pas que le convoi ralentissait à l’approche des hangars monumentaux de la gare de l’Ouest. Un coup de sifflet annonça le tunnel des Batignolles, l’Anglaise en renversa son thé.

— My God : Paris !

Djina défroissa sa jupe, elle était heureuse de rentrer et mélancolique de retrouver la monotonie de journées plus ternes où elle ne rejoindrait Kenji que le soir.

— Ça, mademoiselle, c’est la rue de Rome, voilà, on est gare Saint-Lazare. Vous descendez à l’hôtel Terminus ? s’enquit le courtier en vins.

Mais l’Anglaise attrapait sa mallette et fourrait son réchaud dans un sac.

— Good by, sir, mon fiancé se languit.

Frustré, le courtier en vins la regarda se perdre dans la foule.

Au coude à coude, Djina et Kenji se forcèrent une trouée au milieu de la foule. Des pieds, des pieds partout, prêts à écraser les leurs. Des chaussures vernies à bouts arrondis ou carrés, des talons effilés, des bottines de chevreau, des croquenots de bagotiers, des godillots de lampistes… Ce flot ininterrompu de semelles endiablées courait au-devant de la vie, de la mort. Des appels fusaient, des talons pilaient, se mettaient de nouveau en branle, se poursuivaient, se croisaient en un ballet désordonné.

 

Les souliers bruns s’engagèrent dans l’escalier plongeant sous l’immeuble. Une porte massive s’ouvrit. Une bougie fut posée sur un établi, des mains gantées soulevèrent le couvercle d’une malle, saisirent un objet rond enveloppé de chiffons et le déposèrent au fond d’un cabas. Quelle situation tortueuse ! On se met à accomplir une chose simple et nécessaire, et aussitôt surgissent des dizaines de détails également nécessaires mais qui, vu leur nombre, finissent par créer des complications quasi inextricables. Sérier les tâches, le temps pressait. Il fallait se débarrasser cette nuit de ce crâne compromettant. Le plan était peaufiné, la mystification d’ores et déjà amorcée.

 

Trois ballons jaunes gonflés à l’hélium avaient été dérobés à l’heure de la pause à une cardeuse de matelas installée avec ses collègues sous le pont du Carrousel. Ce larcin avait provoqué un joli scandale, la propriétaire affirmant que la coupable était cette péronnelle d’Aspasie Boutefas, une vieille fille jalouse des enfants des autres.

Sous la voûte du pont Royal, un modeste chantier dressait ses palissades à un mètre du mur dont les parpaings descellés exigeaient des travaux. Une silhouette accroupie, dissimulée à la vue, manipulait un objet rond englué dans un filet. Celui-ci fut relié aux fils cramoisis qui maintenaient les ballons entre eux. La silhouette camoufla son précieux chargement sous une pile de sacs vides et le recouvrit de gravats avant de s’éloigner rapidement.

Quand le jour déclinant chassa les cardeuses divisées en deux camps, celui d’Aspasie Boutefas et celui d’Angélique Frouin, prémices de l’antagonisme des Français selon qu’ils seraient ou non partisans du capitaine Dreyfus, les ballons furent délivrés. Ils hésitèrent un long moment, à l’affût d’un souffle susceptible de les entraîner. Enfin, il y eut un appel d’air. Les ballons et leur fret montèrent, montèrent, de plus en plus haut. La grappe jaune tournoya au-dessus de la Seine, obliqua quai du Louvre, puis louvoya en direction du jardin des Tuileries. S’accrocherait-elle à une branche, ou au mitron d’une des cheminées d’un édifice, rue de Rivoli ? Qu’importe ! Tôt ou tard, on la trouverait. Le sol crissa, les souliers bruns rejoignirent le quai Voltaire, atteignirent le Pont-Neuf et dévalèrent les marches qui menaient à la pointe de l’île de la Cité.

Les ballons continuaient leur voyage. Brinquebalée au gré du vent, une tête aux yeux dilatés survolait un Paris ignoré. Une aiguille de pierre jaillit de la place de la Concorde, suivie d’une interminable avenue où s’alignaient davantage d’arbres que d’hôtels particuliers. Tout en bas palpitaient des lumignons qui aboutissaient à l’Arc de Triomphe. On eût dit qu’une boîte à jouets avait été répandue sur le sol. Babioles, ces immeubles aux toits ardoise. Babioles, ces attelages miniatures tractés par de minuscules chevaux. Un vaste jeu de construction, la perspective des Ternes, des Batignolles, de Montmartre.

Une haleine froide infléchit la course de l’étrange aérostat vers une étendue végétale lentement avalée par le crépuscule. Douze heures s’écouleraient avant qu’un couple de pies du bois de Boulogne vînt picorer cette grappe jaune avachie dans un fourré qui la retiendrait prisonnière quatre longues nuits et trois longues journées.

1- Dit par Sganarelle dans le Dom Juan de Molière.

2- Complainte d’un bouquiniste du Pont-Neuf qui figure dans un ballet représenté en 1650.