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Ya Ru aimait l’ombre. Il pouvait s’y rendre invisible, à l’image de ces fauves qu’il craignait et admirait à la fois. Mais il n’était pas le seul à jouer à ce jeu. Il songeait souvent à tous ces jeunes entrepreneurs qui étaient en train de se tailler la part du lion dans l’économie et en viendraient peu à peu à lui disputer la place qu’il occupait auprès des décideurs politiques. Chacun projetait sa propre ombre, d’où observer les autres sans être vu.
Mais l’ombre dans laquelle il se cachait en cette pluvieuse soirée londonienne était différente. Il observait Birgitta Roslin, assise sur son banc dans le petit parc de Leicester Square. De là où il était, il ne voyait que son dos, mais il ne voulait pas risquer d’être découvert. Il avait remarqué qu’elle était sur ses gardes, aux aguets comme un animal inquiet. Ya Ru ne la sous-estimait pas. Si Hong lui avait fait confiance, il devait la prendre très au sérieux.
Il l’avait suivie toute la journée, depuis qu’elle s’était pointée tôt dans la matinée devant le domicile de Ho. Cela l’amusait d’être le propriétaire du restaurant où travaillait Wa, le mari de Ho. Naturellement, ils n’en savaient rien : Ya Ru ne possédait presque rien en son nom propre. Le restaurant Ming appartenait à Chinese Food Inc., une société enregistrée au Lichtenstein, comme les autres restaurants que Ya Ru possédait en Europe. Il surveillait de près les comptes qui lui étaient présentés par de jeunes et brillants Chinois recrutés dans les meilleures universités anglaises. Ya Ru haïssait tout ce qui était anglais. Il ne fallait pas oublier l’Histoire. Il se réjouissait donc de voler à ce pays quelques-uns de ses hommes d’affaires les plus doués.
Ya Ru n’avait jamais mangé au restaurant Ming. Il n’avait pas non plus l’intention de le faire cette fois-ci. Aussitôt sa tâche accomplie, il rentrerait à Pékin.
À une époque de sa vie, il avait voué aux aéroports un culte presque religieux. Il ne partait alors jamais sans emporter une édition des carnets de voyage de Marco Polo. Sa volonté intrépide d’aller au-devant de l’inconnu lui avait servi d’exemple. Aujourd’hui, il trouvait les voyages de plus en plus fastidieux, même s’il possédait son propre avion, ce qui le rendait indépendant des horaires réguliers et lui évitait de perdre son temps à attendre dans des aéroports abrutissants. Ce qu’il y avait d’excitant dans ces déplacements rapides, de joie enivrante à franchir les fuseaux horaires et, dans les cas extrêmes, arriver à destination avant même l’heure du départ entrait en conflit avec le temps stupidement perdu à attendre de pouvoir enfin décoller ou de récupérer ses bagages. Les aéroports transformés en centres commerciaux éclairés aux néons, avec leurs tapis roulants, leurs couloirs assourdissants, leurs aquariums, d’ailleurs de plus en plus rares, où les fumeurs s’entassaient pour s’échanger leurs cancers, n’étaient plus des lieux propices à l’éclosion d’idées nouvelles, de raisonnements philosophiques inédits. Il songeait au temps où les gens se déplaçaient en train ou en paquebot transatlantique. Alors, réflexion et discussion allaient de soi, comme le luxe et l’indolence.
Pour cette raison, il avait équipé son avion, un Gulfstream ultramoderne, de quelques bibliothèques anciennes où il conservait les trésors essentiels des littératures chinoise et étrangère.
Il se sentait une filiation spirituelle avec le capitaine Nemo, qui voyageait dans son sous-marin comme un empereur solitaire sans empire, avec une vaste bibliothèque et une haine destructrice envers l’humanité. Nemo avait apparemment pour modèle un prince indien disparu qui s’était opposé à l’Empire britannique : une affinité pour Ya Ru. Mais c’était avec le sombre et amer capitaine Nemo, génial ingénieur et philosophe lettré, qu’il s identifiait le plus. Il avait baptisé son avion Nautilus II, et dans le couloir menant au cockpit était accroché un agrandissement d’une gravure de l’édition originale, où l’on voyait Nemo avec ses hôtes involontaires dans la grande bibliothèque du Nautilus.
Mais ce qui comptait à présent, c’était l’ombre. Bien caché, il observait la femme qu’il devait tuer. Autre point commun avec le capitaine Nemo : il croyait à la vengeance. La nécessité de se venger était un des principaux moteurs de l’Histoire.
Ce serait bientôt fini. Maintenant qu’il était à Chinatown, à Londres, la pluie coulant dans le col de sa veste, l’idée le traversa : il y avait quelque chose de logique à ce que tout cela s’achève en Angleterre, là où les deux frères Wang avaient commencé leur voyage de retour vers la Chine, qu’un seul des deux devait revoir.
Ya Ru aimait attendre quand il était maître de son temps. Pas comme dans les aéroports, où d’autres personnes en avaient le contrôle. Ses amis s’en étonnaient parfois, eux qui trouvaient toujours l’existence trop courte, œuvre d’un dieu semblable à un vieux mandarin aigri cherchant à rogner tous les plaisirs de la vie. Dans ses conversations avec ses amis, qui aujourd’hui étaient sur le point de contrôler tous les leviers de la Chine moderne, Ya Ru avait au contraire affirmé que ce dieu savait bien ce qu’il faisait : si on laissait les hommes vivre trop longtemps, ils finissaient par en savoir trop et voir clair dans le jeu des mandarins, et cherchaient alors à les renverser. Pour Ya Ru, la brièveté de la vie était le meilleur rempart contre les révoltes. Et, comme d’habitude, ses amis se rangeaient de son avis, même s’ils n’avaient pas bien compris son raisonnement. Au sein de ces graines d’empereurs, Ya Ru se détachait du lot. Et on ne remettait pas en question sa supériorité.
Chaque printemps, il avait l’habitude de rassembler ses connaissances dans son haras au nord-ouest de Canton. Ils choisissaient les étalons qui allaient faire leur galop d’essai, lançaient des paris, puis les regardaient se disputer la première place au sein de la horde, jusqu’à ce que le vainqueur tout écumant se cabre au sommet d’une colline pour bien montrer sa domination.
Ya Ru se référait toujours aux animaux pour comprendre son comportement et celui des autres. Il était léopard, et aussi pur-sang, s’arrachait au troupeau pour devenir l’empereur solitaire.
Si Deng était un chat sans couleur définie, mais qui attrapait les souris, Mao était une chouette : symbole de sagesse, mais aussi impitoyable rapace sachant quand s’emparer sans bruit de sa proie.
Il coupa court le fil de ses pensées en voyant Birgitta Roslin se lever. La journée passée à la suivre l’en avait convaincu : elle avait peur. Elle ne cessait de regarder en arrière, ne tenait pas en place. Elle semblait préoccupée. Il pourrait à l’occasion en tirer profit, même s’il ne savait pas vraiment comment.
Mais voilà qu’à présent elle se levait. Ya Ru guettait toujours dans l’ombre.
Ce qui se produisit soudain le prit totalement au dépourvu. Birgitta Roslin sursauta, poussa un cri, trébucha, et tomba à la renverse en se heurtant la tête contre un banc. Un Chinois se pencha pour voir comment elle allait. Des gens s’arrêtèrent. Ya Ru sortit de l’ombre et se mêla à l’attroupement. Deux policiers accoururent. Il se fraya un passage pour mieux voir. Birgitta s’était redressée. Apparemment, elle avait perdu connaissance quelques secondes. Il entendit les policiers lui demander si elle avait besoin d’une ambulance, mais elle refusa.
Ya Ru entendait sa voix pour la première fois. Il la mémorisa. Une voix assez sombre, expressive.
– J’ai dû trébucher, l’entendit-il dire. J’ai cru que quelqu’un se précipitait sur moi. J’ai eu peur.
– On vous a agressée ?
– Non. Je me suis fait des idées.
L’homme qui l’avait effrayée était toujours là. Ya Ru trouva qu’il avait une certaine ressemblance avec Liu Xin.
Ya Ru sourit intérieurement. Ses réactions la trahissent. Elles me révèlent d’abord qu’elle a peur et reste sur ses gardes, puis très clairement ce qu’elle redoute : un Chinois qui se précipite sur elle.
Les policiers raccompagnèrent Birgitta jusqu’à son hôtel. Ya Ru les suivit de loin. Maintenant, il savait où elle habitait. Après s’être une dernière fois assurés qu’elle pouvait se débrouiller toute seule, les policiers s’éloignèrent, tandis qu’elle entrait dans le hall. Ya Ru vit le réceptionniste attraper sa clé tout en haut du tableau. Il attendit quelques minutes avant d’entrer à son tour. L’employé était chinois. Ya Ru s’inclina et lui tendit un papier.
– La dame qui vient d’entrer. Elle a perdu ceci dans la rue.
Le réceptionniste le prit et le déposa dans le casier vide. Chambre 614, dernier étage. Le papier était blanc. Birgitta Roslin demanderait qui l’avait déposé.
Ya Ru fit semblant de lire un prospectus de l’hôtel tout en réfléchissant à un moyen de savoir combien de nuits Birgitta Roslin avait réservées. L’occasion lui fut donnée quand une jeune Anglaise vint remplacer le réceptionniste chinois. Ya Ru s’approcha.
– Mme Roslin, dit-il. De Suède. Je dois la conduire à l’aéroport. Je ne sais pas si c’est demain ou après-demain.
La réceptionniste le crut sur parole et tapa sur le clavier de son ordinateur.
– Mme Roslin a réservé pour trois jours, dit-elle. Voulez-vous que je l’appelle pour que vous conveniez de l’horaire ?
– Non, non, je vais voir ça avec mon bureau. Nous ne dérangeons pas nos clients inutilement.
Ya Ru sortit de l’hôtel. Le crachin avait recommencé. Il remonta son col et se dirigea vers Garrick Street pour trouver un taxi. Il n’avait plus besoin de s’inquiéter du temps dont il disposait. Tout cela a commencé il y a si longtemps, songea-t-il. Cela peut bien durer encore quelques jours. Elle ne m’échappera pas.
Il héla un taxi et indiqua l’adresse vers Whitehall où sa société du Lichtenstein possédait un appartement qu’il utilisait toujours lors de ses séjours en Angleterre. Souvent, il s’était reproché de trahir la mémoire de ses ancêtres en habitant Londres, alors qu’il aurait aussi bien pu choisir Paris ou Berlin. Pendant le trajet, il décida de vendre cet appartement et de chercher un nouveau pied-à-terre à Paris.
Toute chose avait une fin.
Il s’allongea sur le lit et écouta le silence. Il avait fait isoler tous les murs de l’appartement. Il n’entendait même plus la rumeur lointaine de la circulation. Ne restait que le ronronnement de l’air conditionné. Il avait l’impression de se trouver à bord d’un bateau. Il ressentait une grande paix.
– Quand ? s’exclama-t-il à haute voix. Quand donc a commencé ce qui doit à présent prendre fin ?
Il réfléchit. En 1868, San s’était installé dans la petite chambre dont il disposait à la mission. On était aujourd’hui en 2006. Cent trente-huit ans. A la lumière de la chandelle, San avait laborieusement écrit, caractère après caractère, son histoire et celle de ses deux frères Guo Si et Wu. Elle avait commencé le jour où ils avaient quitté leur village misérable pour entamer leur longue route jusqu’à Canton. Là, le mauvais démon avait pris l’apparence de Zi. Après quoi, la mort les avait suivis à la trace. A la fin, ne restaient plus que San et son obstination à raconter coûte que coûte son histoire.
Ils sont morts dans la plus grande humiliation qui soit, songea Ya Ru. Les empereurs successifs et leurs mandarins se conformaient à Confucius en maintenant le peuple sous un tel joug que toute révolte était impossible. Les trois frères s’étaient enfuis vers ce qu’ils imaginaient être une vie meilleure. Mais les Américains devaient les martyriser sur leur chantier de chemin de fer. Au même moment, les Anglais, pleins d’un mépris glacial, essayaient d’asservir les Chinois en les inondant d’opium. Voilà comment je vois ces marchands anglais : des dealers qui vendent leur drogue au coin de la rue à des gens qu’ils méprisent et considèrent comme le rebut de l’humanité. Il n’y a encore pas si longtemps, les caricatures européennes et américaines représentaient les Chinois comme des singes. La caricature dit la vérité. Nous étions voués à être réduits à l’esclavage et humiliés. Nous n’étions pas des êtres humains, mais des animaux.
En se promenant dans Londres, Ya Ru avait l’habitude de se dire que tel ou tel bâtiment avait été construit avec l’argent de peuples réduits à l’esclavage, avec leurs efforts et leurs souffrances, leurs reins brisés, leur mort.
Qu’avait écrit San ? Qu’ils avaient construit cette ligne de chemin de fer à travers les Etats-Unis avec leurs os en guise de traverses. De même, les cris et les souffrances d’hommes opprimés avaient été coulés dans ces ponts en fer enjambant la Tamise et dans les murs épais des immeubles cossus de la City.
Ya Ru s’assoupit au milieu de ces pensées. A son réveil, il gagna le séjour, exclusivement équipé de mobilier chinois.
Sur la table qui faisait face au canapé rouge sombre, un sachet de soie bleu clair. Il l’ouvrit et en versa le contenu sur une feuille de papier. De la fine poudre de verre. C’était une très vieille méthode pour tuer : mélanger un peu de cette poudre presque invisible dans une assiette de soupe ou une tasse de thé. Celui qui l’ingérait était perdu. Les milliers d’éclats de verre microscopiques lui lacéraient les intestins. Autrefois, on l’avait baptisée « la mort invisible », car elle survenait subitement et de façon inexpliquée.
Avec cette poudre de verre, l’histoire commencée par San trouverait son point final. Ya Ru la reversa précautionneusement dans le sachet de soie, qu’il referma. Puis il éteignit toutes les lumières de l’appartement, à l’exception d’une lampe surmontée d’un abat-jour rouge brodé de dragons en fil d’or. Il s’assit dans un fauteuil qui avait jadis appartenu à un riche propriétaire terrien de la province du Shandong. Il inspira profondément et se laissa aller à un état de paix intérieure propice à la réflexion.
Il lui fallut une heure pour décider comment il écrirait le dernier chapitre en tuant cette Birgitta Roslin qui avait, selon toute vraisemblance, fait à sa sœur Hong des confidences qui auraient pu lui nuire. Confidences qu’elle avait pu transmettre sans qu’il le sache. Sa décision prise, il actionna une sonnette. Quelques minutes plus tard, il entendit la vieille Lang commencer à préparer son dîner à la cuisine.
Lang avait longtemps fait le ménage de son bureau à Pékin. Bien des nuits durant, il avait observé ses gestes silencieux. C’était la plus efficace de toutes les femmes de ménage de l’immeuble.
Une nuit, il lui avait demandé de lui parler de sa vie. Quand il eut appris qu’elle préparait des repas traditionnels pour des mariages ou des enterrements, il lui demanda de lui faire à dîner pour le soir suivant. Il l’engagea ensuite comme cuisinière, avec un salaire dont elle n’avait même jamais rêvé de sa vie. Comme un de ses fils vivait à Londres, Ya Ru lui avait permis de s’y installer à condition qu’elle s’occupe de lui chaque fois qu’il s’y trouvait.
Ce soir-là, elle lui servit un assortiment de plats variés. Sans avoir besoin de lui demander, elle avait compris ce qu’il désirait. Elle posa la théière sur un réchaud.
– Petit déjeuner, demain matin ? demanda-t-elle avant de se retirer.
– Non, je le préparerai moi-même. Mais dîner, oui. Du poisson.
Ya Ru se coucha tôt. Depuis son départ de Pékin, il n’avait pas dormi beaucoup d’heures d’affilée. Le voyage jusqu’en Europe, puis les complications pour rejoindre cette petite ville du nord de la Suède. Ensuite le trajet jusqu’à Helsingborg où, une fois introduit chez Birgitta Roslin, il avait trouvé près du téléphone un pense-bête avec « Londres » souligné. Il avait immédiatement ordonné à son pilote de demander une autorisation de vol. Il avait supposé qu'elle se rendrait chez Ho. C’est en effet devant chez elle qu’il l’avait repérée.
Il prit quelques notes dans son journal, éteignit la lumière et ne tarda pas à s’endormir.
Le lendemain, des nuages lourds pesaient sur Londres. Ya Ru se leva comme à son habitude vers cinq heures et écouta les nouvelles à la radio chinoise, sur les ondes courtes. Il regarda sur un écran d’ordinateur les mouvements des différentes Bourses de la planète, parla avec deux de ses fondés de pouvoir de projets en cours, puis se prépara un petit déjeuner frugal, composé principalement de fruits.
A sept heures, il quitta son appartement, le sachet de soie dans sa poche. Son plan comportait une inconnue : il ignorait à quelle heure Birgitta Roslin prenait son petit déjeuner. Si elle était déjà descendue à son arrivée, il faudrait remettre au lendemain.
Il remonta vers Trafalgar Square, s’arrêta un moment pour écouter un violoncelliste qui faisait tout seul la manche sur le trottoir, lui jeta quelques pièces et continua son chemin. Il tourna dans Irving Street, où se trouvait l’hôtel.
Un homme qu’il n’avait pas encore vu se tenait à la réception. Ya Ru s’avança pour prendre une carte de l’établissement. Il en profita pour constater que le papier n’était plus dans le casier de la chambre 614.
La porte de la salle du petit déjeuner était ouverte. Il aperçut aussitôt Birgitta Roslin. Elle était installée près d’une fenêtre, apparemment depuis peu, puisqu’on venait juste de lui servir du café.
Ya Ru retint son souffle et réfléchit. Puis il décida de ne pas attendre. La longue histoire de San s’achèverait ce matin. Il ôta son imperméable et s’adressa au maître d’hôtel. Il n’était pas client de l’établissement, mais souhaitait prendre un petit déjeuner. Il paierait. L’homme était originaire de Corée du Sud. Il conduisit Ya Ru à une table juste derrière celle de Birgitta Roslin, un peu de côté.
Ya Ru inspecta la salle à manger. Il aperçut une issue de secours pas très loin de sa table. En allant chercher un journal, il s’assura qu’elle était bien ouverte. Il retourna s’asseoir, commanda du thé et attendit. Il y avait de nombreuses tables vides, mais Ya Ru avait noté que la plupart des clés n’étaient pas dans leur casier. L’hôtel était plein.
Il sortit son téléphone portable et la carte de l’hôtel, dont il composa le numéro. Quand le réceptionniste répondit, il demanda à parler d’urgence à une cliente, Mme Birgitta Roslin.
– Je vous passe sa chambre.
– Elle est dans la salle à manger, dit Ya Ru. Elle prend toujours son petit déjeuner à cette heure-ci. Je vous serais reconnaissant d’aller la prévenir. Elle se met d’habitude près d’une fenêtre. Elle porte une robe bleue, des cheveux sombres coupés court.
– Je vais lui demander de prendre l’appel.
Ya Ru garda son téléphone à la main jusqu’à ce que le réceptionniste entre. Il raccrocha alors, glissa le téléphone dans sa poche, et en sortit le sachet de soie plein de poudre de verre. Au moment où Birgitta Roslin se levait pour suivre le réceptionniste, Ya Ru se dirigea vers sa table. Il s’empara de son journal en regardant alentour, comme pour s’assurer que la cliente était partie pour de bon. Il attendit qu’on ait fini de resservir du café à la table voisine, tout en surveillant ce qui se passait du côté de la réception. Lorsque le serveur s’éloigna, il ouvrit son sachet et en versa rapidement le contenu dans la tasse de café à moitié pleine.
Birgitta Roslin revint dans la salle à manger. Ya Ru avait déjà tourné les talons pour regagner sa place.
Au même moment, la vitre vola en éclats. Le claquement sec d’un coup de feu se mêla au bruit de verre brisé. Ya Ru n’eut pas le temps de se dire que quelque chose avait mal tourné. La balle le toucha à la tempe droite. Il était déjà mort quand son corps s’affala sur une table en faisant tomber un vase de fleurs.
Birgitta Roslin resta figée, comme la plupart des autres clients attablés, les serveurs et le maître d’hôtel, crispé, un bol d’œufs durs entre les mains. Un cri brisa le silence. Birgitta regardait fixement le corps tombé en travers de la nappe blanche. Elle n’avait pas encore compris qu’elle était concernée. Dans sa confusion, elle crut un instant que Londres faisait l’objet d’une attaque terroriste.
Puis elle sentit une main qui lui agrippait le bras. Elle essaya de se dégager tout en se retournant. C’était Ho.
– Pas de questions. Suivez-moi. Nous ne pouvons pas rester ici.
Elle poussa Birgitta Roslin vers le hall.
– Votre clé, continua-t-elle. Je fais votre valise pendant que vous payez.
– Que s’est-il passé ?
– Pas de questions. Faites comme je dis.
Ho serra si fort son bras qu’elle eut mal. Le chaos commençait à s’installer. Des gens couraient dans tous les sens en criant.
– Insistez pour payer. Nous devons partir.
Alors, Birgitta comprit. Pas ce qui venait de se produire, mais ce que Ho lui disait. Elle se présenta à la réception et hurla à l’un des employés complètement paniqué qu’elle voulait payer sa note. Ho disparut dans un des ascenseurs et revint dix minutes plus tard avec sa valise. Le hall de l’hôtel commençait à se remplir de policiers et d’infirmiers.
Birgitta Roslin avait payé sa note.
– Maintenant, nous sortons tranquillement par la porte, dit Ho. Si quelqu’un nous arrête, dites que vous avez un avion à prendre.
Elles se frayèrent un chemin jusqu’à la sortie sans être inquiétées. Birgitta Roslin s’arrêta pour se retourner. Ho la tira par le bras.
– Ne vous retournez pas. Marchez normalement. Nous parlerons plus tard.
Elles arrivèrent à l’adresse de Ho et montèrent chez elle, au deuxième étage. Un homme d’une vingtaine d’années se trouvait là. Il était très pâle. Il se mit à parler avec Ho. Il semblait choqué. Birgitta Roslin vit que Ho essayait de le calmer. Tout en lui parlant, elle l’emmena dans une pièce voisine. Quand ils revinrent, le jeune homme portait un paquet allongé. Il sortit. Ho alla regarder par la fenêtre. Birgitta Roslin s’était affalée sur une chaise. Elle venait de réaliser que l’homme qui était mort était tombé sur la table voisine de la sienne.
Elle regarda Ho, qui s’éloigna de la fenêtre. Elle était très pâle. Birgitta Roslin vit qu’elle tremblait.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.
– C’est vous qui deviez mourir, dit Ho. C’est vous qu’il devait tuer, je vous dis la stricte vérité.
Birgitta Roslin secoua la tête.
– Soyez plus claire, dit-elle. Je ne sais plus où j’en suis.
– L’homme qui est mort s’appelait Ya Ru. Le frère de Hong. Il a essayé de vous tuer. Nous l’en avons empêché au dernier moment.
– Nous ?
– Vous auriez pu mourir pour m’avoir donné une fausse adresse. Pourquoi avoir fait ça ? Vous n’aviez pas confiance ? Vous êtes déboussolée au point de ne pas savoir distinguer les amis ?
Birgitta Roslin leva la main.
– Minute. Ça va trop vite. Je ne vous suis plus. Le frère de Hong ? Pourquoi voulait-il me tuer ?
– Parce que vous en saviez trop sur les événements survenus dans votre pays. Tous ces morts. Ya Ru était sans doute derrière tout ça. Hong en tout cas le pensait.
– Mais pourquoi ?
– Je ne peux pas le dire. Je n’en sais rien.
Birgitta Roslin se tut. Quand Ho voulut reprendre la parole, elle l’arrêta d’un geste.
– Vous avez dit « nous », dit-elle au bout d’un moment. Le jeune homme portait un paquet. Une arme ?
– Oui. J’avais décidé de confier à San votre surveillance. Mais il n’y avait personne à votre nom à hôtel que vous aviez indiqué. C’est San qui s’est souvenu qu’il y en avait un autre juste à côté. Nous vous avons vue par la fenêtre. Quand Ya Ru s’est approché de votre table, nous avons compris qu’il allait vous tuer. Alors San a tiré. Ça s’est passé si vite que personne dans la rue ne l’a vu. Tout le monde a cru que c’était une moto qui pétaradait, San avait caché l’arme sous son manteau.
– San ?
– Le fils de Hong. Elle l’avait envoyé chez moi.
– Pourquoi ?
– Hong n’avait pas seulement peur pour sa vie et la vôtre. Elle craignait aussi pour son fils. San est persuadé que Ya Ru l’a fait tuer. Il était prêt à se venger.
Birgitta Roslin se sentit mal. La sensation était de plus en plus claire et douloureuse : elle savait à présent ce qui était arrivé. Ce qu’elle avait d’abord soupçonné, puis rejeté car par trop invraisemblable : c’était un événement du passé qui avait provoqué le massacre de Hesjövallen.
Elle saisit le bras de Ho, les larmes aux yeux.
– C’est fini, maintenant ?
– Je pense que oui. Vous pouvez rentrer chez vous. Ya Ru est mort. Tout s’arrête. Ni vous ni moi ne connaissons la suite de l’histoire. Mais vous n’en faites plus partie.
– Comment pourrai-je vivre avec tout ça, sans avoir vraiment compris ?
– Je vais essayer de vous aider.
– Et San ?
– Des témoins diront sûrement à la police que c’est un Chinois qui a tiré sur un autre Chinois. Personne ne pourra identifier San.
– Il m’a sauvé la vie.
– Et probablement aussi la sienne, avec la mort de Ya Ru.
– Mais qui était cet homme, ce frère de Hong dont tout le monde avait tellement peur ?
Ho secoua la tête.
– Je ne sais pas si je peux répondre. De bien des façons, il représentait la Chine nouvelle dont ni Hong, ni moi, ni Ma Li, ni San ne voulons. L’avenir de notre pays fait actuellement l’objet de grands conflits. Personne ne sait de quoi demain sera fait. Rien n’est joué. Alors chacun fait ce qu’il croit juste.
– Comme tuer Ya Ru ?
– C’était nécessaire.
Birgitta Roslin alla boire un verre d’eau à la cuisine. En reposant le verre, elle savait qu’il fallait qu’elle rentre. Tout ce qui restait encore dans le vague pouvait attendre. Elle voulait rentrer maintenant, fuir Londres, fuir tout ce qui s’était passé.
Ho l’accompagna en taxi jusqu’à l’aéroport de Heathrow. Après quatre heures d’attente, elle put s’envoler pour Copenhague. Ho voulait attendre le départ de son avion, mais Birgitta Roslin lui demanda de la laisser.
Une fois rentrée à Helsingborg, elle ouvrit une bouteille de vin qu’elle vida pendant la nuit. Elle dormit toute la journée du lendemain. Elle fut réveillée par Staffan qui lui annonçait la fin de leur excursion en mer. Elle ne put se retenir d’éclater en sanglots.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il ne s’est rien passé. Je suis fatiguée.
– Veux-tu que nous interrompions le voyage et que nous rentrions ?
– Non. Ce n’est rien. Si tu veux m’aider, crois-moi quand je te dis qu’il ne s’est rien passé. Raconte-moi cette excursion.
Ils parlèrent longtemps. Elle insista pour qu’il lui raconte en détail leur voyage, leurs projets pour la soirée et pour le jour suivant. A la fin de la conversation, elle avait réussi à le rassurer.
Elle avait aussi retrouvé son calme.
Le lendemain, elle retourna travailler. Elle eut aussi Ho au téléphone.
– J’aurai bientôt beaucoup de choses à vous raconter, dit Ho.
– Je vous promets alors de vous écouter. Comment va San ?
– Il est choqué, il a peur, sa mère lui manque. Mais il est fort.
Après avoir raccroché, Birgitta Roslin resta assise à la table de la cuisine.
Elle ferma les yeux.
L’image de cet homme gisant sur la table dans la salle à manger de l’hôtel commença à lentement s’estomper, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.