11
Ils passèrent la nuit sur le ponton, faute de mieux. San ne savait où aller. Le chien monta la garde, grognant quand des pas feutrés s’approchaient trop. Au matin, pourtant, leur cruche avait disparu. San regarda alentour, hors de lui. Le pauvre vole le pauvre ! Même une vieille cruche vide est un butin pour celui qui n’a rien.
– Le chien est bien gentil, mais il ne vaut pas grand-chose pour monter la garde, dit San.
– Et maintenant ? demanda Wu.
– Nous allons essayer de trouver du travail, dit San.
– J’ai faim ! se plaignit Guo Si.
San secoua la tête. Guo Si savait aussi bien que lui qu’ils n’avaient plus rien.
– Nous ne pouvons pas voler, dit San, sinon nous finirons nous aussi avec nos têtes plantées sur des piques à un carrefour. Il faut d’abord travailler, pour nous procurer de quoi manger ensuite.
Il conduisit ses frères là où il avait vu des porteurs aller et venir avec leurs fardeaux. Le chien les suivait toujours. San observa un long moment ceux qui donnaient des ordres au pied des passerelles des bateaux. Il finit par se décider et aborda un petit homme bedonnant qui ne frappait pas ses porteurs, même quand ils marchaient lentement.
– Nous sommes trois frères, dit San. Nous pouvons porter.
L’homme lui lança un regard furieux, tout en continuant à contrôler les porteurs qui sortaient de la cale du bateau les épaules chargées de marchandises.
– Qu’est-ce qu’ils font à Canton, tous ces culs-terreux ? Pourquoi venez-vous ici ? Il y a un millier de paysans qui mendient du travail, j’en ai déjà plus qu’il m’en faut. Allez, du vent ! Fichez-moi la paix !
De passerelle en passerelle, on leur fit la même réponse. Personne ne voulait d’eux. Ici, à Canton, ils étaient des bons à rien.
Ce jour-là, ils mangèrent d’infectes épluchures ramassées par terre dans la rue, près d’un marché. Ils burent à une fontaine publique où s’attroupait une foule affamée. San ne trouva pas le sommeil. Il s enfonçait les poings dans le ventre pour combattre la faim qui le taraudait. Il songea au nuage de papillons qu’il avait traversé : il lui semblait qu’ils s’étaient introduits en lui et lui déchiraient à présent les tripes de leurs ailes acérées.
Deux jours passèrent encore sans que personne veuille les employer sur les quais. À la fin du second jour, San savait qu’ils seraient bientôt à bout de forces. Ils n’avaient plus rien mangé depuis les épluchures qu’ils avaient ramassées. Ils se nourrissaient d’eau. Wu avait de la fièvre. Il se reposait, étendu à l’ombre d une pile de tonneaux. Il tremblait.
San prit sa décision comme le soleil déclinait. Il fallait qu’ils mangent, sinon c’était la fin. Avec ses frères et le chien, il gagna un endroit dégagé où des pauvres, assis autour de feux, mangeaient ce qu’ils avaient réussi à dégotter.
Il comprenait enfin pourquoi sa mère leur avait envoyé le chien. Avec une pierre, il lui écrasa la tête. Des hommes assis près d’un feu voisin s’approchèrent. Ils avaient le visage émacié. San emprunta un couteau à l’un d’eux, découpa le chien et disposa les morceaux dans un chaudron. Ils avaient si faim qu’ils n’eurent pas la force d’attendre que la viande ait fini de cuire. San partagea équitablement entre ceux qui entouraient le feu.
Après avoir mangé, ils se couchèrent à même le sol et fermèrent les yeux. San resta seul à veiller, les yeux perdus dans les flammes. Demain, ils n’auraient même plus de chien pour se nourrir.
Il revit l’image de ses parents, pendus au petit matin à une branche. Quelle distance séparait à présent son propre cou de la corde et de la branche ? Il ne savait pas.
Soudain, il se sentit observé. Il scruta les ténèbres. Il y avait bien quelqu’un, là : le blanc de ses yeux brillait dans l’obscurité. L’homme s’approcha du feu. Il était plus âgé que San, sans être très vieux. Il souriait. San se dit qu’il devait avoir la chance de manger à sa faim.
– Je m’appelle Zi. Je vous ai vus manger un chien.
San ne répondit rien. Il attendait, sur ses gardes. Cet étranger avait quelque chose qui ne lui revenait pas.
– Je m’appelle Zi Qian Zhao. Et toi ?
San lança alentour des regards inquiets.
– Je suis sur votre terrain ?
Zi éclata de rire.
– Pas du tout ! Je voudrais juste savoir qui tu es. La curiosité est une vertu. Ceux qui en sont privés réussissent rarement dans la vie.
– Je m’appelle Wang San.
– D’où arrives-tu ?
San n’avait pas l’habitude qu’on lui pose des questions. Il commença à se méfier. Peut-être que cet homme qui disait se nommer Zi était de ceux qui peuvent juger et punir ? Peut-être que ses frères et lui avaient enfreint une de ces règles invisibles qui tiennent les pauvres gens dans leur carcan ?
D’un signe de tête hésitant, San indiqua une direction, dans l’obscurité.
– De là-bas. Mes frères et moi avons marché plusieurs jours. Nous avons traversé deux grands fleuves.
– C’est merveilleux d’avoir des frères. Et que faites-vous ici ?
– Nous cherchons du travail. Sans avoir encore rien trouvé.
– C’est difficile. Très difficile. Beaucoup sont attirés par la ville comme les mouches par le miel. Mais il n’est pas facile d’assurer sa subsistance.
San avait une question qui lui brûlait la langue, mais il décida de la ravaler. Zi semblait l’avoir devinée.
– Tu te demandes de quoi je vis, pour ne pas avoir des vêtements déchirés ?
– Je ne veux pas être curieux envers mes supérieurs.
– Mais ça ne fait rien, sourit Zi en s’asseyant. Mon père possédait des sampans, une petite flotte de commerce sur la rivière. A sa mort, avec un de mes frères, j’ai repris l’affaire. Mes deux autres frères ont émigré de l’autre côté de l’océan, en Amérique. Là, ils ont fait fortune dans la blanchisserie. L’Amérique est vraiment un pays très curieux. Dans quel autre endroit au monde peut-on ainsi s’enrichir avec la crasse des autres ?
– J’y ai pensé, dit San. À aller dans ce pays.
Zi le dévisagea.
– Pour ça, il faut de l’argent. Personne ne fait gratuitement une aussi grande traversée. Eh bien, bonne nuit. Je vous souhaite de trouver du travail.
Zi se leva, s’inclina légèrement et disparut dans le noir. San se coucha en se demandant s’il n’avait pas rêvé cette courte conversation. Peut-être avait-il parlé à sa propre ombre ? Rêvé d’être un autre ?
Ils continuèrent à arpenter la ville foisonnante, cherchant désespérément du travail et de quoi manger. San n’attachait plus ses deux frères. Il avait l’impression d’être une bête avec ses deux petits blottis contre elle au sein de la horde innombrable.
Ils cherchèrent sur les quais, dans les ruelles noires de monde. San exhorta ses frères à se tenir droit quand ils croisaient quelqu’un d’imposant, susceptible de leur donner du travail.
– Il faut avoir l’air fort. Personne n’embauchera quelqu’un qui n’a pas de forces. Malgré la faim et la fatigue, il faut avoir l’air en pleine forme.
Ils ne mangeaient que des détritus. En disputant un bout d’os à des chiens errants, San songea qu’ils étaient en train de devenir des animaux. Sa mère lui racontait souvent un conte, l’histoire d’un homme qui se transformait en animal, avec une queue et quatre pattes, et n’avait plus de bras parce qu’il était paresseux et refusait de travailler. Eux, pourtant, s’ils n’avaient pas de travail, ce n’était pas par paresse.
Ils continuèrent à dormir sur le ponton dans la chaleur moite. Parfois, la nuit, de grosses averses arrivées de la mer s’abattaient sur la ville. Ils cherchaient alors refuge sous le ponton, rampaient péniblement parmi les poutres humides, mais finissaient quand même trempés jusqu’à l’os. Guo Si et Wu commençaient à se décourager. Leur envie de vivre diminuait chaque jour qu’ils passaient affamés, sous la pluie, avec le sentiment d’être transparents et inutiles.
Un soir, San remarqua que Wu s’était recroquevillé en marmonnant des prières confuses aux dieux que ses parents vénéraient. Il eut un accès de colère. Les dieux de ses parents ne les avaient jamais aidés. Mais il ne dit rien : si Wu trouvait un réconfort dans ces prières, il n’avait pas le droit de l’en priver.
Pour San, Canton se transformait en ville de cauchemar. Chaque matin, quand commençait leur interminable quête de travail, de nouveaux cadavres gisaient dans le caniveau. Parfois, les rats ou les chiens leur avaient mangé le visage.
Chaque matin, il redoutait de finir ainsi, au fond d’une des innombrables ruelles de Canton.
Après un autre jour moite, San était lui aussi sur le point de perdre espoir. Il avait tellement faim qu’il en avait des vertiges. Impossible d’aligner deux idées. Couché sur le ponton aux côtés de ses deux frères assoupis, il se dit pour la première fois qu’il vaudrait mieux s’endormir pour ne plus jamais se réveiller.
A quoi bon ?
Cette nuit-là, il rêva de nouveau aux trois têtes. Soudain, elles se mirent à lui parler, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’elles disaient.
Au petit matin, quand San ouvrit les yeux, il découvrit Zi assis sur un tabouret, qui fumait la pipe. Il sourit en voyant San réveillé.
– Tu as le sommeil agité. J’ai bien vu que tu rêvais à quelque chose que tu cherchais à fuir.
– J’ai rêvé de têtes coupées, répondit San. Peut-être qu’une d’entre elles était la mienne.
Zi l’observa d’un air pensif.
– Quand on peut choisir, on ne s’en prive pas. Ni toi ni tes frères n’avez l’air particulièrement costauds. On voit bien que vous crevez de faim. Celui qui cherche un portefaix ne choisira jamais un affamé. En tout cas, pas tant qu’affluent de nouveaux arrivants avec des forces à revendre et encore de quoi manger au fond de leur sac.
Zi vida sa pipe avant de poursuivre :
– Tous les matins, la rivière charrie des cadavres. Ce sont ceux qui n’ont plus la force de continuer à vivre. Ils remplissent de pierres les poches de leur blouse, ou se lestent les pieds. Canton est envahie par les âmes inquiètes de tous ces suicidés.
– Pourquoi me raconter ça ? Je souffre déjà assez.
D’un geste, Zi l’arrêta.
– Je ne dis pas ça pour t’inquiéter. Je ne t’aurais rien dit si je n’avais pas quelque chose à ajouter. Mon cousin a une usine où beaucoup d’ouvriers sont malades en ce moment. Je peux peut-être vous aider, toi et tes frères.
San n’en croyait pas ses oreilles. Mais Zi répéta. Il ne promettait rien, mais il pouvait peut-être leur trouver du travail.
– Pourquoi nous aider, nous ?
Zi haussa les épaules.
– Qu’est-ce qui nous fait faire ceci, et pas cela ? J’ai peut-être juste envie de t’aider parce que tu le mérites.
Zi se leva.
– Je reviens dès que je sais. Je ne suis pas du genre à semer des promesses à la légère. Mieux vaut cent refus qu’une promesse non tenue.
Il posa quelques fruits devant San et s’éloigna. San le regarda longer le ponton puis se fondre dans la foule.
A son réveil, Wu avait toujours de la fièvre. San sentit que son front était brûlant.
Il s’assit entre Wu et Guo Si et leur parla de Zi.
– Il m’a donné ces fruits. C’est la première personne, à Canton, qui nous donne quelque chose. Peut-être que ce Zi est un dieu, quelqu’un que notre mère nous envoie depuis l’autre monde. S’il ne revient pas, nous saurons que c’est un homme faux. Attendons voir.
– D’ici qu’il revienne, nous avons le temps de mourir de faim, dit Guo Si.
San se mit en colère.
– Je n’en peux plus, de tes lamentations idiotes !
Guo Si n’ajouta rien. San espérait que l’attente ne serait pas trop longue.
Ce jour-là, la chaleur fut étouffante. San et Guo Si allaient à tour de rôle à la fontaine chercher de l’eau pour Wu. San dénicha quelques racines au marché, qu’ils mâchonnèrent crues.
Le soir arriva sans que Zi revienne. San resta seul éveillé, assis près du feu à tendre l’oreille aux bruits de la nuit. Il n’entendit pourtant pas Zi arriver. Tout à coup, il était dans son dos. San sursauta.
– Réveille tes frères, dit Zi. Il faut y aller. J’ai du travail pour vous.
– Wu est malade. Ça ne peut pas attendre demain matin ?
– Vous n’êtes pas les seuls à vouloir ce travail. C’est maintenant ou jamais.
San se dépêcha de réveiller Guo Si et Wu.
– Il faut y aller ! Demain, nous aurons enfin du travail.
Zi les conduisit dans le dédale des ruelles. San remarqua qu’il marchait sur des gens couchés en pleine rue. Il tenait la main de Guo Si, qui à son tour soutenait Wu.
A l’odeur, San nota qu’ils s’approchaient de l’eau.
Tout alla très vite. Des inconnus surgirent de l’ombre, s’emparèrent d’eux et leur couvrirent la tête avec des sacs. Un coup renversa San, qui continua pourtant à se battre. Quand il se sentit de nouveau plaqué à terre, il mordit de toutes ses forces un bras et parvint à se dégager. Mais on le rattrapa aussitôt.
Tout près de lui, San entendit Wu hurler de terreur. À la lueur d’une lanterne, il vit son frère couché sur le dos. Un homme extirpa un couteau de sa poitrine et balança son corps à l’eau. Wu s’éloigna lentement, emporté par le courant.
En un instant, pris de vertige, San eut l’intuition que Wu était mort. Il n’avait pas su le protéger.
On le frappa alors violemment à l’arrière du crâne. Il était inconscient quand on le chargea avec son frère Guo Si sur une chaloupe pour les conduire à bord d’un bateau qui mouillait à quelques encablures.
C’était au printemps 1863. Cette année-là, des milliers de Chinois pauvres furent enlevés et transportés en Amérique, engloutis par une gueule insatiable. Ce qui les attendait, c’était le même travail éreintant auquel ils avaient jadis rêvé d’échapper.
On leur avait fait traverser l’océan. Avec la misère pour tout bagage.