33

Sur la table, une orchidée blanche. Ya Ru caressa du doigt son pétale velouté.

C’était un matin, tôt, un mois après son retour d’Afrique. Devant lui s’étalaient les plans de la maison qu’il avait décidé de se faire construire au bord de la mer, près de la ville de Quelimane, au Mozambique. En marge des importantes transactions conclues entre les deux pays, Ya Ru avait pu acquérir à des conditions très avantageuses une large bande côtière intacte. À terme, il envisageait d’y développer un complexe touristique de grand luxe pour les riches Chinois qui allaient être de plus en plus nombreux à voyager.

Le lendemain de la mort de Hong et de Liu, Ya Ru était resté longtemps sur une dune à contempler l’océan Indien. Il était accompagné du gouverneur de la province du Zambèze et d’un architecte sud-africain venu spécialement. Soudain, le gouverneur avait indiqué un point au-delà des derniers récifs. Une baleine était en train de souffler une gerbe d’eau. La présence de baleines sur ces côtes n’est pas rare, avait-il expliqué.

– Et les icebergs ? avait demandé Ya Ru. A-t-on déjà observé de la glace qui aurait dérivé jusqu’ici après s’être détachée de la banquise antarctique ?

– Nous avons une légende, avait répondu le gouverneur. A l’époque de nos ancêtres, juste avant l’arrivée des premiers Blancs, on aurait aperçu un iceberg au large de nos côtes. Les hommes qui s’étaient approchés en canot avaient été terrorisés par le froid qui s’en dégageait. Plus tard, quand les Blancs ont débarqué de leurs grands voiliers, on a dit que l’iceberg était un présage. La peau des Blancs avait la même couleur que l’iceberg, leurs pensées et leurs actes étaient aussi froids. Impossible de savoir si cette légende a un fond de vérité.

– Je veux bâtir ici, avait dit Ya Ru. Aucun risque qu’un iceberg jaune ne s’échoue sur cette plage.

Cette journée avait été intense : un vaste terrain avait été délimité et acquis pour une somme presque symbolique au nom d’une des nombreuses sociétés de Ya Ru. Pour une somme équivalente, il avait acheté l’accord du gouverneur et la bienveillance des principaux fonctionnaires qui veilleraient à ce qu’on lui octroie un permis de construire et toutes les autorisations nécessaires sans délais inutiles. Il avait donné ses instructions à l’architecte sud-africain qui lui avait sur-le-champ proposé une ébauche de plan et une vue à l’aquarelle de cette villa aux allures de palais, avec ses deux piscines où serait pompée l’eau de mer, entourées de palmiers et d’une cascade artificielle. La maison aurait onze pièces et une chambre à coucher dont le toit pourrait s’ouvrir sur la nuit étoilée. Le gouverneur avait promis d’acheminer l’électricité et les lignes de télécommunication jusqu’à la propriété isolée de Ya Ru.

A présent, en contemplant ce que serait sa demeure africaine, il se dit qu’une des pièces serait préparée pour Hong. Ya Ru voulait honorer sa mémoire. Il aménagerait une pièce où un lit serait toujours prêt pour recevoir un hôte qui ne viendrait jamais. Elle restait malgré tout membre de la famille.

Le téléphone vibra discrètement. Ya Ru fronça les sourcils. Qui donc voulait lui parler de si bon matin ? II décrocha.

– Deux hommes de la Sécurité sont là.

– Que veulent-ils ?

– Ce sont des gradés, membres de la Section spéciale. Ils disent que c’est urgent.

– Faites-les entrer dans dix minutes.

Ya Ru raccrocha. Il retint son souffle. La Section spéciale ne s’occupait que d’affaires concernant des dignitaires de l’État ou des hommes comme Ya Ru, qui naviguaient entre puissance économique et pouvoir politique, ces nouveaux bâtisseurs en qui Deng Xiaoping voyait l’avenir du pays.

Que lui voulaient-ils ? Ya Ru s’approcha de la fenêtre pour contempler la ville dans la brume matinale. Cela pouvait-il avoir un rapport avec la mort de Hong ? Il songea à tous ses ennemis, connus et inconnus. L’un d’entre eux tenterait-il d’utiliser la mort de sa sœur pour salir son nom et sa réputation ? Ou bien s’agissait-il de quelque chose qui lui aurait échappé ? Il savait que Hong s’était mise en contact avec un procureur, mais ceux-là dépendaient d’une tout autre administration.

Hong pouvait bien sûr aussi avoir à son insu contacté d’autres personnes.

Il n’arriva à aucune conclusion. Tout ce qu’il pouvait faire était d’écouter ce qu’ils lui voulaient. Il savait que les hommes de la Sécurité faisaient souvent leurs visites au petit matin ou tard dans la nuit. Un reste de l’époque où ces services étaient directement calqués sur ce qui se pratiquait dans l’Union soviétique de Staline. Mao avait à plusieurs reprises proposé qu’on s’inspire aussi du FBI, sans jamais obtenir gain de cause.

Les dix minutes écoulées, il rangea les plans dans un tiroir et s’installa derrière son bureau. Les deux hommes que Mme Shen fit entrer avaient la soixantaine, ce qui renforça l’inquiétude de Ya Ru. Normalement, on envoyait plutôt des jeunes. L’âge de ses visiteurs suggérait que l’affaire était importante.

Ya Ru se leva, s’inclina et les invita à s’asseoir. Il ne leur demanda pas leurs noms, car il savait que Mme Shen aurait soigneusement contrôlé leurs documents d’identité.

Ils s’assirent dans les fauteuils près de la fenêtre. Ya Ru leur proposa du thé, qu’ils refusèrent.

Le plus âgé des deux prit la parole. Ya Ru reconnut l’accent caractéristique de Shanghai.

– On nous a transmis des informations. Nous ne pouvons pas vous indiquer notre source. Elles sont si détaillées que nous ne pouvons pas les ignorer. Nous avons reçu l’instruction d’intervenir avec une plus grande sévérité dans les affaires de violation des lois au niveau gouvernemental.

– J’ai moi-même réclamé un durcissement des lois contre la corruption, dit Ya Ru. Que me veut-on à la fin ?

– On nous a signalé que vos sociétés de bâtiment cherchent à obtenir des avantages par des moyens illégaux.

– Des avantages illégaux ?

– L’achat illégal de services.

– En d’autres termes, il s’agit de corruption, de pots-de vin ?

– Nous avons reçu des informations très détaillées. Nous sommes embarrassés. Nous avons des instructions très strictes.

– Vous êtes donc venus si tôt ce matin pour m’annoncer qu’on soupçonne mes sociétés d’irrégularités ?

– Nous sommes plutôt venus vous mettre au courant.

– Me mettre en garde ?

– Si vous voulez.

Ya Ru comprit. Il avait beaucoup d’amis puissants, y compris au sein du bureau des affaires de corruption. Voilà pourquoi on lui donnait cette petite avance, qu’il ne soit pas pris au dépourvu. Qu’il puisse faire le ménage, effacer les preuves ou chercher des explications, s’il s’agissait de faits dont il n’avait pas connaissance.

Il songea à la balle dans la nuque qui avait tué Shen Weixian. Il lui sembla que ces deux hommes venaient lui souffler un présage glacial, comme l'iceberg de la légende africaine.

Ya Ru se demanda de nouveau s’il avait commis la moindre imprudence. Peut-être avait-il été trop sûr de lui, laissé l’arrogance prendre le dessus. On finissait toujours par payer ses erreurs.

– J’ai besoin d’en savoir plus, dit-il. C’est trop général, trop vague.

– Nous n’y sommes pas autorisés.

– Ces accusations, même si elles sont anonymes, viennent bien de quelque part ?

– Cela non plus, nous ne pouvons pas y répondre.

Ya Ru soupesa rapidement la possibilité de leur acheter davantage d’informations sur les accusations qui pesaient sur lui. Mais c’était trop dangereux. Ils pouvaient porter un micro qui enregistrait leur conversation. Le risque existait aussi qu’ils soient honnêtes, et qu’on ne puisse pas les corrompre comme la plupart des fonctionnaires.

– Ces accusations sont sans aucun fondement, dit Ya Ru. Je vous suis reconnaissant de m’avoir informé des rumeurs qui circulent autour de mon nom et de mes entreprises. Mais derrière les dénonciations anonymes se cachent souvent la fausseté, la jalousie et les mensonges les plus insidieux. Mes entreprises sont propres, j’ai le soutien de l’Etat et du Parti, et je n’hésite pas à affirmer que je garde un contrôle suffisant sur mes affaires pour savoir si mes fondés de pouvoir suivent ou non mes directives. Par contre, que de petites irrégularités aient été commises par quelques-uns de mes employés, je ne peux, hélas, pas en répondre, vous vous en doutez : ils doivent être en tout plus de trente mille…

Ya Ru se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Les deux hommes s’inclinèrent et sortirent. Ya Ru appela alors Mme Shen.

– Chargez un de mes responsables de la sécurité de savoir de qui ils dépendent. Les noms de leurs chefs. Convoquez ensuite mes neuf fondés de pouvoir à une réunion dans trois jours. Aucune absence tolérée. Celui qui ne vient pas quitte immédiatement son poste. Que cela soit clair !

Ya Ru était furieux. Il n’était pas plus corrompu qu’un autre. Un homme comme Shen Weixian avait été trop gourmand et trop pingre avec les fonctionnaires qui lui préparaient le terrain. Il avait été un parfait bouc émissaire, personne ne le regrettait.

Ya Ru passa les heures suivantes à préparer fébrilement sa contre-attaque. Qui, parmi ses subordonnés, avait bien pu être à l’origine de la fuite et distiller des informations toxiques sur ses affaires illégales et ses contrats secrets ?

Trois jours plus tard, ses neuf fondés de pouvoir étaient réunis dans un hôtel de Pékin. Ya Ru l’avait soigneusement choisi. C’était celui où, une fois par an, il tenait une réunion au cours de laquelle il mettait à la porte au moins un de ses subordonnés, pour bien faire comprendre aux autres que personne n’était à l’abri. Aussi, le groupe qui se réunit ce matin-là juste après dix heures n’en menait pas large. Personne n’avait été informé de l’objet de cette convocation. Ya Ru les laissa attendre plus d’une heure avant de les rejoindre. Sa stratégie était très simple. Après s’être emparé de leurs téléphones portables, pour qu’ils ne puissent pas communiquer entre eux ou avec l’extérieur, il les envoya chacun dans une pièce isolée attendre sous la surveillance d’un garde convoqué par Mme Shen. Puis Ya Ru les reçut un par un pour leur exposer sans détour la situation. Avaient-ils des commentaires ? Des explications ? Quelque chose dont ils souhaitaient le mettre au courant ? Il observa bien leurs visages, pour déceler celui qui aurait préparé sa réponse à l’avance. Une telle attitude le désignerait automatiquement comme le responsable de la fuite.

Tous les fondés de pouvoir montrèrent pourtant le même étonnement, la même indignation. A la fin de la journée, force était de constater qu’il n’avait pas trouvé de coupable. Il les libéra sans en avoir licencié un seul. Mais chacun repartit avec l’injonction de rechercher une taupe dans son équipe de direction.

Ce fut seulement quelques jours plus tard, quand Mme Shen lui rendit compte de l’enquête qu’elle avait diligentée, que Ya Ru découvrit qu’il s’était trompé sur toute la ligne. Elle entra alors qu’il était encore en train d’étudier les plans de sa maison africaine. Il l’avait invitée à s’asseoir et avait orienté sa lampe de bureau, de sorte que son visage reste dans l’ombre. Il aimait sa voix. Qu’elle lui fasse un exposé économique ou l’exégèse d’une nouvelle directive émanant de telle ou telle administration d’État, il avait toujours l’impression qu’elle lui racontait un conte de fées. Quelque chose dans sa voix lui évoquait son enfance depuis longtemps oubliée.

Il lui avait appris à aller toujours à l’essentiel. Ce qu’elle fit :

– D’une façon ou d’une autre, ça a l’air lié à votre défunte sœur Hong Qiu. Elle a été en contact avec certains membres du bureau de la Sécurité de l’État. Son nom revient sans cesse quand nous essayons de trouver un lien entre ceux qui sont venus l’autre jour et ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre. Il semble que l’information ait circulé peu de temps seulement avant sa mort tragique. Mais quelqu’un au plus haut niveau a donné le feu vert.

Ya Ru remarqua que Mme Shen hésitait tout à coup.

– Que me cachez-vous ?

– Je ne suis pas sûre…

– Rien n’est sûr. A-t-on en haut lieu diligenté une enquête contre moi ?

– Je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais le bruit court qu’on n’est pas satisfait de la condamnation de Shen Weixian.

Ya Ru sentit son sang se glacer. Il comprit avant que Mme Shen ait le temps de continuer.

– Il leur faut un autre bouc émissaire ? Ils veulent la tête d’un autre riche homme d’affaires, pour pouvoir dire qu’il ne s’agissait pas seulement de faire un exemple, mais qu’une vraie campagne de lutte contre la corruption a été lancée ?

Mme Shen hocha la tête. Ya Ru se recula encore plus dans l’ombre.

– Avez-vous quelque chose d’autre ?

– Non.

– Alors vous pouvez vous retirer.

Mme Shen sortit. Ya Ru demeura immobile. Il se força à réfléchir la tête froide, alors qu’il aurait surtout voulu s’enfuir en courant.

Quand il avait pris la difficile décision d’éliminer sa sœur, au cours du voyage en Afrique, il était convaincu qu’elle lui était encore loyale. Certes, ils avaient des désaccords, de fréquents conflits. En ce même bureau, le jour de son anniversaire, ne l’avait-elle pas accusé d’être mouillé dans des affaires de corruption ?

C’était ce jour-là qu’il avait compris que Hong finirait par représenter un trop gros danger. Il aurait dû frapper plus tôt. Elle l’avait déjà trahi.

Ya Ru secoua lentement la tête. Il comprenait soudain que Hong était prête à lui faire ce qu’il lui avait fait. Bien entendu, elle n’envisageait pas de braquer une arme sur lui. Hong voulait s’appuyer sur les lois du pays. Mais si Ya Ru avait été condamné à mort, elle aurait été la première à applaudir des deux mains.

Ya Ru songea à son ami Lai Changxing qui, quelques années auparavant, avait été forcé de quitter précipitamment le pays à la suite de descentes de police coordonnées dans ses différentes entreprises. Grâce à son jet privé toujours prêt à décoller, il avait pu s’enfuir avec sa famille et se rendre au Canada, qui n’a pas d’accord d’extradition avec la Chine. Fils de paysans pauvres, il avait fait une carrière fulgurante quand Deng Xiaoping avait libéralisé l’économie. Il avait commencé par creuser des puits, avant de faire de la contrebande, investissant tous ses gains dans des entreprises qui, en quelques années, avaient généré une fortune gigantesque.

Ya Ru était allé une fois lui rendre visite dans le palais rouge qu’il s’était fait construire dans sa ville natale de Xia-men. Il y avait aussi financé la construction d’écoles et d’une maison de retraite. Ya Ru avait tiqué devant l’arrogance tape-à-l’œil de Lai Changxing et l’avait mis en garde : un jour, cela provoquerait sa perte. Ils avaient passé la soirée à discuter de la haine que suscitaient les nouveaux capitalistes, la « deuxième dynastie », comme Lai Changxing les appelait ironiquement, mais seulement en privé, devant des personnes de confiance.

Ya Ru n’avait donc pas été surpris de voir le gigantesque château de cartes s’effondrer, et Lai contraint de fuir. Par la suite, plusieurs personnes impliquées dans ses affaires avaient été exécutées. D’autres, par centaines, avaient fini en prison. En même temps, il laissait dans sa région natale le souvenir d’un homme généreux. Ya Ru savait aussi que Lai était en train d’écrire ses mémoires, ce qui donnait des sueurs froides à bien des fonctionnaires et des hommes politiques en Chine. Lai Changxing en savait long, et personne au Canada ne pouvait le faire taire.

Ya Ru n’avait cependant aucun projet de fuite.

Une autre idée le tarabustait. Ma Li, l’amie de Hong, avait fait partie de la délégation envoyée en Afrique. Ya Ru savait qu’elles s’étaient longuement parlé, à plusieurs reprises. En outre, Hong avait toujours aimé écrire des lettres.

Ma Li avait peut-être été chargée d’un message de Hong ? Qu’elle avait transmis jusqu’aux services secrets ? Il ne savait pas. Mais il décida aussitôt de s’en assurer.

Trois jours plus tard, alors qu’une violente tempête de sable s’abattait comme tous les hivers sur Pékin, Ya Ru se rendit au bureau de Ma Li, près de Ritan Gongyuan, le parc du Dieu Soleil. Elle travaillait dans un département d’analyse économique. Son grade n’était pas assez élevé pour qu’elle puisse lui causer le moindre problème. Avec ses limiers, Mme Shen avait établi qu'elle n’avait de lien direct avec aucun dignitaire haut placé. Ma Li avait deux enfants. Son mari actuel était un simple bureaucrate. Son premier époux étant mort dans les années 1970, lors de la guerre contre le Vietnam, personne n’avait trouvé à redire à ce qu’elle ait un deuxième enfant après s’être remariée. Sa fille aînée était conseillère aux programmes dans un centre de formation des instituteurs, et son fils cadet travaillait comme chirurgien dans un hôpital de Shanghai. Eux non plus n’avaient pas assez de relations pour représenter une menace. Ya Ru avait également noté que Ma Li consacrait beaucoup de temps à ses deux petits-enfants.

Mme Shen avait arrangé un rendez-vous entre Ma Li et Ya Ru. Elle n’avait pas dit de quoi il s’agissait, juste que c’était urgent et probablement en rapport avec son récent voyage en Afrique. Elle a dû s’inquiéter, se dit Ya Ru, tout en contemplant la ville défiler sous ses yeux. Comme il était en avance, il avait demandé à son chauffeur de faire un détour pour passer devant quelques chantiers où il avait des intérêts. Il s’agissait surtout de bâtiments construits en vue des jeux Olympiques. Ya Ru avait également obtenu un contrat de démolition dans une zone d’habitation qui devait disparaître pour laisser la place à des voies rapides reliant les nouvelles installations sportives. Il comptait engranger des milliards, même après déduction des millions dont chaque mois il arrosait fonctionnaires et politiciens.

Ya Ru contemplait la ville en pleine transformation. Beaucoup protestaient en affirmant que Pékin y perdait son âme. Ya Ru payait des journalistes pour insister à longueur de colonnes sur le fait que des bidonvilles allaient disparaître et, qu’une fois passé les jeux Olympiques, ces investissements auraient changé l’image de la Chine dans le monde et profiteraient à tous. Ya Ru, qui préférait d’ordinaire rester dans l’ombre, avait parfois eu la vanité d’aller lui-même débattre sur les plateaux de télévision de la transformation de Pékin. Il en avait toujours profité pour glisser une allusion à ses œuvres de bienfaisance, l’entretien de parcs ou la restauration de certains monuments de Pékin. D’après les journalistes qu’il payait grassement pour leurs services, il avait beau appartenir à l’élite des Chinois les plus riches, sa réputation était excellente.

Et cette réputation, il avait l’intention de la conserver. A tout prix.

La voiture s’arrêta devant l’immeuble anodin où travaillait Ma Li. Elle l’attendait.

– Ma Li, dit Ya Ru. En te revoyant, j’ai l’impression que notre voyage en Afrique qui s’est achevé de manière si tragique date d’il y a une éternité.

– Je pense tous les jours à cette chère Hong, dit Ma Li. Mais le souvenir de l’Afrique s’estompe. De toute façon, je n’y retournerai jamais.

– Comme tu le sais, nous signons tous les jours de nouveaux contrats avec beaucoup de pays africains. Nous établissons des ponts durables pour l’avenir.

Tout en parlant, ils avaient traversé un couloir désert jusqu’au bureau de Ma Li, dont la fenêtre donnait sur un petit jardin entouré par un haut mur. En son centre, une fontaine, dont le jet d’eau était coupé pour l’hiver.

Ma Li servit du thé, après avoir coupé son téléphone. Au loin, Ya Ru entendit quelqu’un rire.

– Rechercher la vérité, c’est comme regarder un escargot en poursuivre un autre, dit Ya Ru, pensif. C’est un mouvement lent, mais obstiné.

Il la fixa, droit dans les yeux. Ma Li ne détourna pas le regard.

– Des rumeurs circulent, continua Ya Ru. Des rumeurs contre moi. Des rumeurs sur mes entreprises, sur mon caractère. Je m’interroge sur leur origine. Je dois découvrir qui cherche à me nuire. Il ne s’agit pas des habituels jaloux, mais de quelqu'un d’autre, avec un mobile que j’ignore.

– Pourquoi chercherais-je à détruire ta réputation ?

– Ce n’est pas ce que je voulais dire. La question est différente : qui peut savoir, qui a des informations, qui peut les diffuser ?

– Nous vivons dans deux mondes distincts. Je suis une simple fonctionnaire, tu fais des affaires importantes dont on parle dans les journaux. Je suis quelqu’un d’insignifiant, alors que tu vis une vie que j’arrive à peine à imaginer.

– Mais tu connaissais bien Hong, dit lentement Ya Ru. Ma sœur, qui était également très proche de moi. Après une éternité, vous vous retrouvez par hasard au cours de ce voyage en Afrique. Vous discutez, elle vient te voir de toute urgence un matin. À mon retour en Chine, les rumeurs commencent à circuler.

Ma Li pâlit.

– Tu m’accuses de te calomnier publiquement ?

– Tu dois certainement comprendre que, dans ma situation, je ne peux pas me permettre ce genre d’accusations à la légère. J’ai fait mes recherches, et finalement, par élimination, il ne me reste plus qu’une seule explication. Une seule personne.

– Moi ?

– En fait, non.

– Tu veux dire Hong ? Ta propre sœur ?

– Ce n’est un secret pour personne que nous avions de profondes divergences sur l’avenir de la Chine. Sur son développement politique, son économie, son histoire.

– Mais étiez-vous pour autant ennemis ?

– Les ennemis naissent imperceptiblement, comme l’eau qui lentement se retire. On se retrouve un jour avec un ennemi sorti d’on ne sait où.

– J’ai du mal à croire que Hong se batte à coups d’accusations anonymes. Ce n’était pas son genre

– Je sais. C’est pourquoi je pose la question. De quoi avez-vous parlé ?

Ma Li ne répondit pas. Ya Ru continua, sans lui laisser le temps de réfléchir.

– Peut-être y a-t-il une lettre, dit-il lentement, une lettre qu’elle t’aurait remise ce fameux matin ? C’est ça ? Une lettre ? Ou un document ? Il faut que je sache ce qu’elle t’a dit et ce qu’elle t’a donné.

– Elle avait l’air d’avoir pressenti sa mort, dit Ma Li. J’y ai sans cesse repensé, sans comprendre ce qui pouvait l’inquiéter à ce point. Elle m’a demandé de veiller à ce qu’on incinère son corps. Elle voulait qu’on disperse ses cendres dans le parc Longtanhu Gongyuan, au-dessus du petit lac. Et puis elle m’a demandé de m’occuper de ses affaires personnelles, ses livres, donner ses vêtements, vider son appartement.

– Rien d’autre ?

– Non.

– Elle l’a dit, ou écrit ?

– C’était une lettre. Je l’ai mémorisée, puis je l’ai brûlée.

– C’était donc une courte lettre ?

– Oui.

– Mais pourquoi la brûler ? On peut dire qu’il s’agissait d’un testament.

– Elle m’a dit que personne ne mettrait en doute mes paroles.

Ya Ru continua à la regarder tout en songeant à ce qu’elle venait de dire.

– Donc, elle ne t’a pas remis d’autre lettre ?

– A quel sujet ?

– C’est bien la question. Peut-être une lettre que tu n’as pas brûlée ? Mais que tu as remise à quelqu’un ?

– Elle m’a donné une seule lettre, qui m’était destinée. Je l’ai brûlée. Rien d’autre.

– Ce serait une très mauvaise idée de ne pas me dire la vérité.

– Et pourquoi mentirais-je ?

Ya Ru fit un geste d’impuissance.

– Pourquoi les gens mentent-ils ? Pourquoi en sommes-nous capables ? Parce que, dans certaines circonstances, cela peut nous donner des avantages. La vérité et le mensonge sont des armes, Ma Li, que des personnes habiles peuvent manier à la perfection, comme d’autres le sabre.

Il continua à la dévisager, sans qu’elle détourne les yeux.

– Rien d’autre ? Tu ne veux rien ajouter ?

– Non. Rien.

– Tu comprends bien sûr que tôt ou tard je découvrirai ce que je veux savoir.

– Oui.

Ya Ru hocha pensivement la tête.

– Tu es quelqu’un de bien, Ma Li. Et moi aussi. Mais je peux être très contrarié par les gens malhonnêtes.

– Je n’ai rien omis.

– Bien. Tu as deux petits-enfants, Ma Li. Tu les aimes plus que tout.

Il la vit tressaillir.

– Tu me menaces ?

– Pas du tout. Je te donne juste une possibilité de dire la vérité.

– J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Hong m’a parlé de ses inquiétudes sur l’avenir de la Chine. Mais pas de menaces, pas de rumeurs.

– Bien, je te crois.

– Tu me fais peur, Ya Ru. Est-ce que j’ai vraiment mérité ça ?

– Je ne t’ai pas fait peur. C’est Hong qui t’a fait peur, avec sa lettre mystérieuse. Parles-en avec son esprit. Demande-lui de calmer ton inquiétude.

Ya Ru se leva. Elle le raccompagna jusqu’à la rue. Il lui serra la main et remonta dans sa voiture. Ma Li retourna à son bureau et vomit dans un évier.

Elle apprit alors par cœur mot pour mot la lettre de Hong, qui était cachée dans un des tiroirs de son bureau.

Elle est morte en colère, se dit Ma Li. Qui sait ce qui lui est vraiment arrivé. Personne n’a su jusqu’à présent me donner une explication convaincante de cet accident de voiture.

Avant de quitter son bureau, ce soir-là, elle déchira la lettre en morceaux, les jeta dans la cuvette des toilettes et tira la chasse. Elle avait toujours peur, et savait qu’elle devrait désormais vivre sous la menace de Ya Ru. Il ne la quitterait plus d’un pas.

Ya Ru passa la soirée dans une de ses boîtes de nuit de Sanlitun, le quartier chaud de Pékin. Il se retira dans une arrière-salle pour se faire masser la nuque par une des hôtesses du club, Li Wu. Li avait son âge. Elle avait jadis été sa maîtresse. Elle faisait toujours partie du groupe restreint des personnes en qui Ya Ru avait confiance. Il faisait attention à ce qu’il lui disait, mais il savait qu’elle lui était loyale.

Elle se déshabillait toujours complètement pour le masser. La musique de la boîte de nuit parvenait, étouffée. La lumière était tamisée, les murs tapissés de rouge.

Ya Ru se remémora sa conversation avec Ma Li. Tout vient de Hong, se dit-il. J’ai commis une grave erreur en comptant si longtemps sur sa loyauté envers sa famille.

Li lui massait toujours le dos. Soudain, il lui attrapa la main et se redressa.

– Je t’ai fait mal ?

– J’ai besoin d’être seul. Je te dirai quand revenir.

Elle sortit, tandis que Ya Ru s’entourait le corps d’un drap. Il se demanda s’il ne s’était pas trompé. Peut-être que la question n’était pas de savoir ce que contenait la lettre que Hong avait remise à Ma Li.

Supposons que Hong ait parlé à quelqu’un. Quelqu’un que, selon elle, je ne devinerais jamais.

Soudain, il se rappela ce que Chan Bing lui avait raconté, cette juge suédoise à laquelle Hong s’était intéressée. Qu’est-ce qui aurait empêché Hong de lui parler ? De se confier imprudemment à elle ?

Ya Ru s’étendit. Sa nuque lui faisait moins mal à présent, grâce aux doigts sensibles de Li.

Le lendemain matin, il appela Chan Bing. Il alla droit au fait :

– Tu as mentionné une juge suédoise à laquelle ma sœur avait eu affaire. De quoi s’agissait-il ?

– Elle se nomme Birgitta Roslin. Une banale agression. Nous l’avons convoquée pour identifier le coupable, ce dont elle n’a pas été capable. Par contre, elle avait parlé à Hong d’une série de meurtres perpétrés en Suède, qu’elle pensait avoir été commis par un Chinois.

Le sang de Ya Ru se glaça. C’était pire que ce qu’il pensait. La menace était plus grave que quelques soupçons de corruption. Il se dépêcha d’achever la conversation par quelques formules de politesse.

Il avait déjà commencé à réfléchir à la tâche qu’il lui faudrait accomplir lui-même, maintenant que Liu Xin n’était plus là.

Tant que ce ne serait pas fait, Hong Qiu n’aurait pas définitivement perdu la partie.