Chapitre XX

Mercredi 2 février

 

Victor traversa l’énorme salle d’attente de l’Hôtel-Dieu où se pressaient les impotents, les souffreteux, les blessés qui venaient chercher la guérison de leurs maux et parmi lesquels se mêlaient les misérables pour lesquels l’admission dans l’hôpital au cœur de l’hiver était une bénédiction. Au bureau central une sœur augustine lui avait appris que Mme Angélique Frouin, à peu près remise de sa côte cassée, avait quitté le service. Un bienfaiteur bizarrement accoutré avait réglé ses frais de séjour pour qu’elle jouisse des meilleurs soins, et déposé une somme rondelette au bénéfice des œuvres de charité et de la dame en question. Il eut la vision fugitive d’Amadeus en train de détruire le recueil. Puis s’imposèrent à lui les corps de Philomène Lacarelle, Georges Moizan, Chantal Darson et celui de la femme blonde abattue au musée. Jamais il n’aurait dû laisser filer Amadeus. Quelle fable allait-il servir au commissaire Valmy ?

Sur le parvis de Notre-Dame, il respira à pleins poumons et se dirigea sans enthousiasme vers la Préfecture de police en froissant dans sa poche la convocation reçue la veille.

 

Le commissaire principal Augustin Valmy portait un gilet de flanelle, une écharpe enveloppait son cou jusqu’au menton. Il plaqua ses mains à son bureau et contempla le verre de thé fumant posé sur une triple épaisseur de buvards, puis il braqua son regard sur Victor.

— Raoul Pérot m’a mis au courant, dit-il en retroussant les lèvres dans un sourire carnassier.

Sa voix faisait penser à un tuyau bouché qui fuyait goutte à goutte.

— Vous avez pris froid, monsieur le commissaire ? On parle d’une épidémie de grippe. Elle décime enfants et vieillards, il faut sortir peu pour éviter les foules.

— Votre sollicitude me touche, monsieur Legris, mais ne détournez pas la conversation, ce n’est qu’une vilaine angine.

Augustin Valmy examina le dossier ouvert devant lui.

— Votre ami Pérot a beau avoir démissionné de la police, le fait de ne pas collaborer lui aurait coûté cher, il aurait pu, par exemple, se voir supprimer son renouvellement de nomination sur les quais de la Seine, c’eût été dommage car je sais qu’il apprécie son nouveau métier. Nous avons passé un accord, lui et moi. Il n’a jamais mentionné votre participation active dans cette triste affaire.

— Il n’a formulé que la vérité.

— En tout cas, je vous ai à l’œil, vous et vos associés. Je me suis fourvoyé sur l’attitude de M. Mori, j’imaginais qu’il se montrerait sensé. Quant à vous, monsieur Legris, inutile de vous faire un dessin, récidivez et vous en paierez les conséquences.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Victor d’un ton faussement incrédule. Je ne suis qu’un témoin.

— L’affaire est dans le sac, Legris. Auriez-vous des révélations de dernière minute ?

Valmy fixait Victor d’un air menaçant, conscient de le tenir en son pouvoir.

— Aucun mensonge ni faux-semblant, monsieur le commissaire. J’admire votre flair et votre esprit d’analyse, car moi-même je n’ai pu démêler la finalité de cette succession de meurtres. Comment avez-vous procédé ?

— C’était tout ce qu’il y a de plus élémentaire. Après avoir instauré une corrélation entre les victimes…

— Quelle corrélation ?

— Une passion partagée : les confitures. M. Moizan, Mme Lacarelle, Mlles Darson, Chevance et Pitel ont été occis par le même assassin.

— Pour quelle raison ?

— Je n’en sais fichtrement rien, nous allons donc nous mettre d’accord et invoquer la thèse du scandale de mœurs qui tourne mal.

Victor fronça les sourcils, ce qui fit apparaître les petites lignes autour de ses yeux. Valmy le menait-il en bateau ? Il arborait une mine réjouie, mauvais signe.

— Je ne vous suis pas, monsieur le commissaire.

— Voyons, Legris, ne jouez pas au plus fin avec moi. Je dois boucler mon rapport d’ici demain, il faut bien que je trouve des faits tangibles à mettre dedans ! Les Croque-Fruits, cela vous évoque quelque chose ?

— Euh… non, qu’est-ce que c’est ?

— Une sorte de club. Vous en tirez une tête, Legris, on jurerait que c’est vous qui êtes sur la sellette. Les Croque-Fruits… cette appellation est prometteuse, n’est-ce pas ? Legris, nom d’un chien, soyez attentif ! Vous n’ignorez rien des mille et une façons de racoler, il suffit de lire la quatrième page des journaux, de préférence les feuilles à tirage important. Ceux qui n’ont jamais consulté les annonces du style : Mme d’Alger, 4 à 6 h. Leçons de natation pour dames du monde, 12, rue Saint-Denis ou Mme Cora, manucure. Travail soigné de 2 h à 7 h. Chaussée d’Antin, n° 15 sont minoritaires. Vous commencez à y voir clair ?

— De quoi parlez-vous ? Et le mobile ?

— Supposons que ces dames aient exercé le plus vieux métier du monde afin d’arrondir leurs fins de mois. Elles s’allient et, pour gonfler leurs bénéfices, décident d’exercer un chantage à l’encontre de leurs clients. L’un d’entre eux se rebiffe et les supprime une à une. Ça se tient, non ?

— Si on veut. Mais Moizan ?

— Il faisait office de rabatteur. Ces dames des Croque-Fruits fréquentaient assidûment son étalage, leur assassin aussi. Nous ne l’avons pas encore appréhendé, cela ne saurait traîner. Nous avons établi son identité, il se nomme Aimé Thoars, dit Amadeus, un étranger arrivé en France en 1895. Il a tué sa maîtresse, Adeline Pitel, au musée des Arts et Métiers. Vous vous sentez mal ?

Victor avait tiré un mouchoir de sa poche et s’essuyait le front comme pour chasser le sentiment de panique qui s’était emparé de lui.

— La chaleur, dit-il. Commissaire, un fait reste à élucider : pourquoi avoir déposé le corps de Moizan dans une boîte de bouquiniste après avoir séparé la tête du tronc ?

— Pour incriminer M. Bottier. Lui et Moizan avaient fréquemment des prises de bec, Aimé Thoars n’ignorait pas leurs dissensions.

La conscience de Victor était la proie d’un dilemme. Rien n’était plus excitant que de constater à quel point le raisonnement d’Augustin Valmy tenait la route. Il l’observa boire une gorgée de son thé, puis se tamponner le coin des lèvres de son mouchoir.

— Congratulations, monsieur le commissaire, vous avez bouclé l’enquête en deux temps trois mouvements, c’est une première ! Je ne serais jamais parvenu à ce résultat.

— Pas de pommade, je vous prie. Je n’ai fait qu’appliquer les procédures que l’on m’a enseignées à l’école de police. Cette version vous satisfait-elle, monsieur Legris ? s’enquit Augustin Valmy d’un ton caustique.

Victor opina.

— Eh bien, je peux vous affirmer que vous êtes un satané simulateur, car cette interprétation relève d’un tissu d’invraisemblances sorties droit de mon imagination.

Victor se tortilla sur sa chaise. Il éprouva subitement une furieuse envie de fumer. Augustin Valmy sourit avec componction. Il savoura sa victoire avant d’enchaîner :

— Vous me prenez vraiment pour un imbécile, Legris. J’ai rédigé un procès-verbal bidon, soit, mais je sais qu’une fois de plus vous seul détenez la clé de ce salmigondis. Ce que je viens de vous exposer, l’administration le gobera sans broncher, moi, je reste sur ma faim, et quand je ne peux me rassasier je suis de fort méchante humeur, aussi mettez-vous à table.

Victor se sentait épuisé, l’assurance de Valmy lui avait ôté toute sa vigueur, il avait la gorge sèche et c’est d’une voix éteinte qu’il rétorqua :

— Si j’obtempère, mon récit vous paraîtra tiré par les cheveux.

— Lancez-vous, je serai seul juge.

— Avez-vous entendu parler du comte de Saint-Germain ?…

 

Une heure plus tard, le crépuscule obscurcissait le bureau enfumé. Augustin Valmy n’avait qu’une obsession, s’humecter le visage d’eau tiède. Il ouvrit la fenêtre.

— Passionnant, monsieur Legris. Il va de soi que je me battrai bec et ongles pour conserver mes fonctions, je m’en tiendrai donc à ma première version, gardez la seconde pour la conter à votre fille, le soir, avant qu’elle s’endorme.

Victor repoussa sa chaise, il avait repris son aplomb.

— Dites-moi, commissaire, qu’en est-il de Mme Frouin ?

Augustin Valmy s’éclaircit la gorge. Ses doigts tambourinèrent.

— Si elle n’avait pas eu la malencontreuse idée de s’évanouir pour une broutille !

— Accusée d’homicides sans preuves, vous appelez cela une broutille ? J’ose espérer qu’elle sera dédommagée pour ses deux semaines d’arrêt de travail et d’atteinte à sa réputation.

— Nous ne sommes pas infaillibles. L’administration se charge de régler ce problème. Vous pouvez disposer… Oh ! monsieur Legris, savez-vous si M. Mori m’a trouvé les Mémoires de Vidocq ?

 

Soirée du samedi 19 février

 

Angélique Frouin se pavanait devant une vitrine, rue Laffitte. Le troisième bouton de son manteau s’obstinait à se libérer à cause du bandage qui gonflait son torse. Elle retint son souffle et rentra le ventre, ce qui lui arracha une grimace de douleur, mais, stoïque, elle ajusta son béret orné de plumes d’autruche, cadeau de son fiancé Gaétan Larue. Celui-ci la guignait d’un air attendri. Ce couvre-chef acheté aux Grands Magasins du Pont-Neuf avait entamé ses économies, cependant il n’éprouvait aucun regret d’avoir dépensé ces quarante francs, tant sa dulcinée en avait été émue. Lui-même se sentait gêné aux entournures dans un complet veston droit en cheviotte, et des souliers qui lui comprimaient les orteils. Angélique et lui se mêlèrent aux invités du vernissage agglutinés près de l’entrée.

La Palette et le Chevalet inaugurait la rétrospective de Tasha Kherson-Legris. Maurice Laumier se félicitait d’avoir convaincu le propriétaire du local, Léonce Fortin, d’octroyer sa confiance à cette artiste encore inconnue mais promise à un bel avenir. Basta, les dindons ! On louangeait maintenant les huiles délicates et sensuelles qui couvraient les cloisons, et la gent féminine s’extasiait face à une série de nus masculins exhibant un côté verso aux lignes arrondies. À la pensée que Victor avait servi de modèle, Maurice Laumier souffrait de picotements, symptôme de dépit. Il éloigna Mimi de sa contemplation gourmande et la tira de force vers les tableaux de Madeleine Lemaire.

— Ben, lâche-moi donc, tu m’démets l’épaule !

— Contente-toi de lorgner des fleurs, ça sera moins malséant, indécente !

Il n’était pas le seul à être choqué de ces œuvres. Kenji n’appréciait nullement que son fils adoptif se fût soumis à cette lubie de son épouse. Djina avait beau prendre la défense de sa fille, il lui en voulait, à tel point qu’il avait refusé de lui prêter le portrait qu’elle avait brossé de lui et qu’il avait accroché dans la chambre à coucher, rue des Saints-Pères.

« Quand ce n’est pas elle qui joue la carte du naturalisme, c’est lui qui se pose en justicier. N’ai-je pas mérité qu’on me fiche la paix ? » se répétait-il, à l’écart.

Il ne jouit toutefois pas longtemps de sa solitude. Eudoxie fonçait sur lui, toutes voiles dehors. Elle était parée d’une extravagante robe de crêpe rouge où les bouillonnés le disputaient aux rubans. Le corsage-blouse échancré festonné de dentelle soulignait les rotondités qu’il s’évertuait à masquer.

— Mon Mikado ! Je suis fort aise de vous savoir sain et sauf ! Isidore Gouvier m’a conté vos fredaines, vous avez frôlé la mort ! Je vais gronder votre associé.

— Sous quel sobriquet faut-il vous désigner ? Ex-archiduchesse Maximova ? Fiammetta ? Fifi Bas-Rhin ? siffla Djina, accourue secourir son amour des assauts de la courtisane.

— Mlle Allard, pour vous servir. N’ayez crainte, je ne suis ici que pour reluquer l’anatomie de votre gendre, chère madame. Il est doté d’une très jolie chute de reins.

À quelques mètres de cette scène dont elle n’avait pas perdu une miette, Tasha était engluée dans la foule de ses admirateurs. Sa tenue sobre rehaussait son teint de rousse et contrastait avec celle de Fifi Bas-Rhin. Elle choisit d’ignorer cette dernière. Une femme maigre et sèche à cheveux gris lui offrit une écharpe bleue égayée d’un pot de confitures.

— C’est un cadeau pour votre époux, un homme éminemment sympathique. Je suis une voisine de M. Bottier, quai Voltaire, mon nom est Séverine Beaumont. Je l’ai tricotée moi-même.

Mi-figue mi-raisin, Tasha opina en guise de remerciement. Que de zizanies conjugales cette affaire « Amadeus » avait-elle occasionnées ! Tasha reprochait sans trêve à son mari d’avoir trahi son serment, de n’accorder aucune valeur à sa propre sécurité ni à celle de sa femme et de leur fille, de n’être qu’un menteur doublé d’un parjure. Elle revoyait Victor baisser la tête : un chien battu qui se justifiait avec mollesse. Mais elle devinait qu’elle avait beau s’emporter, il repartirait en traque dès qu’il discernerait les formes attrayantes du danger.

Victor l’observait de loin. Une quiétude bienfaisante reprenait possession de lui. Il se sentit fier d’elle, de sa ténacité, de son énergie.

« Les hommes qui lui tournicotent autour ne provoquent plus ma jalousie, constata-t-il avec surprise. Tasha, ma femme, a du talent. Et je l’aime. »

À cet instant précis, Mathilde de Flavignol lui fit part de son inquiétude au sujet de l’écrivain dont le procès avait récemment débuté aux assises de la Seine. Surmontant sa timidité, elle l’avait acculé contre un pan de mur et prenait prétexte du procès Zola pour lui parler dans le creux de l’oreille.

— J’aurais aimé assister aux audiences, mais c’était plein à craquer. Les journaux relatent que la foule a rompu les cordons des gardes républicains et envahi l’hémicycle jusqu’au sommet des calorifères ! Quand Zola est arrivé, il a été acclamé par les uns, conspué par les autres. Une célébrité telle que lui, huée, outragée, agressée dans les galeries du Palais, c’est scandaleux ! Bien qu’il ait d’ardents défenseurs en la personne de maître Labori et d’Albert Clemenceau, et que Georges Clemenceau soutienne en personne L’Aurore, je redoute que cette ignominie ne s’achève sur une condamnation. Zola a raison d’affirmer : « Un jour, la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »

Victor hocha la tête et se dégagea doucement.

— Excusez-moi, je dois accueillir quelques connaissances.

Il alla serrer la main d’Angélique Frouin.

— Quand même, m’sieu Legris, avouez que si on m’avait écoutée, on aurait évité bien des malheurs ! Quand je songe que la police m’a expédiée à l’hôpital ! Encore heureux que j’m’y sois languie le jour où on a estourbi l’oiseleuse, sinon on me collait ça sur le dos ! Et puis, vous savez quoi, m’sieu Legris, un bienfaiteur anonyme a déposé une somme pour moi à l’hôpital, trois mille francs ! Vous imaginez un peu ! Ça représente quatre ans de travail à carder les matelas ! Mon fiancé, moi et les mômes, on va s’expatrier à la campagne, on plantera des fruitiers, il y aura du boulot pour Gaétan, parce que lui et les arbres, c’est cul et chemise.

Gaétan Larue approuva. Ferdinand Pitel entra au bras de sa nouvelle conquête, une marchande de fromages à la taille de guêpe et aux frisottis plus denses que la toison d’un mouton. Il n’avait manifesté aucun chagrin au décès de sa tante. Il ne ressentait au contraire qu’un intense soulagement d’être débarrassé de cette parente indésirable. Il allait hériter de son appartement, grâce à elle il serait propriétaire d’un quatre-pièces et enfin libre de ses actes.

Helga Becker fit une apparition remarquée en automobile Georges Richard. Avant de pénétrer dans la galerie, elle soûla les assistants des qualités de son engin, puis se répandit en éloges sur l’Autriche qui allait construire un métropolitain à Vienne bien avant Paris.

— Avez-vous lu Le Désastre1 de Paul et Victor Margueritte ? s’enquit d’une voix mielleuse Raphaëlle de Gouveline qui, une fois n’était pas coutume, avait abandonné ses chiens à la maison. Ce roman traite avec justesse de la guerre de 70. Difficile de se fier aux Prussiens, aux Autrichiens et tutti quanti…

— Non, et je n’en ai nullement l’intention. En revanche j’ai dévoré La Cathédrale de M. Huysmans, son style élève l’âme, riposta Helga Becker.

Victor se replia vers un groupe de bouquinistes au milieu desquels vitupérait Lucas Le Flohic.

— Figurez-vous un peu, à la vente du bibliophile Piat, on a liquidé 20 francs une signature de Molière authentiquement fausse ! Sur le catalogue ils ont eu le culot de noter : « Ex-signature de Jean-Baptiste Poquelin » ! Penser qu’il y a cinq ans elle s’était monnayée 2 800 francs ! s’indignait-il.

Fulbert Bottier conversa avec Victor en aparté. Il affichait une expression morose et avait pris un coup de vieux.

— Je suis ravi que vous ayez réussi à vous blanchir, et que votre épouse soit sur le point de goûter au succès. Cette histoire me hante. Cette succession de crimes, ces pots de confitures, c’est à devenir fou. Le pire, c’est que je regrette Georges Moizan, nos querelles me manquent. Quelle fin horrible ! Malgré son fichu caractère, il ne méritait pas ça, le Tyrolien. Et dans ma boîte ! La place va être mise en disponibilité, et j’espère que mon nouveau voisin sera aussi gentil que Raoul Pérot.

Celui-ci les salua de loin et s’insinua discrètement dans la galerie. Les remontrances du commissaire Valmy résonnaient en lui comme un avertissement, il était décidé à se fondre dans l’anonymat. Un simple bouquiniste, avec pour compagne une tortue baptisée Camille, voilà tout ce qu’il désirait. Il avisa Joseph et feignit de s’absorber dans une profonde rêverie suscitée par un tableau de manège haut en couleur sur les chevaux duquel se poursuivaient en riant jeunes gens et jeunes filles.

— Une semaine, maman, ce n’est pas la mer à boire ! expliquait à voix basse Joseph à Euphrosine.

— Nous vous en serions tellement obligés ! renchérit Iris, serrant contre son cœur le réticule qui contenait son précieux carnet de contes.

Elle vivait d’avance le moment où, au bord de la Tamise, elle en ferait don au père de ses enfants.

— Mais si les petits tombaient malades, ou qu’il y ait un accident ? Ma croix est déjà plutôt lourde à porter, non ?

— Vous avez notre entière confiance, vous êtes capable de résoudre les pires problèmes, rétorqua Iris. Et puis il y a le téléphone, Kenji, Djina, Victor, Tasha.

Euphrosine se rengorgea. C’était vrai, elle était de taille, à chaux et à sable ! L’instant suivant, elle glapit de douleur. Un énorme godillot marron venait de lui écraser les orteils. Gaétan Larue se confondit en excuses.

— Hum, oui, bon, ça va, je vais boiter une semaine, rapport à mes oignons, mais je survivrai.

— Maman, et Londres, alors ?

— Ah, flûte ! tu m’as troublée, j’ai égaré le fil. Partez, désertez, larguez-moi sur le bas-côté du talus, c’est mon lot d’être délaissée, je déposerai les petiots à l’Assistance publique.

— Maman !

— Ça va, je m’en sortirai. Amusez-vous, mes chéris, et si vous passez par la tour de Londres, dites une prière pour les enfants d’Édouard.

— Les enfants d’Édouard, tu connais ça, toi, m’man ?

— Non mais ! J’suis pas une ignorante ! Ton papa Gabin était féru du théâtre de Casimir Delavigne, il m’a lu sa pièce qu’est une histoire vraie, et puis il m’a emmené au musée du Louvre voir la peinture2 de ces deux petiots étouffés par leur oncle, Richard III, il paraît que leurs fantômes hantent la Tour les nuits de pleine lune.

— Chic, je pourrai commencer mon prochain feuilleton. Ce sera un récit fantastique à propos d’un homme chaussé de souliers bruns qui jouit de la vie éternelle.

— Ben, je lui souhaite bien du plaisir à ton immortel, surtout s’il a des durillons !

1- Tome I d’Une époque.

2- Les Enfants d’Édouard peints par Paul Delaroche.