17
Elgstrand ouvrit les yeux. La lumière matinale filtrait par la jalousie. Il entendait qu’on s’affairait à balayer la cour. Il aimait ce bruit, repère immuable dans un monde tellement incertain. Tout pouvait être ébranlé. Pas le balayage du matin.
Il resta quelques instants au lit à laisser vagabonder ses pensées. Une foule d’images afflua. Son enfance simple dans une petite ville du Småland. Il était alors loin de se douter de sa vocation, partir un jour en mission aider les hommes à embrasser comme lui la seule foi véritable.
Le temps avait passé mais, au réveil, son enfance lui semblait si proche… Surtout aujourd’hui qu’il s’apprêtait à descendre le fleuve jusqu’au navire anglais qui convoyait le courrier et l’argent pour la mission. C’était la quatrième fois qu’il faisait le voyage. Il séjournait depuis un an et demi à Fuzhou avec Lodin. Malgré leurs efforts, la mission se heurtait à de nombreux problèmes. Sa grande déception était le faible nombre des véritables convertis. Beaucoup avaient confessé la foi chrétienne, mais, contrairement à Lodin dont l’œil était moins critique, Elgstrand considérait que leur foi n’était qu’un leurre et n’exprimait qu’un espoir de recevoir de la main des missionnaires nourriture ou vêtements.
Ces derniers temps, Elgstrand avait connu des moments de découragement. Alors, il se lamentait dans son journal de la fausseté des Chinois et de leur hideuse idolâtrie que rien ne semblait pouvoir éradiquer. Dans les Chinois qui se massaient à ses prêches, il ne voyait alors que des animaux, bien en dessous des paysans misérables qu’il avait côtoyés en Suède. Le proverbe biblique « jeter des perles à des cochons » avait pris pour lui une signification toute nouvelle. Mais il ne s’abandonnerait pas au découragement. Il priait, s’entretenait avec Lodin. Dans les lettres qu’il envoyait en Suède à l’association missionnaire qui soutenait leur travail, il ne passait pas sous silence les difficultés rencontrées, mais répétait sans cesse qu’il fallait savoir être patient. L’Eglise chrétienne des origines avait mis des siècles à se répandre. Il fallait accorder la même patience à ceux qu’on avait envoyés dans cet immense pays attardé qu’était la Chine.
Il sortit du lit, se lava dans la cuvette et s’habilla lentement. Il consacrerait la matinée à rédiger un certain nombre de lettres qu' il comptait confier au navire anglais. Il désirait en particulier écrire à sa mère, qui se faisait très vieille et perdait la mémoire. Il lui rappellerait qu’elle avait un fils occupé à la plus noble tâche qu' un chrétien puisse imaginer.
On frappa doucement à la porte. Une servante apportait son petit déjeuner. Elle posa le plateau sur son bureau et ressortit sans bruit. En enfilant sa veste, Elgstrand contempla par l’embrasure de la porte la cour bien balayée de la mission. Il faisait chaud et humide, avec des nuages annonciateurs de pluie. Il faudrait se couvrir pour descendre le fleuve. Il salua d’un geste Lodin, qui essuyait ses lunettes sur le pas de sa porte.
Sans lui, la tâche aurait été insurmontable, songea Elgstrand. Il était naïf, pas spécialement doué, mais gentil et travailleur. Il avait quelque chose de la simplicité dont parlait la Bible.
Elgstrand expédia son action de grâces et s’installa devant son petit déjeuner. En même temps, il se demanda si tout était prêt pour l’expédition en chaloupe.
À ce moment précis, San lui manqua. Depuis ce soir d’automne où il avait brusquement disparu, Elgstrand n’était pas parvenu à trouver quelqu’un qui puisse vraiment le remplacer.
Il se servit du thé en se demandant une fois de plus ce qui avait bien pu le pousser à partir. Seule explication vraisemblable, il s’était enfui avec cette Qi, la servante dont il s’était amouraché. Elgstrand souffrait de s’être fait une trop haute idée de San. Etre sans cesse déçu ou trompé par des Chinois ordinaires, il pouvait le supporter : la fausseté était dans leur nature. Mais que San, en qui il avait tant cru, se comporte comme le premier venu avait été l’une des pires déceptions de son séjour à Fuzhou. Il avait interrogé tous ceux qui le connaissaient. Mais personne ne savait ce qui s’était passé cette nuit de tempête où le vent avait abîmé le fronton du Temple du Vrai Dieu. Les caractères avaient été remis en place. Mais San n’avait pas réapparu.
Elgstrand consacra les heures suivantes à sa correspondance et à mettre la dernière main à son rapport aux membres de la Mission en Suède. Rendre compte des progrès de sa tâche représentait pour lui une corvée. Vers treize heures, il cacheta la dernière enveloppe et scruta les nuages : la pluie menaçait toujours.
En embarquant sur la chaloupe, Elgstrand eut l’impression de reconnaître quelques-uns des rameurs. Mais il n’en était pas sûr. Lodin et lui s’installèrent dans l’embarcation. Un certain Xi s’inclina en disant qu’ils étaient prêts à partir. Les deux hommes passèrent le voyage à s’entretenir des problèmes de la mission. Si seulement ils pouvaient être plus nombreux ! Le rêve d’Elgstrand était de construire un réseau de missions le long du fleuve Min. S’ils se montraient capables de s’étendre, cela attirerait les indécis intrigués par ce Dieu étrange qui avait sacrifié son fils sur la Croix.
Mais où trouver l’argent ? Ni Lodin ni Elgstrand n’avaient de solution.
Ils atteignirent le navire anglais. Elgstrand fut surpris de le reconnaître. Les missionnaires grimpèrent à l’échelle de corde. Ils furent reçus par le capitaine Dunn, qu’Elgstrand avait déjà rencontré. Il lui présenta Lodin et ils entrèrent tous les trois dans la cabine du capitaine. Dunn sortit de l’eau-de-vie, et insista pour leur en faire boire deux verres.
– Vous êtes encore là ? dit-il. Ça m’étonne. Comment faites-vous pour supporter ?
– Nous avons la vocation, répondit Elgstrand.
– Et comment ça marche ?
– Quoi ?
– Les conversions. Vous arrivez à faire croire en Dieu les Chinois, ou ils continuent à brûler leur encens devant leurs idoles ?
– Il faut du temps pour convertir quelqu’un.
– Et combien de temps pour convertir tout un peuple ?
– Nous ne comptons pas ainsi. Nous pouvons rester ici toute notre vie. Après nous, d’autres viendront et reprendront le flambeau.
Le capitaine les dévisagea. Elgstrand se souvint que, lors de leur précédente rencontre, Dunn avait exprimé une opinion très négative sur les Chinois.
– Le temps est une chose, dit-il. Nous avons beau faire, il nous coule entre les doigts. Mais la distance ? Avant d’avoir les instruments dont nous disposons aujourd’hui, les marins naviguaient en calculant les distances au jugé, avec quelques points de repère à l’horizon. Et vous, monsieur le missionnaire, comment mesurez-vous les distances ? Comment mesurez-vous la distance entre Dieu et les personnes que vous voulez convertir ?
– La patience et le temps sont notre unité de mesure.
– Vous forcez l’admiration, dit Dunn. Jusqu’à nouvel ordre, croire n’a jamais aidé un capitaine à trouver une passe sûre entre les écueils. Ce qui compte pour nous, ce sont les connaissances, rien d’autre. Disons que ce n’est pas le même vent qui gonfle nos voiles.
– Jolie image, dit Lodin, qui était jusque-là resté en retrait.
Le capitaine se baissa pour ouvrir un coffre en bois sous sa couchette suspendue. Il en sortit une grosse liasse de lettres, quelques paquets plus épais et enfin l’argent et les lettres de change à créditer auprès des négociants anglais de Fuzhou.
Dunn tendit à Elgstrand un reçu mentionnant la somme.
– Je vous prie de recompter avant de signer.
– Est-ce vraiment nécessaire ? Je ne crois pas que vous voleriez l’argent rassemblé par de pauvres gens pour aider des païens à accéder à une vie meilleure.
– Ce que vous croyez, c’est votre affaire. La seule chose qui compte pour moi, c’est que vous constatiez de visu que je vous remets la bonne somme.
Elgstrand compta les billets et les lettres de change, puis signa le reçu que Dunn rangea dans son coffre.
– C’est une grosse somme que vous dépensez là pour vos Chinois, dit-il. Ils doivent beaucoup compter pour vous.
– C’est le cas, en effet.
La nuit commençait déjà à tomber quand Elgstrand et Lodin purent enfin quitter le navire. Dunn, accoudé au bastingage, les regarda regagner la chaloupe qui devait les ramener chez eux.
– Adieu ! leur cria le capitaine. Qui sait si nous nous reverrons un jour sur le fleuve.
La chaloupe s’élança. Les rameurs souquaient en cadence. Elgstrand regarda Lodin et éclata de rire.
– Le capitaine Dunn est vraiment un drôle de type. Je suis convaincu qu’au fond il a bon cœur, en dépit de ses blasphèmes et de ses coups de gueule.
– Il n’est pas le seul à penser de cette façon, répondit Lodin.
Le trajet se poursuivit en silence. D’habitude, la chaloupe longeait la berge. Les rameurs préférèrent cette fois-ci rester au milieu du fleuve. Lodin dormait. Elgstrand s’assoupit. Il se réveilla en sursaut quand plusieurs embarcations surgirent du noir et éperonnèrent la chaloupe. Tout alla si vite qu’Elgstrand eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait. Un accident, se dit-il. Pourquoi les rameurs ne sont-ils pas restés près du bord, comme d’habitude ?
Puis il comprit que ce n’était pas un accident. Des hommes au visage masqué sautèrent dans leur chaloupe. Lodin, qui venait de se réveiller et essayait de se lever, reçut un coup violent à la tête qui le jeta à la renverse. Les rameurs ne tentèrent pas de les défendre ni de dégager la chaloupe. Elgstrand comprit que l’attaque était soigneusement préparée.
– Au nom de Jésus, cria-t-il. Nous sommes des missionnaires, nous ne vous voulons pas de mal !
Un homme masqué s’approcha. Il tenait une hache, ou un marteau. Leurs regards se croisèrent.
– Epargnez nos vies ! supplia Elgstrand.
L’homme ôta son masque. Malgré l’obscurité, Elgstrand reconnut San. Son visage resta parfaitement inexpressif quand il leva sa hache pour fendre le crâne du missionnaire. San jeta son corps par-dessus bord et regarda le courant l’emporter. Un de ses hommes s’apprêtait à égorger Lodin quand San l’arrêta d’un geste.
– Laisse-le vivre. Je veux que quelqu’un puisse raconter.
San attrapa la mallette pleine d’argent et regagna l’une des autres embarcations. Les rameurs l’imitèrent. Lodin, évanoui, demeura seul dans la chaloupe à la dérive.
Le fleuve coulait paisiblement. Plus aucune trace des bandits.
Le lendemain, on retrouva la chaloupe et Lodin, toujours inconscient. Le consul britannique de Fuzhou le recueillit chez lui le temps qu’il reprenne des forces. Une fois Lodin un peu remis du choc, le consul lui demanda s’il avait reconnu quelqu’un parmi ses assaillants. Lodin répondit que non. Tout était allé si vite, les hommes étaient masqués, il n’avait aucune idée de ce qui était arrivé à Elgstrand.
Le consul se demanda longtemps pourquoi Lodin avait été épargné. Les pirates chinois laissaient rarement de survivants. Cette exception demeurait mystérieuse.
Le consul avait immédiatement protesté auprès des autorités de la ville. Le mandarin décida d’agir. On parvint à retrouver la trace des bandits dans un village au nord-ouest du fleuve. Comme ils s’étaient enfuis, le mandarin fît punir leurs familles. On les décapita sommairement et le village fut réduit en cendres.
Ces événements eurent des conséquences désastreuses pour la mission. Lodin sombra dans une profonde dépression, refusant de quitter le consulat britannique. Il fallut longtemps pour qu’il soit en état de rentrer en Suède. Les responsables suédois prirent la difficile décision de suspendre jusqu’à nouvel ordre l’envoi de missionnaires. Ce qui était arrivé à Elgstrand était une forme de martyre dont tous les missionnaires connaissaient le risque. Si Lodin avait été capable de continuer sa mission, il en aurait été différemment. Mais on ne pouvait rien construire en s’appuyant sur un homme qui passait ses journées à sangloter sans oser sortir.
On démantela la mission de Fuzhou. Les dix-neuf Chinois convertis furent adressés aux missions allemandes ou américaines installées elles aussi le long du fleuve Min.
On archiva les rapports d’Elgstrand, qui n’intéressaient plus personne.
Quelques années après le retour en Suède de Lodin, un Chinois habillé avec soin arriva à Canton accompagné de ses serviteurs. C’était San, de retour en ville après avoir vécu dans la clandestinité au Wuhan.
En chemin, San avait fait une halte à Fuzhou. Tandis que ses domestiques l’attendaient à l’auberge, il s’était rendu sur la berge du fleuve, là où son frère et Qi étaient enterrés. Il avait allumé de l’encens et était longtemps resté à s’entretenir à voix basse avec les morts. Ils n’avaient pas envoyé de réponse, mais il était certain qu’ils l’avaient entendu.
A Canton, San loua une petite maison dans un faubourg, loin des concessions étrangères et des quartiers pauvres. Il mena là une vie simple et retirée. À ceux qui les interrogeaient, ses serviteurs répondaient qu’il vivait de ses rentes et occupait son temps à l’étude. San était toujours courtois, mais évitait de se mêler aux autres.
Chez lui, les lampes restaient allumées tard le soir. San continuait d’écrire le récit de sa vie, depuis le suicide de ses parents. Il ne passait rien sous silence. Il n’avait pas besoin de travailler : ce qu’il avait trouvé dans la mallette d’Elgstrand lui suffisait largement pour la vie qu’il menait.
L’idée qu’il s’agissait de l’argent de la mission lui apportait une grande satisfaction. C’était une vengeance contre ces chrétiens qui l’avaient si longtemps trompé, qui avaient voulu lui faire croire qu’il existait un Dieu qui traitait tous les hommes sur un pied d’égalité.
Bien des années passèrent avant que San ne retrouve une femme. Un jour, lors d’une de ses promenades en ville, il remarqua dans la rue une jeune femme en compagnie de son père. Il se mit à les suivre et, après avoir repéré leur maison, il chargea son plus fidèle serviteur de se renseigner. Le père était un petit fonctionnaire en poste auprès d’un des mandarins de la ville : San en déduisit qu’il le considérerait comme un parti convenable. Il se fit présenter et l’invita dans une des maisons de thé les plus raffinées de Canton. Quelque temps après, il fut convié chez le fonctionnaire, où il rencontra pour la première fois la jeune Tie.
Il la trouva agréable et, une fois sa timidité un peu dissipée, il constata qu’elle avait aussi la tête sur les épaules.
Un an plus tard, en mai 1881, San et Tie se marièrent. En mars 1882 leur naquit un fils, qui reçut le nom de Guo Si. San ne se lassait pas de regarder grandir son enfant et, pour la première fois depuis des années, il était heureux.
Sa colère ne s’était pourtant pas apaisée. Il consacrait de plus en plus de temps à l’une des sociétés secrètes qui œuvraient pour chasser les Blancs de Chine. La pauvreté et les souffrances du pays ne pourraient pas être atténuées tant qu’ils garderaient la mainmise sur les principales ressources commerciales et forceraient les Chinois à s’abrutir d’opium.
Les années passèrent. San vieillit tandis que croissait sa famille. Souvent, le soir, il se retirait pour relire les épais mémoires auxquels il continuait toujours à travailler. Il attendait à présent que ses enfants soient assez grands pour comprendre et peut-être un jour lire eux-mêmes ce récit qui lui avait demandé tant de travail.
Devant sa porte, il voyait le spectre de la pauvreté continuer de hanter les ruelles de Canton. Le temps n’est pas encore venu, songeait-il. Mais un jour, un raz-de-marée balaiera tout.
San continua sa vie simple, passant le plus clair de son temps avec ses enfants.
Quand il se promenait en ville, il ne cessait pourtant jamais de chercher Zi, toujours armé d’un couteau tranchant qu’il cachait sous ses vêtements.