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Tom Hansson vint les rejoindre à la fenêtre.
– C’est Julia, dit-il. On la retrouve parfois dehors sans manteau. Hilda et Herman s’occupent d’elle quand son auxiliaire de vie n’est pas là.
– Où habite-t-elle ? demanda Vivi Sundberg.
Il indiqua une maison, vers le bout du village.
– Nous vivons ici depuis presque vingt ans, poursuivit-il. A l’époque, Julia était mariée. Son mari, Rune, conduisait des engins forestiers. Un jour, il a eu une rupture d’anévrisme. Il est mort dans sa cabine. Elle est un peu bizarre depuis. On s’est dit qu’elle avait bien le droit de mourir ici. Elle a deux enfants qui viennent la voir une fois par an. Ils attendent leur petit héritage, ils ne s’occupent pas d’elle.
Vivi Sundberg sortit, suivie d’Erik Huddén. La femme restait immobile au milieu de la route. Elle leva les yeux quand la policière se campa devant elle. Mais ne dit rien. Elle se laissa reconduire chez elle sans protester. Sa maison était bien tenue. Au mur, la photo de son défunt mari et des deux enfants qui se fichaient d’elle.
Pour la première fois depuis son arrivée à Hesjövallen, Vivi Sundberg sortit son carnet. Erik Huddén vit un papier officiel sur la table de la cuisine.
– Julia Holmgren, lut-il. Elle a quatre-vingt-sept ans.
– Contacte les services sociaux. Tant pis si on les dérange, il faut qu’elle soit prise en charge dès maintenant.
La vieille femme s’était assise à la table de la cuisine et regardait par la fenêtre. Les nuages lourds écrasaient le paysage.
– On essaye de l’interroger ?
Vivi Sundberg secoua la tête.
– A quoi bon ? Que pourrait-elle nous raconter ?
Elle fit signe à Huddén de la laisser seule. Il sortit. Elle se plaça au milieu du séjour et ferma les yeux. Il fallait qu’elle trouve par quel bout commencer dans toutes ces horreurs.
Quelque chose chez cette vieille femme lui mettait la puce à l’oreille, mais elle n’arrivait pas à saisir quoi. Elle resta immobile, ouvrit les yeux et essaya de réfléchir. Que s’était-il donc passé en ce matin de janvier ? Un petit village isolé. Une quantité de gens assassinés. Et quelques animaux domestiques. Tout indiquait une sorte de folie meurtrière. Un seul homme avait-il vraiment pu faire tout ça ? Ou bien étaient-ils arrivés à plusieurs dans la nuit pour perpétrer ce massacre avant de disparaître ? Il était trop tôt pour le dire. Vivi Sundberg restait sans réponse, il y avait si peu d’indices, et tous ces morts. Plus un couple en hibernation qui avait jadis fui Stockholm. Et une vieille femme sénile qui se baladait en chemise de nuit sur la route du village.
Mais c’était déjà un point de départ. Tout le monde n’avait pas été tué. Trois personnes au moins avaient été épargnées. Pourquoi ? Etait-ce un hasard, ou cela signifiait-il quelque chose ?
Vivi Sundberg resta encore quelques minutes immobile. Elle vit par la fenêtre que les techniciens de la police scientifique de Gävle étaient arrivés, ainsi qu’une femme, sûrement la légiste. Elle inspira profondément. C’était à elle de prendre les choses en main. Même si ce massacre allait susciter un grand émoi, sans doute au-delà des frontières du pays, elle était jusqu’à nouvel ordre responsable de l’enquête. Elle songeait pourtant déjà à contacter Stockholm. Jadis, jeune policière, elle avait rêvé intégrer la Commission criminelle nationale, qui s’était illustrée par ses enquêtes rigoureuses. A présent, elle aurait bien aimé que ce service lui vienne en aide.
Vivi Sundberg commença par passer un appel sur son portable. La réponse se fit attendre.
– Sten Robertsson.
– C’est Vivi. Tu es occupé ?
– Je le suis toujours, puisque je suis procureur. Que veux-tu ?
– Je me trouve dans un village, Hesjövallen. Tu vois où c’est ? Près de Sörforsa ?
– J’ai une carte au mur. Que s’est-il passé ?
– Trouve d’abord l’endroit.
– Attends un peu, alors.
Il posa le téléphone. Sundberg se demanda comment il allait réagir. Aucun d’entre nous n’a jamais vu une chose pareille, pensa-t-elle. Pas un policier dans ce pays, et pas grand monde ailleurs non plus. Nous pensons toujours avoir connu le pire. Mais les frontières reculent sans cesse. Voilà où nous en sommes. Et demain ? Dans un an ?
Robertsson reprit le téléphone.
– J’ai trouvé l’endroit. Ce n’est pas un village fantôme ?
– Pas vraiment. Mais bientôt, ce sera le cas. Mais pas pour cause de déménagement.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
Vivi Sundberg lui expliqua le plus en détail possible ce qui s’était passé. Robertsson l’écouta sans l’interrompre. Elle l’entendait respirer.
– Ça semble incroyable, dit-il quand elle eut fini.
– C’est incroyable. Je veux que tu viennes voir ça de tes propres yeux.
– J’arrive. Y a-t-il un suspect ?
– Aucun.
Sten Robertsson toussa. Il lui avait un jour confié qu’il souffrait de broncho-pneumopathie chronique obstructive, ayant été un gros fumeur avant d’arrêter net le jour de ses cinquante ans. Robertsson et elle n’avaient pas seulement le même âge, ils étaient nés le même jour, le 12 mars.
Il raccrocha. Vivi Sundberg resta plantée là, indécise.
Elle fourra le téléphone dans sa poche et sortit. Pas de temps à perdre. Les deux techniciens et la légiste l’attendaient sur la route.
– Je ne vais pas me lancer dans une description, dit-elle. Vous devez vous rendre compte par vous-mêmes. Commençons par l’homme étendu dehors dans la neige. Puis nous passerons les maisons en revue. Vous déciderez si vous avez besoin de renforts. La scène de crime est très vaste. Vous n’en verrez sans doute jamais de plus grande. C’est tellement atroce que nous n’arrivons pas à comprendre ce que nous avons sous les yeux. Mais nous devons procéder comme au début d’une enquête préliminaire ordinaire.
Ils avaient tous des questions, mais Vivi Sundberg répéta que le plus important était qu’ils voient de leurs propres yeux. Elle mena sa procession d’une scène macabre à l’autre. A la troisième maison, Lönngren, le plus âgé des techniciens, décida de demander des renforts. À la quatrième, la légiste fit de même. Le petit groupe s’immobilisa le temps qu’ils passent leurs coups de téléphone. Ils poursuivirent ensuite leur tournée, avant de se retrouver sur la route. Le premier journaliste venait d’arriver. Vivi Sundberg chargea Ytterström de veiller à ce que personne ne parle avec lui. Elle s’en occuperait elle-même dès qu’elle trouverait le temps.
Tous ceux qui l’entouraient sur la chaussée enneigée étaient blêmes et silencieux. Personne ne parvenait à saisir l’ampleur de ce qu’ils venaient de voir.
– Voilà à quoi ça ressemble, dit Vivi Sundberg. Toutes nos compétences réunies vont être mises à rude épreuve, à un point que nous n’imaginons même pas. Cette enquête va dominer les médias, et pas seulement en Suède. On va exiger de nous des résultats rapides. Nous ne pouvons qu’espérer que celui ou ceux qui ont fait ça ont laissé assez de traces pour que nous les retrouvions vite. Nous devons faire appel à tous ceux que nous jugeons nécessaires. Le procureur Robertsson est en route. Je veux qu’il voie ça lui-même et conduise directement l’enquête préliminaire. Y a-t-il des questions ? Sinon mettons-nous au travail.
– Je crois que j’ai une question, dit Lönngren.
C’était un homme fluet. Vivi Sundberg le considérait comme un technicien très compétent. Mais il avait le défaut de travailler avec une lenteur insupportable pour ceux qui attendaient ses résultats.
– Vas-y !
– Y a-t-il un risque que ce fou, si c’en est un, frappe encore ?
– Oui. Comme nous ne savons rien, nous ne devons rien exclure.
– Ça va être la terreur dans les chaumières, continua Lönngren. Pour une fois, je suis bien content d’habiter en ville.
Le groupe se dispersa. A cet instant arriva Sten Robertsson. Le journaliste, qui attendait à l’extérieur du périmètre, se précipita sur la portière de sa voiture.
– Pas maintenant ! cria Vivi Sundberg. Il faudra attendre.
– Tu ne peux pas me dire quelque chose, Vivi ? D’habitude tu n’es pas aussi intraitable.
– Aujourd’hui, si.
Elle n’aimait pas ce journaliste du Hudiksvalls Tidning. Il avait l’habitude d’écrire des articles pleins d’insinuations sur le travail de la police. Ce qui l’agaçait le plus, c’était que ses critiques étaient souvent fondées.
Robertsson avait froid, avec sa veste trop fine. Il est vaniteux, pensa-t-elle. Il ne porte pas de bonnet car on dit que ça accélère la calvitie.
– Maintenant raconte, dit Robertsson.
– Non. Suis-moi.
Pour la troisième fois de la matinée, Vivi Sundberg parcourut les scènes de crime. A deux reprises, Robertsson dut sortir pour ne pas vomir. Elle attendit patiemment. Il était capital qu’il se rende compte de l’ampleur de l’enquête qu’il allait diriger. Serait-il à la hauteur ? En tout cas, c’était sans aucun doute le plus capable parmi les procureurs disponibles. A moins qu’une instance supérieure ne décide de nommer quelqu’un de plus expérimenté.
Quand ils ressortirent de la dernière maison, elle proposa de s’installer dans sa voiture. Elle avait eu le temps d’emporter un thermos de café.
Robertsson tenait sa tasse d’une main tremblante.
– Tu as déjà vu quelque chose comme ça ? demanda-t-il.
– Personne n’a jamais vu ça.
– Qui d’autre qu’un fou peut avoir fait une chose pareille ?
– Nous ne savons pas. Ce qu’il faut, c’est relever les traces et travailler sans idée préconçue. J’ai dit aux techniciens de demander des renforts s’ils le jugeaient nécessaire. Pareil pour la légiste.
– Qui est-ce ?
– Une remplaçante. C’est sûrement la première scène de crime qu’elle voit. Elle a téléphoné pour qu’on lui envoie de l’aide.
– Et toi ?
– Quoi ?
– De quoi as-tu besoin ?
– Avant tout de tes instructions, pour savoir si nous devons nous concentrer sur quelque chose en particulier. Puis ce sera bien sûr à la Criminelle d’entrer en piste.
– Et sur quoi voudrais-tu te concentrer en particulier ?
– C’est toi qui diriges l’enquête préliminaire, pas moi.
– Tout ce qui compte, c’est de trouver celui qui a fait ça.
– Ou ceux. Nous ne pouvons pas exclure qu’il y ait plus d’un meurtrier.
– Les dingues agissent rarement en bande.
– Nous ne pouvons pas l’exclure.
– Pouvons-nous exclure quoi que ce soit ?
– Non. Même pas le risque que ça se reproduise.
Robertsson hocha la tête. Ils restèrent silencieux. Sur la route, entre les maisons, on s’affairait. De temps à autre, l’éclair d’un flash. On avait dressé une tente autour de l’homme trouvé dans la neige. D’autres journalistes étaient arrivés sur les lieux, dont une première équipe de télévision.
– Je veux que tu m’accompagnes à la conférence de presse, dit-elle. Je ne peux pas y aller seule. Il faut en faire une dès aujourd’hui. En fin d’après-midi.
– Tu as parlé avec Lulu ?
Tobias Ludwig était le jeune chef de la police de proximité à Hudiksvall. Après des études de droit, il avait directement suivi la formation d’aspirant et on l’avait bombardé chef. Ni Sten Robertsson ni Vivi Sundberg ne l’appréciaient. Il n’avait qu’une vague idée du travail de terrain et passait le plus clair de son temps à ressasser des problèmes d’administration interne.
– Non, répondit-elle. Tout ce qu’il nous demandera, c’est de remplir correctement le bon formulaire.
– Ce n’est pas un si mauvais bougre, objecta Robertsson.
– Il est indécrottable. Mais je vais l’appeler.
– Fais-le tout de suite !
Elle téléphona au commissariat de Hudiksvall, et apprit que Tobias Ludwig se trouvait en déplacement à Stockholm. Elle demanda au standard de le prévenir sur son portable.
Tandis que Robertsson était en conversation avec les techniciens de la police scientifique qui venaient d’arriver de Gävle en renfort, Vivi Sundberg rejoignit Tom Hansson et Ninni. Ils avaient enfilé de vieux manteaux de fourrure de l’armée et observaient le déroulement des opérations depuis leur cour.
Je dois commencer avec les vivants, s’était-elle dit. Impossible de parler à Julia, quelque chose en elle est mort. Ou en tout cas inaccessible pour moi. Mais Tom et Ninni Hansson peuvent avoir été témoins sans même le savoir.
C’était une des rares réflexions qu’elle avait eu le temps de se faire : l’individu qui décide de massacrer tout un village, même s’il est fou, doit pourtant avoir une sorte de plan.
Elle sortit sur la route et regarda alentour. Le lac gelé, la forêt et, au loin, la montagne. Par où est-il arrivé ? se demanda-t-elle. Je suis presque certaine que ce n’est pas une femme. Mais celui ou ceux qui ont fait ça ne sont pas tombés du ciel et ne se sont pas volatilisés.
Au moment où elle allait rentrer se mettre au chaud, une voiture s’arrêta à sa hauteur. C’était une des patrouilles cynophiles qu’elle avait appelées.
– Une seule ? demanda-t-elle sans chercher à cacher son irritation.
– Karpen est malade, dit le maître-chien.
– Les chiens policiers peuvent donc être malades ?
– Il faut croire. Par où je commence ? Qu’est-ce qui s’est passé, en fait ? On parle de nombreux morts.
– Vois avec Huddén. Tâche de faire lever une piste au chien.
Le policier voulait encore poser une question, mais elle lui tourna le dos. Je ne devrais pas faire ça, pensa-t-elle. Je devrais être disponible pour chacun, surtout en ce moment. Je devrais cacher ma nervosité. Personne n’oubliera ce qu’il va voir aujourd’hui. Certains risquent de rester choqués.
Elle fît rentrer avec elle Tom et Ninni Hansson. Avant qu’ils aient eu le temps de s’asseoir, son portable sonna.
– Il paraît que tu as cherché à me joindre, dit Tobias Ludwig. Tu sais que je n’aime pas être dérangé quand je siège au Conseil de la police nationale.
– Ce coup-ci, je n’avais pas vraiment le choix.
– Qu’est-ce qui se passe ?
Elle lui exposa rapidement la situation. Tobias Ludwig resta silencieux. Elle attendit.
– C’est si horrible que j’ai du mal à te croire.
– Et moi donc. Mais c’est la vérité. Il faut que tu viennes.
– Je comprends. Je pars au plus vite.
Vivi Sundberg regarda sa montre.
– Nous devons tenir une conférence de presse, dit-elle. Disons à dix-huit heures. Jusque-là, je parle juste de meurtres, sans en préciser l’ampleur. Fais au plus vite. Sans aller dans le décor.
– Je vais essayer de trouver un véhicule d’urgence.
– Plutôt un hélicoptère. Il s’agit de dix-neuf personnes assassinées, Tobias.
Elle raccrocha. Les Hansson avaient tout entendu. Elle vit leur incrédulité. Elle la partageait.
C’était comme s’enfoncer dans un cauchemar. Une impression d’irréalité s’installait.
Elle s’assit dans un fauteuil après en avoir délogé un chat endormi.
– Tout le monde est mort au village. Il ne reste que vous et Julia. Même les animaux domestiques sont morts. Je comprends votre émotion. Nous sommes tous choqués. Mais je dois vous poser quelques questions. Je vous prie d’y répondre avec la plus grande précision possible. Réfléchissez aussi à ce que je pourrais omettre de demander : tout ce à quoi vous pouvez penser peut être d’une importance capitale. Vous comprenez ?
Hochements de tête apeurés. Vivi Sundberg décida d’y aller doucement. Elle commença par la matinée. Quand s’étaient-ils réveillés ? Avaient-ils entendu quelque chose ? Et pendant la nuit ? Quelque chose d’anormal ? Il fallait qu’ils fouillent leur mémoire. Tout pouvait compter.
Ils répondirent à tour de rôle, l’un complétant les silences de l’autre. Ils faisaient tout leur possible pour l’aider.
Elle remonta dans le temps, une sorte de voyage d’hiver dans une contrée inconnue. S’était-il passé quelque chose de particulier la veille au soir ? Rien. « Tout était comme d’habitude », l’expression revenait dans presque chacune de leurs réponses.
Ils furent interrompus par l’arrivée d’Erik Huddén. Que devait-il faire des journalistes ? Il en était arrivé d’autres, leur troupeau allait bientôt trépigner d’impatience.
– Un moment, répondit-elle. J’arrive. Dis-leur que nous tiendrons une conférence de presse à Hudiksvall aujourd’hui à dix-huit heures.
– On y arrivera ?
– Il faudra bien.
Erik Huddén sortit. Vivi Sundberg reprit ses questions. Encore un pas en arrière, la journée de la veille. Cette fois-ci, c’est Ninni qui répondit :
– Tout était comme d’habitude, hier. J’étais un peu enrhumée, Tom a coupé du bois toute la journée.
– Avez-vous parlé à l’un de vos voisins ?
– Tom a échangé quelques mots avec Hilda. Mais nous vous l’avons déjà dit.
– Avez-vous vu d’autres habitants ?
– Je pense. Quand il neige, tout le monde sort dégager devant chez soi. Oui, j’en ai vu plusieurs, sans même y faire attention.
– Avez-vous vu quelqu’un d’autre ?
– Et qui donc ?
– Quelqu’un qui n’aurait pas été d’ici ? Ou une voiture étrangère ?
– Personne.
– Et le jour d’avant ?
– Pareil. Il ne se passe pas grand-chose par ici.
– Rien d’inhabituel ?
– Rien.
Sundberg sortit un carnet et un stylo.
– Maintenant, ça va être dur. Il faut que vous m’écriviez les noms de tous vos voisins.
Elle arracha une page qu’elle posa sur la table.
– Dessinez le village, dit-elle. Votre maison et toutes les autres. Puis nous les numéroterons. Votre maison sera le numéro 1. Je veux savoir les noms de tous les habitants.
Ninni alla chercher une plus grande feuille et y dessina le village d’une main sûre.
– De quoi vivez-vous ? demanda Vivi Sundberg. De l’agriculture ?
La réponse l’étonna :
– Nous avons un portefeuille d’actions. Il n’est pas très gros, mais nous le gérons avec soin. Quand la Bourse monte nous vendons, quand elle baisse nous achetons. Nous sommes des day traders.
Vivi Sundberg se dit qu’elle ne devait plus s’étonner de rien. Pourquoi des hippies hibernant dans un village perdu au fin fond du Hälsingland ne joueraient-ils pas en Bourse ?
– Et puis nous parlons beaucoup, poursuivit Ninni. Nous nous racontons des histoires. Les gens ne le font plus de nos jours.
Vivi Sundberg eut l’impression que la conversation lui échappait.
– Les noms, dit-elle. Et je veux bien aussi les âges. Prenez le temps, qu’il n’y ait pas d’erreur. Sans y passer la journée.
Elle les vit se pencher sur le papier et se lancer dans un conciliabule. Une idée lui traversa l’esprit. Parmi toutes les hypothèses pour expliquer le massacre, il y avait la possibilité que son auteur habite le village.
Un quart d’heure plus tard, elle avait sa liste. Il n’y avait pas le compte. Il y avait un mort de trop. Ce devait être le garçon. Elle s’approcha de la fenêtre et parcourut les noms. Il semblait y avoir trois familles principales dans le village. Les Andersson, les Andrén, et deux Magnusson. La liste à la main, elle pensa un instant aux enfants et petits-enfants dispersés de par le monde et au choc qu’ils subiraient dans quelques heures en apprenant ce qui s’était passé. Nous aurons besoin de moyens considérables pour pouvoir les informer, se dit-elle. Il s’agit d’une catastrophe qui touche bien plus de gens que je ne saurais imaginer.
Elle prit alors conscience du poids qui reposerait en grande partie sur ses seules épaules. Un sentiment de détresse et de peur l’envahit. Ce qui avait eu lieu était trop atroce pour qu’une personne normalement constituée puisse y faire face.
Tous les prénoms défilaient devant ses yeux : Elna, Sara, Brita, August, Herman, Hilda, Johannes, Erik, Gertrud, Vendela… Elle essaya d’imaginer leurs visages, mais ils restaient dans le flou.
Une idée lui traversa alors l’esprit. Elle n’y avait pas pensé plus tôt. Elle sortit dans la cour et appela Erik Huddén, qui était en train de mettre au courant les techniciens qui venaient d’arriver en renfort.
– Erik, qui a découvert tout ça ?
– C’est un homme qui a appelé. Puis il a eu une crise cardiaque et sa voiture a percuté un camion de meubles conduit par un chauffeur bosniaque.
– Est-ce que ça pourrait être lui ?
– Je n’y avais pas pensé. Sa voiture était pleine d’appareils photo. Ça avait l’air d’être son métier.
– Renseigne-toi sur lui. Nous allons établir une sorte de QG dans cette maison. Il faut passer en revue tous les noms pour contacter leurs proches. Et le chauffeur du camion, qu’est-ce qu’il est devenu ?
– On lui a fait souffler dans le ballon. Mais il n’avait pas bu. Il parlait si mal suédois qu’on a préféré l’emmener directement à Hudiksvall plutôt que d’essayer de prendre sa déposition en rase campagne. Mais il n’avait l’air au courant de rien.
– Ça, c’est ce qu’il dit. Ce n’est pas en Bosnie qu’ils se sont entre-tués, il n’y a pas si longtemps ?
Erik Huddén s’éloigna. Elle allait rentrer quand elle vit un policier arriver en courant. Elle s’aperçut tout de suite qu’il avait peur.
– On a trouvé la jambe, dit-il. Le chien l’a repérée à une cinquantaine de mètres, à couvert.
Il désigna l’orée du bois. Vivi Sundberg eut l’impression qu’il voulait ajouter quelque chose.
– Eh bien ?
– Je crois qu’il vaut mieux que vous veniez voir.
Il se détourna alors pour vomir. Sans prendre le temps de l’aider, elle se précipita vers la forêt. A deux reprises, elle glissa et s’étala dans la neige.
Une fois sur place, elle comprit ce qui avait tant choqué le policier. La jambe avait par endroits été dévorée jusqu’à l’os. Le pied était complètement arraché.
Elle aperçut Ytterström et le maître-chien à côté de leur trouvaille.
– Un cannibale ? dit Ytterström. C’est ça qu’on cherche ? On l’a dérangé en plein repas ?
Vivi Sundberg sentit quelque chose qui tombait sur sa main. Elle sursauta. Ce n’était qu’un flocon de neige qui fondit très vite.
– Une tente, dit-elle. Une tente ici aussi. Je ne veux pas que les indices disparaissent.
Elle ferma les yeux et rêva soudain à une mer turquoise et des maisons blanches agrippées au flanc d’une colline ensoleillée. Puis elle regagna la maison des boursicoteurs et s’installa dans leur cuisine avec sa liste.
Quelque part il doit y avoir un détail qui m’a échappé, se dit-elle.
Elle commença alors une lente exploration, nom par nom. C’était comme traverser un champ de mines.