36

Après une nuit blanche, Birgitta Roslin appela l’hôtel Eden juste avant sept heures du matin. Personne ne répondit.

Pendant la nuit, elle avait tenté de se raisonner : si Ho n’était pas venue de Londres lui annoncer la mort de Hong Qiu, elle n’aurait pas aussi violemment réagi au coup de téléphone de Sture Hermansson. S’il n’avait pas rappelé au cours de la nuit, c’était que rien ne s’était passé.

Le Chinois dormait peut-être encore.

Elle attendit une demi-heure. Elle s’était organisée pour avoir quelques jours sans audience, durant lesquels elle espérait pouvoir rattraper la paperasse en retard et commencer à travailler à une sentence raisonnable dans le procès des quatre Vietnamiens.

Le téléphone sonna. C’était Staffan qui appelait de Funchal.

– Nous partons en excursion, dit-il.

– Dans les montagnes ? Les vallées ? Sur les chemins fleuris ?

– En bateau. Nous nous sommes inscrits pour une sortie en mer à bord d’un gros voilier. Il risque de ne plus y avoir de couverture téléphonique pour les deux prochains jours.

– Où allez-vous ?

– Nulle part. C’est une idée des enfants. Nous avons embarqué comme passagers en compagnie du capitaine, du cuisinier et de deux matelots.

– Et quand partez-vous ?

– Nous sommes déjà en mer. Le temps est très doux. Mais malheureusement il n’y a pas de vent.

– Y a-t-il des canots ? Avez-vous des gilets de sauvetage ?

– Là, tu nous sous-estimes. Souhaite-nous plutôt bon voyage. Si tu veux, je peux te rapporter un flacon d’eau de mer.

La ligne était mauvaise. Ils se crièrent encore quelques mots avant d’être coupés. En raccrochant, Birgitta Roslin regretta de ne pas les avoir quand même accompagnés, au risque de décevoir son chef Hans Mattsson et d’irriter ses collègues.

Elle rappela l’hôtel Eden. C’était occupé. Elle attendit, puis recommença au bout de cinq minutes. Toujours occupé. Par la fenêtre, elle voyait que le beau temps printanier se maintenait. Elle se rendit compte qu’elle avait mis des vêtements trop chauds et alla se changer. Toujours occupé. Elle décida de réessayer une fois descendue dans son bureau. Après avoir contrôlé ce qui manquait dans le réfrigérateur, elle nota une liste de courses, puis composa une dernière fois le numéro de Hudiksvall.

Une femme lui répondit avec un fort accent étranger.

– Eden.

– Je cherche Sture Hermansson.

– Non, pas possible ! cria la femme.

Puis elle se mit à hurler de façon hystérique dans une langue que Birgitta Roslin supposa être du russe.

Il lui sembla entendre le combiné tomber à terre. Quelqu’un le ramassa. C’était maintenant une voix d’homme. Il parlait avec l’accent du Hälsingland.

– Allô ?

– Je cherche Sture Hermansson.

– Qui parle ?

– Qui êtes-vous ? Je suis bien à l’hôtel Eden ?

– Oui, c’est exact. Mais je ne peux pas vous passer Sture Hermansson.

– Je m’appelle Birgitta Roslin, je téléphone de Helsingborg. Hermansson m’a contactée hier, vers minuit. Nous devions nous reparler ce matin.

– Il est mort.

Elle resta le souffle coupé. Un instant de vertige, peut-être une crampe.

– Que s’est-il passé ?

– Aucune idée. On dirait qu’il s’est coupé avec un couteau avant de se vider de son sang.

– Qui êtes-vous ?

– Tage Eländer. Un voisin. La femme de ménage, la Russe, est venue me chercher en courant il y a quelques minutes. Nous attendons maintenant l’ambulance et la police.

– On l’a assassiné ?

– Sture ? Pourquoi diable l’aurait-on assassiné ? Il s’est coupé avec un couteau de cuisine. Comme il était seul cette nuit, personne ne l’aura entendu appeler à l’aide. C’est tragique. Un homme si gentil.

Birgitta Roslin n’était pas certaine d’avoir bien compris.

– Mais il n’était pas seul à l’hôtel !

– Comment ça ?

– Il y avait bien des clients ?

– D’après la Russe, l’hôtel était vide.

– Il avait au moins un client. Il me l’a dit hier soir. Un Chinois, chambre 12.

– J’ai peut-être mal compris. Je vais lui redemander.

Birgitta Roslin devina de loin la conversation. La femme de ménage russe semblait toujours affolée.

Eländer reprit le téléphone.

– Elle insiste : l’hôtel était vide cette nuit.

– Il suffit de vérifier dans le registre. Chambre 12, un client avec un nom chinois.

Eländer repartit. A l’arrière-plan, la femme de ménage, qui s’appelait peut-être Natacha, s’était mise à pleurer. Au même moment, Birgitta entendit une porte s’ouvrir et d’autres voix.

Eländer reprit le combiné.

– Je dois vous laisser. La police et l’ambulance viennent d’arriver. Mais il n’y a pas de registre.

– Comment ça ?

– Il a disparu. La femme de ménage dit qu’il est toujours à la réception. Il n’y est plus.

– Je suis certaine qu’il y avait quelqu’un à l’hôtel cette nuit.

– Alors il est parti. C’est peut-être lui qui a emporté le registre ?

– Peut-être pire, dit Birgitta Roslin. C’est peut-être lui qui a tué Hermansson avec le couteau de cuisine.

– Je n’y comprends rien. Il vaut sans doute mieux que vous parliez directement avec quelqu’un de la police.

– Certainement. Mais pas tout de suite.

Birgitta Roslin raccrocha. Elle était restée debout pendant toute la conversation. Maintenant, il fallait qu’elle s’asseye. Son cœur battait à tout rompre.

Soudain, tout lui parut clair. Si celui qu’elle soupçonnait d’avoir perpétré les meurtres de Hesjövallen était revenu en demandant où la trouver avant de disparaître dans la nature avec le registre de l’hôtel et en laissant derrière lui le cadavre de son propriétaire, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : il était revenu pour la tuer. En montrant à Pékin la fameuse photo du Chinois prise par la caméra de surveillance de Sture Hermansson, elle n’imaginait pas les conséquences. Logiquement, le Chinois avait d’abord cru qu’elle vivait à Hudiksvall. Mais son erreur était à présent rectifiée. Hermansson lui avait donné la bonne adresse.

Un instant, elle s’abandonna au chaos. Son agression et la mort de Hong, son sac disparu puis retrouvé, les fouilles de sa chambre d’hôtel, tout se tenait. Et maintenant ?

Désespérée, elle composa le numéro de son mari, mais son portable n’était pas joignable. Elle maudit leur excursion en mer. Elle essaya le numéro d’une de ses filles – même résultat.

Elle appela Karin Wiman. Là non plus, pas de réponse. La panique lui coupait le souffle. Elle ne voyait aucune autre solution que la fuite. Il fallait qu'elle parte. Au moins jusqu’à ce qu’elle comprenne ce qui se passait, dans quoi elle avait été entraînée.

Une fois sa décision prise, elle agit comme elle en avait l’habitude dans les situations de stress : vite, sans hésiter. Elle appela Hans Mattsson, qui lui répondit, alors qu’il était en réunion.

– Je ne vais pas bien, dit-elle. Ce n’est pas la tension. J’ai juste un peu de fièvre. Peut-être un virus. Je me mets quelques jours en congé maladie.

– Vous avez mené le procès des Vietnamiens au pas de charge, ça ne m’étonne pas. Je viens de finir une lettre au ministère de la Justice : le travail des juges suédois va bientôt devenir impossible. Avec tous ces juges surmenés, c’est l’Etat de droit lui-même qui est menacé.

– Ce sera juste l’affaire de quelques jours. Je n’ai pas d’audience avant la semaine prochaine.

– Soignez-vous ! Et lisez le journal local : « La juge Roslin a, comme d’habitude, mené le procès de main de maître, sans tolérer le moindre débordement dans la salle. Du grand art ! » Nous n’allons pas cracher sur ce concert de louanges.

Birgitta Roslin monta préparer une petite valise. Glissés entre les pages d’un vieux manuel de droit, il lui restait quelques livres sterling d’un précédent voyage. Elle était convaincue que l’homme qui avait tué Sture Hermansson était déjà en route vers le sud.

Puis elle réalisa qu’elle avait oublié la caméra de surveillance de l’hôtel. Elle composa le numéro de l’hôtel Eden. Cette fois-ci, c’est un homme secoué par des quintes de toux qui lui répondit. Birgitta Roslin ne prit même pas la peine de se présenter :

– Il y a une caméra de surveillance à l’hôtel. Sture Hermansson avait l’habitude de filmer ses clients. Il est faux que l’hôtel était vide cette nuit. Il y avait un client.

– Qui est à l’appareil ?

– Vous êtes de la police ?

– Oui.

– Vous avez bien entendu. Qui je suis n’a pas d’importance.

Birgitta Roslin raccrocha. Il était huit heures et demie. Elle quitta son domicile en taxi, demanda à être conduite à la gare, où elle sauta dans un train pour Copenhague juste après neuf heures. La panique s’était transformée en système de défense. Elle était certaine que le danger n’était pas imaginaire. Au moment même où elle avait montré à Pékin la photo de ce Chinois qui avait résidé à l’hôtel Eden, elle avait mis le doigt dans l’engrenage. La mort de Hong était un signal d’alarme irréversible. Il ne lui restait qu’un recours : Ho.

A l’aéroport de Kastrup, elle vit qu’un avion pour Heathrow était annoncé deux heures plus tard. Elle alla acheter un billet avec retour ouvert. Après s’être enregistrée, elle s’assit devant une tasse de café et appela de nouveau Karin Wiman. Mais elle raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Que lui aurait-elle dit ? Karin n’aurait pas compris, malgré tout ce que Birgitta lui avait raconté lors de leur dernière rencontre, quelques jours plus tôt. Karin était incapable d’imaginer ce qui était en train d’arriver dans la vie de Birgitta Roslin. Elle n’y parvenait pas elle-même.

Un invraisemblable concours de circonstances l’avait acculée à cette situation sans issue.

Elle arriva à Londres avec une heure de retard. L’aéroport était plongé dans le chaos. Peu à peu, elle comprit qu’une alerte à la bombe avait été lancée après la découverte d’une valise abandonnée. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’elle parvint à gagner le centre de Londres. Elle s’installa dans un hôtel assez modeste, situé dans une rue perpendiculaire à Tottenham Court Road. Après avoir colmaté avec un T-shirt le courant d’air de la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur une triste arrière-cour, elle s’affala sur le lit, épuisée. Elle s’était assoupie quelques minutes dans l’avion, avant d’être réveillée par des cris d’enfants qui avaient continué jusqu’à ce que l’avion se pose à Heathrow. La trop jeune mère avait fini par craquer et fondre elle-même en larmes, complètement dépassée par les hurlements de sa progéniture.

Elle se réveilla en sursaut après avoir dormi trois heures. La nuit tombait. Elle avait prévu d’aller le jour même trouver Ho à son adresse dans Chinatown, mais elle décida d’attendre jusqu’au lendemain. Elle fit à pied le court trajet jusqu’à Piccadilly Circus et entra dans un restaurant. Soudain, un groupe de touristes chinois fit irruption. Elle fut prise de panique en les voyant, puis parvint peu à peu à retrouver son calme. Après dîner, elle regagna son hôtel, où elle s’installa au bar avec un thé. En allant chercher sa clé, elle vit que le gardien de nuit de l’hôtel était chinois. Elle se demanda si c’était récent de trouver ainsi des Chinois partout en Europe, ou si elle ne l’avait juste pas remarqué jusqu’alors.

Elle récapitula la situation, le retour du Chinois à l’hôtel Eden et la mort de Sture Hermansson. Elle était tentée de téléphoner à Vivi Sundberg, mais s’abstint. Le registre disparu, une éventuelle image enregistrée par le système de surveillance bricolé n’y changeraient rien : pour la police, ce meurtre était un accident. Elle composa par contre le numéro de l’hôtel. Pas de réponse. Même pas de répondeur pour annoncer la fermeture de l’établissement. Sans doute définitive.

Incapable de se libérer de la peur panique qui l’habitait, elle barricada sa porte avec une chaise et vérifia soigneusement les poignées des fenêtres. Elle se coucha, zappa un moment d’une chaîne à l’autre, mais remarqua bien vite qu’aux images qui défilaient sous ses yeux se superposaient celles d’un voilier cinglant au large de Madère.

Elle se réveilla en pleine nuit, la télévision toujours allumée. C’était un vieux film en noir et blanc, avec James Cagney en gangster. Elle éteignit la lampe qui l’éblouissait et tenta de se rendormir, en vain : elle resta éveillée le reste de la nuit.

Au matin, il tombait du crachin. Elle but un rapide café et sortit après avoir emprunté un parapluie à la réception, où officiait à présent une jeune femme asiatique, probablement philippine ou thaïlandaise. Elle gagna Leicester Square et s’enfonça dans Chinatown. La plupart des restaurants étaient encore fermés. Hans Mattsson, en gourmet curieux et averti, lui avait un jour déclaré que la meilleure façon de repérer d’authentiques restaurants, qu’ils soient chinois, iraniens ou italiens, était de voir lesquels étaient ouverts dès le matin : alors ils ne servaient pas que les touristes, et étaient dignes d’intérêt. Elle en remarqua deux ou trois ouverts, tout en continuant à chercher l’adresse de Ho. Il y avait bien un restaurant au rez-de-chaussée. Fermé. C’était un immeuble de briques rouge sombre, bordé de deux ruelles sans nom. Elle décida de sonner directement à la porte qui conduisait aux appartements.

Quelque chose pourtant la fit hésiter et retenir son doigt. Elle traversa la rue et s’installa en face dans un café ouvert, devant une tasse de thé. Que savait-elle de Ho, finalement ? Et de Hong ? Hong avait débarqué à sa table de restaurant.

Qui l’avait envoyée, en réalité ? Était-ce Hong qui les avait fait suivre par une armoire à glace, Karin et elle, lors de leur excursion à la Grande Muraille ? Une chose était sûre : Hong et Ho étaient bien renseignées sur son compte. Et tout ça à cause d’une photo. Dans ce contexte, le vol de son sac à main n’apparaissait plus comme un accident, mais semblait coordonné à tout le reste. Quand elle cherchait à y voir clair, elle avait l’impression de s’enfoncer encore plus profondément dans un labyrinthe.

Avait-elle vu juste ? Que Hong avait croisé son chemin pour l’éloigner de l’hôtel ? Peut-être n’était-elle même pas morte dans un accident de voiture. Qu’est-ce qui prouvait que Hong, au même titre que cet homme qui se faisait appeler Wang Min Hao, n’était pas elle aussi impliquée dans les événements de Hesjövallen ? Ho était-elle venue à Helsingborg pour la même raison ? Ne pouvait-elle pas être au courant de l’arrivée d’un Chinois s’apprêtant à refaire surface à l’hôtel Eden ? Et si ses aimables anges gardiens n’étaient que des anges déchus qui la distrayaient pour lui ôter toute possibilité de se défendre ?

Birgitta Roslin essaya de récapituler tout ce qu’elle avait dit à Hong au cours de leurs conversations. Beaucoup trop de choses, elle s’en rendait compte à présent. Quelle imprudence ! Hong lui avait bel et bien tiré les vers du nez. Une remarque innocente, au passage, sur l’allusion au massacre de Hesjövallen dans les médias chinois ? Était-ce vraisemblable ? Non, Hong l’avait poussée sur la glace pour la voir se débattre, puis l’avait aidée à quitter le pays quand elle avait estimé en avoir appris suffisamment.

Pourquoi Ho avait-elle passé une journée entière dans sa salle d’audience ? Elle ne comprenait pas le suédois. Ou peut-être que si ? Et puis tout à coup, elle avait été pressée de rentrer à Londres. Et si Ho n’était restée que pour s’assurer qu’elle ne quittait pas le tribunal ? Peut-être Ho avait-elle un complice qui avait fouillé sa maison de fond en comble pendant le procès ?

Là, j’aurais plus que tout besoin de quelqu’un à qui parler. Pas Karin Wiman, elle ne comprendrait pas. Staffan, ou mes enfants. Mais ils sont sur un voilier, injoignables.

Birgitta Roslin s’apprêtait à quitter le café quand elle vit s’ouvrir la porte de l’autre côté de la rue. Ho en sortit, et se dirigea vers Leicester Square. Birgitta Roslin crut remarquer qu’elle était sur ses gardes. Elle hésita, puis lui emboîta le pas. Une fois sur la place, Ho entra dans le petit parc puis obliqua vers le Strand. Birgitta Roslin s’attendait à ce que d’un moment à l’autre elle se retourne pour voir si on ne la suivait pas. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit, juste avant d’arriver à la hauteur de l’ambassade du Zimbabwe. Birgitta Roslin parvint à se dissimuler derrière son parapluie. Puis elle faillit la perdre, avant de repérer de nouveau son ciré jaune. Quelques pâtés de maisons avant l’hôtel Savoy, Ho poussa la lourde porte d’un immeuble de bureaux. Birgitta Roslin attendit quelques minutes avant de s’approcher et de voir inscrit sur une plaque de cuivre parfaitement astiquée qu’il s’agissait de la chambre de commerce sino-britannique.

Elle revint sur ses pas et choisit un café sur Regent Street, juste à côté de Piccadilly Circus. De là, elle composa un des numéros de la carte de visite de Ho. Un répondeur téléphonique invitait à laisser un message. Elle raccrocha, se prépara à parler puis refit le même numéro.

– J’ai fait comme vous m’avez dit. Je suis venue à Londres, car je pense être poursuivie. Je suis actuellement au Simon’s, un café sur Regent Street, près de Piccadilly, à côté de chez Rawson. Il est dix heures, je vais rester une heure. Si je n’ai pas de vos nouvelles d’ici là, je vous rappellerai dans le courant de la journée.

Ho arriva quarante minutes plus tard. Son ciré jaune vif tranchait dans la foule des imperméables sombres. Birgitta Roslin eut l’impression que cela aussi avait une signification particulière.

– Que s’est-il passé ?

Une serveuse vint prendre commande du thé de Ho avant qu’elle ne lui réponde. Birgitta Roslin lui raconta en détail : le Chinois de retour à Hudiksvall, le même qu’avant, le propriétaire de l’hôtel tué.

– C’est sûr ?

– Je ne suis pas venue à Londres pour raconter des histoires. C’est arrivé et j’ai peur. Cet homme a demandé après moi. On lui a donné mon adresse. Maintenant me voici. Je suis les instructions de Ma Li, ou plutôt de Hong. J’ai peur, mais je suis aussi en colère, car je vous soupçonne de ne pas dire la vérité, vous et Hong.

– Pourquoi mentirais-je ? Vous avez fait un long voyage jusqu’à Londres. N’oubliez pas que j’ai fait le même en sens inverse pour venir vous trouver.

– On ne me met pas au courant de tout. On ne me donne aucune explication, alors que je suis convaincue qu’il y en a.

Ho demeura impassible. Ce ciré trop voyant tracassait Birgitta Roslin.

– Vous avez raison, dit Ho. Mais croyez-vous que Hong ou Ma Li en savaient davantage ?

– Ce n’était pas encore bien clair au moment de votre visite, dit Birgitta Roslin. Mais, à présent, ça l’est. Hong craignait pour ma vie. C’est ce qu'elle a dit à Ma Li. Puis le message vous a été transmis : trois femmes l’une derrière l’autre pour en prévenir une quatrième d’une grave menace. Pas n’importe laquelle : la mort. Rien de moins. Sans le comprendre, je me suis exposée à un danger dont je mesure seulement maintenant l’étendue. Je me trompe ?

– C’est bien la raison pour laquelle je suis venue.

Birgitta Roslin se pencha au-dessus de la table et saisit la main de Ho.

– Alors aidez-moi à comprendre. Répondez à mes questions.

– Si j’en suis capable.

– Vous l’êtes. Vous n’aviez personne avec vous à Helsingborg ? Il n’y a pas quelqu’un en ce moment en train de nous surveiller ? Vous auriez très bien eu le temps d’appeler quelqu’un avant de venir ici.

– Pourquoi aurais-je fait ça ?

– Ce n’est pas une réponse, c’est une nouvelle question. Je veux des réponses.

– Personne ne m’accompagnait à Helsingborg.

– Pourquoi avoir passé une journée entière dans ma salle d’audience ? Vous ne compreniez pas un traître mot.

– Non.

Birgitta Roslin passa au suédois. Ho fronça les sourcils et secoua la tête.

– Je ne comprends pas…

– C’est bien sûr ? Et si en fait vous compreniez très bien ma langue ?

– Dans ce cas, je vous aurais parlé en suédois, non ?

– Vous trouvez peut-être un avantage à faire semblant de ne pas comprendre. Je me demande même si vous ne portez pas ce ciré jaune exprès pour être plus facile à repérer.

– Et pourquoi ?

– Je ne sais pas. En ce moment précis, je ne sais plus rien. Le plus important, c’est que Hong voulait me faire prévenir. Mais pourquoi devrais-je chercher de l’aide auprès de vous ? Et que pouvez-vous faire pour moi ?

– Permettez-moi de commencer par le dernier point, dit Ho. Chinatown est un monde à part. Bien que des milliers de touristes et d’Anglais passent dans nos rues, Gerrard Street, Lisle Street, Wardour Street et les autres rues et ruelles du quartier, nous ne leur montrons qu’une façade. Derrière ce Chinatown de carte postale, il y a mon Chinatown. Même si la plupart de ses habitants sont des Chinois naturalisés Anglais, nous nous y sentons fondamentalement chez nous. Je peux vous aider en vous faisant entrer dans mon Chinatown.

– De quoi dois-je avoir peur ?

– Ma Li n’a pas été particulièrement claire dans sa lettre Mais n’oubliez pas que Ma Li elle-même avait peur. Elle ne l’a pas écrit, mais je l’ai remarqué.

– Tout le monde a peur. Avez-vous peur ?

Le téléphone de Ho sonna. Elle regarda l’écran et se leva.

– Où logez-vous ? demanda-t-elle. Quel hôtel ? Il faut que je retourne travailler.

– Le Sanderson.

– Je vois où c’est. Quelle chambre ?

– Cent trente-cinq.

– Pouvons-nous nous y retrouver demain matin ?

– Pourquoi attendre si longtemps ?

– Je ne peux pas m'absenter de mon travail avant. Ce soir, j’ai une réunion que je ne peux pas manquer.

– C’est bien vrai ?

Ho prit la main de Birgitta Roslin.

– Oui. Une délégation chinoise vient parler affaires avec un certain nombre de grosses entreprises britanniques. Si je n’y vais pas, on me vire.

– Je n’ai personne d’autre que vous vers qui me tourner.

– Appelez-moi demain matin. J’essaierai de me libérer.

Ho disparut sous la pluie avec son ciré jaune flottant au vent. Birgitta Roslin resta longtemps assise, envahie par une profonde lassitude. Puis elle regagna son hôtel, qui n’était pas bien sûr le Sanderson. Elle ne faisait toujours pas confiance à Ho, ni à personne arborant le moindre sourire asiatique.

Le soir venu, elle dîna au restaurant de l’hôtel. Après, comme la pluie avait cessé, Birgitta Roslin décida d’aller faire un tour jusqu’à ce fameux banc où elle s’était assise avec Staffan, avant qu’on ne ferme les grilles du parc pour la nuit.

Elle regarda les gens aller et venir, un jeune couple qui resta un moment enlacé sur son banc, suivi d’un vieil homme lisant le journal de la veille qu’il avait ramassé dans une poubelle.

Elle essaya encore de joindre Staffan, au large de Madère, même si elle savait que ce n’était pas la peine.

Elle vit le flot des visiteurs du parc se tarir, puis finit par se lever pour regagner son hôtel.

Alors, elle le vit. Il déboucha d’une des allées de traverse, juste derrière son banc. Il était vêtu de noir, il ne pouvait s’agir que de l’homme de la photo. Il arriva droit sur elle avec quelque chose de brillant à la main.

Elle hurla en reculant. Il s’approcha encore, tandis qu’elle tombait à la renverse en se cognant la tête contre le bord métallique d’un banc.

La dernière chose qu’elle vit fut son visage, comme si elle le photographiait une deuxième fois d’un coup d’œil.

Ce fut tout. Elle s’abîma ensuite dans de silencieuses ténèbres.