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« Liu Xin se cacha à l’orée du bois, en pensant qu’il était enfin arrivé à destination. Il n’avait pas oublié les paroles de Ya Ru : c’était la plus importante mission de sa vie. C’était à lui d’en finir, d’achever l’histoire dramatique commencée plus de cent quarante ans auparavant.

Liu songeait à Ya Ru, qui lui avait confié cette mission, l’avait équipé, exhorté : il lui avait parlé de tous ceux qui les avaient précédés. Cet interminable voyage avait duré des années, d’un continent à l’autre, un voyage plein de terreur et de mort, de persécutions insupportables. Maintenant approchait la fin, l’heure de la vengeance.

Les voyageurs avaient disparu depuis longtemps. L’un d’eux reposait au fond de l’océan, les autres dans des tombes anonymes. Pendant toutes ces années, une complainte était montée de leurs sépultures. C’était sa mission à présent de les faire taire pour toujours. Tout reposait désormais entre ses mains : faire en sorte que ce voyage, enfin, s’achève.

Liu se trouvait les pieds dans la neige à l’orée du bois, dans le froid. C’était le 12 janvier 2006. Le thermomètre était descendu à moins neuf degrés. Il bougeait les pieds pour se réchauffer. Il était encore tôt. D’où il était, il apercevait de la lumière aux fenêtres des maisons, ou la lueur bleuâtre des téléviseurs. Il tendit l’oreille, sans parvenir à entendre aucun bruit. Même pas d’aboiements, pensa-t-il. Liu pensait que, dans cette partie du monde, les gens avaient toujours des chiens pour veiller sur eux durant la nuit. Liu en avait vu des traces, mais il comprit qu’on les rentrait pour la nuit.

Ces chiens à l’intérieur des maisons ne risquaient-ils pas de lui compliquer la tâche ? Il rejeta cette idée. Personne ne s’attendait à ce qui allait se passer, ce n’étaient pas des animaux qui allaient l’arrêter.

Il enleva un gant pour regarder sa montre. Vingt heures quarante-cinq. Il faudrait encore attendre avant l’extinction des feux. Il remit son gant en songeant à toutes les histoires que racontait Ya Ru sur ces morts qui revenaient de si loin. Chaque membre de la famille avait fait un bout du chemin. Par un étrange concours de circonstances, c’était à lui, qui ne faisait même pas partie de la famille, que revenait aujourd’hui de mettre un point final à cette histoire. Il en ressentait une profonde gravité. Ya Ru lui faisait confiance, comme à un frère.

Il entendit une voiture au loin. Mais elle ne venait pas par ici. Elle passait sur la route principale. Dans ce pays, l’hiver, les bruits portent, comme au-dessus de l’eau.

Il remua doucement les pieds, à l’orée du bois. Comment réagirait-il, quand tout serait fini ? Une partie de sa conscience lui était-elle encore inconnue ? Impossible de le dire. Le plus important c’était d’être prêt. Tout s’était bien passé dans le Nevada. Mais on ne savait jamais, surtout cette fois-ci : la mission avait une autre échelle.

Il laissa vagabonder ses pensées. Il se souvint soudain de son père, petit fonctionnaire du Parti, qu’on avait brutalisé pendant la révolution culturelle. Son père lui avait raconté : lui et les autres « laquais du capitalisme » avaient eu le visage peint en blanc par les gardes rouges. Le blanc était la couleur du mal.

C’est sous ces traits qu’il essayait de se représenter les gens qui vivaient dans ces maisons silencieuses. Tous avec leurs visages blancs de mauvais démons.

Une des lumières s’éteignit, peu après une autre. Deux des maisons étaient à présent plongées dans l’obscurité. Il continua à attendre. Les morts avaient attendu cent quarante ans. Pour lui, il ne restait plus que quelques heures.

Il ôta son gant droit et tâta du bout des doigts le sabre qui pendait à son côté. Le métal était froid, le fil bien aiguisé entamait facilement la peau. C’était un sabre japonais qu’il avait trouvé par hasard lors d’un séjour à Shanghai. On lui avait parlé d’un vieux collectionneur qui avait encore quelques exemplaires de ces sabres très recherchés, datant de l’occupation japonaise des années 1930. Il avait déniché la boutique de l’antiquaire, qui ne payait pas de mine. Après avoir soupesé le sabre, il n’avait pas hésité : il l’avait acheté sur-le-champ puis confié à un forgeron qui avait réparé sa poignée et affûté sa lame jusqu’à ce qu’elle soit tranchante comme un rasoir.

Il sursauta. La porte d’une des maisons s’ouvrit. II recula à couvert des bois. Un homme apparut sur le perron, accompagné d’un chien. Une lampe extérieure éclaira la cour couverte de neige. Il mit la main sur la poignée de son sabre en plissant les yeux pour suivre les mouvements de l’animal. Que se passerait-il s’il flairait sa présence ? Tous ses plans tomberaient à l’eau. Il n’hésiterait pas à tuer le chien. Mais que ferait cet homme occupé à fumer sur le pas de sa porte ?

Le chien tomba soudain en arrêt, le nez au vent. Un bref instant, Liu Xin pensa qu’il avait repéré son odeur. Mais il se remit à courir en rond dans la cour. L’homme l’appela, et le chien rentra aussitôt. La porte se referma. La lampe extérieure s’éteignit juste après.

L’attente continua. Vers minuit, alors que ne restait que la lueur d’un téléviseur, il remarqua qu’il avait commencé à neiger. Les flocons tombaient comme des plumes légères sur sa main ouverte. Comme des pétales de cerisier, pensa-t-il. Mais la neige n’a pas leur parfum.

Vingt minutes plus tard, le téléviseur s’éteignit. La neige tombait toujours. Il sortit un viseur infrarouge qu’il avait dans la poche de son blouson et balaya lentement les maisons du village. Plus aucune lumière. Il rangea le viseur et inspira profondément. Il revit l’image que Ya Ru lui avait maintes fois représentée :

Un bateau. Sur le pont, des gens, comme des fourmis. Ils agitent frénétiquement leurs mouchoirs et leurs chapeaux. On ne voit pas leurs visages.

Pas de visages. Juste des bras et des mains qui s’agitent.

Il attendit encore un moment. Puis il descendit lentement vers le chemin. Dans une main une petite lampe de poche, dans l’autre son sabre,

Il s’approcha de la maison située à l’extrémité du village. Il s’arrêta une dernière fois pour tendre l’oreille. Puis il entra. »

 Vivi,

Ce récit se trouve dans le carnet d’un certain Ya Ru. C’est la transcription du récit oral d’un homme qui s’était d’abord rendu au Nevada, où il avait tué plusieurs personnes, avant de venir à Hesjövallen. Je veux que vous le lisiez pour comprendre le reste de cette lettre. Aucun de ces deux hommes n’est plus en vie à l’heure qu’il est. La vérité sur les événements de Hesjövallen est tout autre et dépasse de loin ce que nous imaginions tous. Je ne suis pas certaine qu’on puisse prouver tout ce que je raconte. Probablement pas. Ainsi, je suis incapable d’expliquer pourquoi le ruban rouge a fini dans la neige à Hesjövallen. Nous savons qui l’y a apporté, c’est tout. Lars-Erik Valfridsson, qui s’est pendu dans sa cellule, n’était pas coupable. Il faut au moins que ses proches le sachent. Nous ne pouvons que spéculer sur ce qui l’a poussé à endosser la responsabilité de ce massacre.

Cette lettre va semer le trouble dans votre enquête, j’en suis consciente. Mais ce que nous cherchons tous, c’est la clarté, n’est-ce pas ? J’espère avoir pu aujourd’hui y contribuer.

J’ai essayé de vous transmettre par cette lettre tous les faits à ma connaissance. Le jour où nous arrêterions de rechercher la vérité, bien sûr jamais totalement objective, mais toujours basée sur des faits, ce serait la fin de notre Etat de droit.

A présent, j’ai repris mon travail. Je suis à Helsingborg, où je me tiens, bien entendu, à votre entière disposition : les questions ne manqueront certainement pas, et elles sont difficiles. Meilleures salutations,

Birgitta Roslin, 7 août 2006.