Chapitre XVIII

Jeudi 27 janvier

 

— Monsieur Joseph, je vais être franche, c’est moi ou votre mère. Elle n’arrête pas de me faire des remontrances sur ma façon de cuisiner et de nettoyer. J’ai été embauchée par M. Mori et si ça continue, je vais lui donner mes huit jours.

Mélie Bellac, figée à mi-hauteur de l’escalier à vis, ne semblait pas vouloir en bouger tant qu’elle n’aurait pas reçu de réponse. Victor, réfugié près du buste de Molière, sifflotait en compulsant le journal. Joseph leva les yeux au ciel.

— Je lui parlerai, Mélie, c’est promis.

— J’espère bien, parce que sinon je file au bureau de placement, les prêchi-prêcha de votre mère, j’en ai soupé, je n’suis pas sa chambrière !

Elle descendit jusqu’au comptoir et y déposa un plateau.

— V’là votre café, faudra vous passer de lait, y en a plus.

Elle escalada les marches, la porte de la cuisine claqua. Victor soupira.

Joseph lui demanda d’un ton détaché :

— Vous me rendez le recueil ?

— J’ai veillé une partie de la nuit à traquer « Jonathas » dans des bouquins. J’étais curieux de savoir si ce nom cité par Margot Fichon avait une résonance historique. Je suis tombé sur la relation d’un auteur anonyme reproduite par certains historiens. Eurêka, Joseph, tout se tient ! En 1290, sous le règne de Philippe le Bel, à Paris, une femme dénonça aux autorités un nommé Jonathas pour avoir transpercé et tourmenté une hostie. Lui et son épouse furent soumis à la question et finirent par avouer tout ce qu’on voulait. Le principal accusateur était le curé de Saint-Jean-en-Grève qui briguait d’exploiter ce prétendu sacrilège afin d’attirer en son église d’abondantes offrandes. Jonathas avait le double tort d’être juif et de posséder des biens. Tout porte à accréditer la thèse de l’existence d’un complot pour spolier l’homme que l’on désigna comme « Celui qui avait fait bouillir Dieu ». Jonathas et son épouse furent brûlé vifs en place de Grève, leur maison détruite et leurs biens confisqués au profit de la paroisse. Quatre ans plus tard, Rainier Flamming, un bourgeois de Paris, fit édifier une chapelle, « La Maison des miracles », sur une portion de la propriété du défunt Jonathas. Au XIVe siècle, un ordre de moines de Saint-Augustin investit les lieux. Leur couvent fut doté du nom de « Où Dieu fut bouilli ».

Victor but une gorgée de café.

— Ce récit valide le texte de Margot Fichon, dit Joseph.

— À la condition que celui-ci ne soit pas apocryphe.

— Vous doutez de son authenticité ? Mais ces meurtres…

— Je me pose des questions, mon éducation m’a toujours empêché de prêter foi à l’irrationnel. Écoutez la suite. En 1631, les moines l’allouèrent aux Carmes réformés. Ensuite, au début de ce siècle, les bâtiments monastiques furent concédés aux protestants de la confession d’Augsbourg. Ils sont connus de nos jours sous le nom de « temple des Billettes » et sont situés au 24 de la rue des Archives.

— Le problème, c’est que nous ignorons ce que nous cherchons.

 

Blotti sous la tente de la boutique d’un emballeur, un quidam drapé d’une pèlerine à capuchon surveillait la librairie Elzévir où l’Asiatique s’était engouffré le lundi précédent. De l’autre côté de la chaussée, la porte cochère du 18 bis livra passage à une femme armée d’un balai de bruyère. Elle inspecta la rue, puis disparut dans la cour pour réapparaître presque aussitôt, munie d’un seau dont elle balança le contenu sur le trottoir au moment où une femme rondelette chargée de deux cabas arrivait à sa hauteur.

— Ben, Micheline, en v’là des façons ! Vous le faites exprès ou quoi ? Vous savez bien que je ne sais pas nager !

— Je ne vous avais pas vue, j’suis tellement contente !

— Qu’est-ce qui vous réjouit ?

— Je n’ai plus mal. Ah, madame Pignot, j’apprécie la vie ! Qu’est-ce que j’ai souffert, pour un peu je devenais soûlographe, j’ai sifflé en une nuit la bouteille de brandy que vous m’aviez offerte au jour de l’An ! Heureusement M. Chaudrey m’a prescrit un remède. J’vous jure que j’suis pas près de casser des noix avec les dents !

— Ouais, dites ça à mon fils, lui, il se cure les crocs avec un couteau, bel exemple pour les gosses !

Le quidam changea de trottoir et se planta devant l’inscription en lettres noires qui ornait la vitrine de la librairie :

LIBRAIRIE ELZÉVIR

Fondée en 1835

LEGRIS MORI PIGNOT ASSOCIÉS

Ouvrages anciens et modernes

« Legris, un nom familier… Mais oui, un habitué des quais ! »

— Bonne journée, madame Ballu !

— Vous itou, madame Pignot !

Le quidam tourna légèrement la tête.

« Pignot, Pignot… Ce nom est écrit dans le carnet noir de Philomène Lacarelle !

Un calepin noir fut rapidement feuilleté.

Mardi 4 janvier. Euphrosine Pignot m’a prêté un Traité des confitures qui date de mon arrière-grand-mère. Je dois le lui rendre très vite, elle l’a emprunté à son fils.

« Son fils ? Serait-ce l’un des associés de la librairie ? »

Jeudi 6 janvier. Rendu le Traité des confitures à Euphrosine Pignot. Nous avons trinqué chez Moraille…

« Mirette a mentionné une grosse bonne femme qui trinquait avec Philomène chez Moraille… Si Philomène Lacarelle a rendu le Traité des confitures le 6 janvier à cette Euphrosine Pignot, comment se fait-il qu’il se soit trouvé rue Pierre-Lescot le 10 ? Aurait-elle confondu avec un ouvrage à la couverture similaire ?… Tout se tient ! Mori, un Asiatique, Legris et Pignot, ses associés, la grosse bonne femme, Euphrosine Pignot, l’amie de Philomène ! »

 

Samedi 29 janvier

 

Victor gara sa bicyclette sous l’appentis de la cour du 18 bis et, sûr de trouver son beau-frère, s’apprêta à pousser la porte de la librairie et à crier : « Bonjour Jonathas ! » tant ce nom l’obsédait.

C’était fermé, pourtant les auvents avaient été ôtés. Surpris, il ouvrit avec son jeu de clés. La boutique était vide. Il appela Kenji sans obtenir de réponse. Inquiet, il décida de monter au premier. Ce fut alors qu’il avisa une enveloppe au pied d’une chaise. Il en tira une lettre qu’il lut d’un trait.

La sonnette le fit violemment tressaillir.

— Ah, Victor ! J’ai cavalé. Arthur a pleuré toute la nuit, j’ai la cervelle ébréchée. C’est vous qui avez enlevé les auvents de la vitrine ?

— Non, je suppose que c’est Kenji.

— Qu’est-ce qu’il y a, vous êtes souffrant ?

Victor lui tendit la lettre. Joseph la déchiffra à voix haute.

À l’attention de madame Euphrosine Pignot, messieurs Mori, Pignot, Legris. Aimez-vous les devinettes ? Décryptez celle-ci, vous n’en serez pas pour vos frais.

Qui habite au 36 bis, rue Fontaine ? Une charmante petite femme rousse et une adorable fillette de quelques mois prénommée Alice. Qui loge au 31, rue de Seine ? Je vous le donne en mille : une avenante Eurasienne et ses deux enfants en bas âge. Que risque-t-il de leur arriver ?

Cela dépendra de votre bonne volonté. Suivez mes instructions à la lettre.

L’un de vous quatre devra se présenter demain, dimanche 30 janvier, entre dix heures et onze heures du matin au premier étage, aile nord, du musée des Arts et Métiers, dans la salle Filature et tissage. Il devra impérativement être seul et me remettre le recueil que Philomène Lacarelle a rendu par erreur à Mme Pignot. J’ose croire que vous désirez voir grandir votre progéniture, je me trompe ? En aucun cas n’avertissez la police. On vous a à l’œil.

Joseph laissa échapper le papier. Il était blême. Victor sentit son cœur sauter dans sa poitrine.

— Je vais le buter, grinça-t-il, je vais buter cette ordure.

Le front strié de rides, les mâchoires raidies, il ramassa la missive.

— Elle n’était pas là à l’ouverture, dit Joseph d’une voix blanche, sinon Kenji l’aurait remarquée.

Victor se passa nerveusement les doigts dans les cheveux.

— Comment l’assassin a-t-il pu savoir que nous détenions cet ouvrage ? Je me suis comporté en imbécile.

« Je ne vous le fais pas dire », songea Kenji, immobile dans l’escalier à vis. En se levant de bonne heure, il avait découvert l’enveloppe non cachetée. Après avoir parcouru le message, il l’avait remis en place, la gorge sèche, incapable de se mouvoir. L’auteur de ces menaces avait déjà tué, il n’hésiterait pas à s’en prendre à l’un des siens. Dans quel guêpier ces deux idiots s’étaient-ils fourrés ? Bien qu’il sût qu’ils enquêtaient, il avait cru qu’ils ne s’impliqueraient que de loin. C’était sous-estimer leur témérité.

La fureur s’empara de Victor, il balaya d’un revers de main une pile de brochés, balança un coup de pied contre une chaise qui lui barrait l’accès à l’arrière-boutique.

— Où allez-vous ?

— Je vais faire son affaire à Amadeus.

Il tira sa bicyclette et faillit s’étaler.

— Vous avez son adresse ?

L’engin chut sur le plancher. Tête basse, les jambes en coton, Victor secoua la tête.

— Non.

— Même si vous l’aviez, vous croyez qu’il nous servirait gentiment le thé chez lui ? Il faut prévenir la police, souffla Joseph.

Il savait que ses mains tremblaient. Il feuilleta machinalement un registre posé sur le comptoir pour chasser la panique qui le submergeait.

— Relisez la lettre, nom d’un chien ! L’un de nous doit y aller en personne ! Kenji est hors jeu, reste votre mère, vous et moi.

— Ma mère ! Vous êtes fou ! Pas question.

— Cela tombe sous le sens, je vais personnellement régler son compte à ce salaud.

— Et moi ? À la niche ?

L’exaspération perçait dans la voix de Joseph, masquant la peur et la fureur.

— Et puis, qui vous dit que le coupable est Amadeus ? reprit-il. Ce peut être le cordonnier ou l’élagueur !

— Vous n’avez pas deux sous de jugeote ! À l’heure où Chantal Darson était assassinée, chacun d’eux était en notre compagnie.

— Et s’il s’agissait d’un comparse dont nous méconnaissons l’identité ?

— Je reconnaîtrai ce fumier entre mille.

— Comment ?

— À la pointure de ses souliers. Il doit chausser du quarante ou du quarante et un. Il a semé des empreintes de semelles chez Mme Lacarelle. L’élagueur pourrait enfiler des bottes de sept lieues, ses pieds sont aussi grands que ceux de Pérot, quant au cordonnier il doit faire un trente-huit fillette ! Nous allons appliquer à la lettre les directives de cet assassin. Ce soir, vous téléphonerez à Tasha, inventez un prétexte pour qu’elle emmène Alice rue de Seine. Je ne sais pas, moi… Organisez une réunion familiale avec Iris, vos enfants et votre mère. Interdiction de sortir. Vous vous bouclerez avec elles dans l’appartement, compris ? Brodez, vous êtes romancier, non ? Donnez-moi le recueil.

— Il est en bas, je vais le chercher, mais… Tout de même, il serait de bon aloi de prévenir la police.

— Je ne veux courir aucun risque.

— S’il vous arrivait un mauvais coup, je ne me le pardonnerais pas. Je vous accompagne, je garderai mes distances.

— Vous êtes bouché ! Si je ne peux empêcher une chose terrible de se produire, je ne pourrai plus vivre et vous non plus, alors faites ce que je vous dis. Cette ordure ignore jusqu’où peut aller un homme en colère !

Joseph recula. Jamais il n’avait vu Victor dans un tel état de rage froide, c’était une facette de lui qu’il découvrait. Son esprit travaillait à toute vitesse. Il hocha la tête et descendit les marches qui menaient au sous-sol, il refusait de céder aussi facilement.

Avec précaution, Kenji regagna son appartement.

 

Dimanche 30 janvier

 

Victor s’était égaré. Son cœur s’emballa. Il redoutait ce rendez-vous. L’assassin n’allait pas l’aborder poliment et le prier de lui remettre le recueil. Et s’il avait envoyé un complice pour effectuer la transaction ?

Le musée était quasi désert. Un couple de bourgeois, un vieillard, un gardien manchot. Qui aurait l’idée saugrenue de visiter le temple de la science à dix heures du matin ? Il traversa une galerie affectée aux matières premières et aux machines réservées à la préparation des textiles et atteignit les métiers à tisser. Il tourna autour de celui de Vaucanson qui avait inspiré à Jacquard son modèle avec cartons.

« L’étoffe dont sont tissés nos songes1 », se récitait-il en lui-même, impatient de savoir si l’unique visiteur, un vieillard courbé coiffé d’un melon trop large, était celui qui exerçait cet odieux chantage à son encontre. Ce dernier s’arracha à la contemplation d’échantillons de dentelles et clopina vers la sortie. Victor demeura seul. Il se planta face au passage menant à une série de tapisseries et sentit soudain un objet pointu lui heurter l’épaule, une voix lui chuchota :

— Ne vous retournez pas. Donnez-moi le recueil.

La gorge nouée, Victor tenta d’avaler sa salive, ses lèvres s’entrouvrirent mais il n’en sortit pas un son. Les mâchoires crispées, il s’efforça de recouvrer son calme.

— Je ne l’ai pas.

La pointe s’enfonça un peu plus.

— Très bien. Mains dans les poches. Demi-tour, en douceur, nous allons le chercher.

 

Joseph escaladait avec vélocité les marches du grand escalier lorsqu’il aperçut Victor, une silhouette encapuchonnée collée à lui. Il se rabattit in extremis dans la salle Lavoisier. Puis il se glissa à la suite du duo. L’un aux trousses des deux premiers, ils longèrent des maquettes de bergeries, de pressoirs, de silos, se fourvoyèrent dans la galerie du sud, qui leur offrit le spectacle d’instruments aratoires variés, pour déboucher au centre d’une ancienne chapelle dont le chœur abritait un pendule Foucault. Joseph hésita. Devait-il se précipiter sur le fil et s’y suspendre afin de renverser l’homme armé ? Et s’il ratait sa cible ?

Plus le temps de tergiverser. Le duo avait déjà enfilé un dédale de galeries consacrées à la métallurgie et à l’exploitation des mines. Joseph atteignit la salle de l’Écho où était exposé, outre une superbe collection de graphites et de néphrites des mines Albert, un modèle de paquebot à hélice, quand un vieillard lui barra le chemin.

— Vous à droite, moi à gauche !

De quoi se mêlait cet importun dont la force n’excédait sans doute pas celle d’un navet ? Joseph voulut l’écarter d’un revers de bras mais il se heurta à une résistance inattendue.

— Imbécile, c’est moi ! gronda le vieillard, qui se redressa, les poings serrés, en position d’attaque.

— Kenji !

Victor profita de la confusion pour effectuer une volte. Mais son agresseur réagit sur-le-champ et lui décocha un coup de poignard. Une douleur cuisante lui mordit l’épaule. Il fit un bond de côté, plaqua sa paume sur la déchirure de sa veste. À la vue de sa main ensanglantée, il chancela, en proie à une immense lassitude. Il tenta de faire perdre l’équilibre à son agresseur, mais l’autre pivota et lui balança son soulier dans le jarret, il se sentit projeté en avant et s’écroula à terre, la joue sur le parquet. Il eut conscience d’une forme qui jaillissait à son côté et tendit les mains pour parer la lame dressée au-dessus de son torse.

— Amadeus, j’aurai ta peau ! brailla Joseph, prêt à en découdre.

Kenji fut plus rapide, il bondit, son poing décrivit un arc de cercle et frappa de plein fouet la poitrine de l’agresseur.

Presque aussitôt un homme à catogan jaillit de l’arrière du paquebot à hélice. Une détonation claqua. L’agresseur s’écroula. Une voix saccadée s’échappa de ses lèvres :

— Je vous croyais… je vous croyais… noyé…

— L’erreur est toujours pressée, répondit doucement Amadeus.

Il rengaina son pistolet, rabattit le capuchon qui dissimulait le visage de l’individu au poignard, des mèches de cheveux blonds s’en échappèrent. Joseph poussa une plainte étouffée.

— Une femme !

Il regarda Amadeus d’un air absent, il ne ressentait plus rien que l’impression d’une boule dans l’estomac.

— Elle ? Mais pourquoi ?

Victor s’était approché en flageolant.

— Je l’ai déjà vue sur le quai, aux boîtes de votre parrain.

Il se tourna vers Amadeus.

— Elle est morte ? Vous l’avez tuée !

— Vous auriez préféré y passer à sa place ?

Victor ne pouvait sortir de la torpeur qui l’avait envahi. Il venait d’assister à un assassinat. Attenter à une vie était un acte si contraire à ses concepts de moralité qu’il était dégoûté de lui-même. La mort était pour lui une chose que l’on subit mais que l’on ne provoque pas, et pourtant cette femme avait volé la vie de cinq personnes et elle menaçait de s’en prendre à celle des siens.

— Ce n’est ni le lieu ni le moment de vous apitoyer, enjoignit Amadeus. Vous, le blondinet, un coup de main.

Ils traînèrent le corps à l’abri du paquebot à hélice.

Des bruits de pas résonnèrent. Kenji ramassa le poignard et le dissimula sous sa veste.

— Filons d’ici, marchez calmement, conseilla Amadeus. Monsieur Legris, avez-vous le recueil ?

— Non.

— Apportez-le-moi demain sans faute à minuit, 24, rue des Archives, c’est extrêmement important. Quand je l’aurai récupéré, je vous livrerai le fin mot de l’histoire.

Un fiacre en maraude devant le théâtre de la Gaîté les emporta. Amadeus avait disparu.

— Enlevez votre veste, conseilla Kenji.

Il constata que la blessure, bien que saignant abondamment, était superficielle, une estafilade. Il confectionna un bandage à l’aide de son écharpe de soie.

— Quel accoutrement ridicule ! marmotta Victor. Vous ressemblez à Lagardère déguisé en bossu de la rue Quincampoix.

— Très spirituel, j’apprécie l’analogie avec ma tare dorsale, dit Joseph.

— Oh ! ça va, c’est une métaphore.

— Mon accoutrement prête peut-être à rire, répliqua Kenji, mais il a été payant, vous vous êtes tous laissé berner. C’est une leçon pour ceux qui me considèrent comme un pépé.

— Et le recueil ! s’écria Joseph.

— Je ne m’en suis jamais défait, assura Victor. Déboutonnez ma chemise.

Joseph obéit et trouva le vélin plaqué au tricot de son beau-frère.

— Vous avez menti à Amadeus !

Victor se redressa péniblement.

— Parjure ! Inconscient ! Vous, vous avez déserté ! Vous aviez fait serment de protéger les nôtres ! Vous n’êtes pas digne de confiance !

— La famille n’a jamais couru le moindre danger, j’avais pris mes dispositions.

— Vous connaissant, j’avais également pris les miennes, grommela Kenji.

— Comment étiez-vous au courant ?

— Hier matin j’ai été le premier à lire cette lettre, à votre insu, aussi ai-je amélioré votre plan défensif. Vraiment, Victor, vous n’avez guère évolué, vous étiez déjà un enfant impulsif. Cette monographie aurait pu vous valoir la mort !

— Elle contient probablement un terrible secret pour avoir entraîné tant de meurtres. Je suis heureux d’avoir réussi à la conserver.

— Sans notre concours ni celui d’Amadeus, vous ne vous en seriez pas tiré !

— Amadeus seul lui a sauvé la vie, lança Joseph avec acrimonie.

— Reste à savoir ce qu’il a en tête, conclut Victor.

Ses épaules tremblaient, mais son fardeau était en train de le quitter.

 

Ce fut avec un intense soulagement que Raoul Pérot, gelé jusqu’à la moelle, aperçut le fiacre qui ralentissait rue de Seine devant le numéro 31. Embusqué depuis le matin sous le porche de l’immeuble opposé, il regrettait amèrement d’avoir accepté cette mission de surveillance. Mais impossible de résister aux supplications de Joseph. À sa grande surprise, il avait identifié ses ex-subalternes, Chavagnac et Gerbecourt, sur le trottoir d’en face. L’un, planté près de la boutique d’un emballeur, et l’autre, près de celle d’un raccommodeur de porcelaine, grelottaient, engoncés dans leurs pèlerines. Délaissant un instant son poste, il les avait interrogés sur leur présence en ce lieu et avait appris que, moyennant finance, M. Mori les avait embauchés.

Joseph se rua vers eux. Raoul Pérot traversa, les jambes raides, les reins douloureux.

— Monsieur Pérot, tout va bien ? Ah ! c’est chic d’être venu avec vos sbires.

— Ce n’est pas moi qui…

— Rien à signaler, dit Gerbecourt.

— Non, rien, fit Chavagnac en écho, mais votre maman n’est guère commode, elle va vous étriller les oreilles. J’ai eu toutes les peines du monde à la convaincre de renoncer à partir à votre recherche, elle ne comprenait pas pourquoi vous étiez si long à acheter des gâteaux. C’est une forte femme.

— C’est qu’elle m’aurait éborgné ! renchérit Gerbecourt.

— Y a pas à tortiller, l’amour maternel, c’est beau, constata Chavagnac. Moi, je suis orphelin.

— Et si nous allions boire un grog ? suggéra Raoul Pérot.

— J’emmène Victor chez le Dr Reynaud. Joseph, invitez nos amis, décréta Kenji, penché à la portière du fiacre.

— Chavagnac et Gerbecourt, c’était votre idée ?

— Évidemment, grogna Kenji. Ils n’étaient pas de service, j’ai dû galoper à leurs domiciles.

— Merci.

— Merci de quoi ? D’avoir assisté ma fille, ma belle-fille, mes petits-enfants et leur grand-mère ? J’ai plus de discernement que vous n’avez d’audace. Trois mousquetaires valent mieux qu’un planton.

Réfugié au fond du café, près du poêle, Raoul Pérot se réchauffait les mains sur son verre fumant.

« Bouquiniste, l’hiver, c’est dur, mais, au moins, on peut se requinquer au comptoir d’un bistrot. La police, les planques, finies à jamais ! »

1- Shakespeare, La Tempête.