14

San fît un rêve : sous les rails noirs, les traverses étaient des côtes humaines, les siennes peut-être. Il sentait sa cage thoracique s’affaisser : impossible de remplir d’air ses poumons. Il essaya de se libérer de ce poids qui l’oppressait, en vain.

San ouvrit les yeux. Dans son sommeil, Guo Si s’était couché sur lui pour se réchauffer. San le poussa doucement et le borda sous la couverture. Il se redressa, massa ses membres engourdis et rajouta du bois dans le feu qui faiblissait entre quelques pierres ramassées à la hâte.

Il tendit ses mains vers les flammes. Ils étaient en fuite depuis trois nuits. Ils craignaient leurs contremaîtres, Wang et J.A. San n’avait pas oublié les paroles de Wang sur le sort réservé aux fuyards. Ils seraient condamnés à travailler dans la montagne si longtemps qu’il y avait peu de chances qu’ils en réchappent.

Pour le moment, personne ne semblait les poursuivre. Les contremaîtres devaient les croire trop stupides pour s’être enfuis à cheval. Des bandits en volaient parfois. Dans le meilleur des cas, ils en étaient encore à les chercher dans les environs du chantier.

Mais ils avaient à présent un gros problème. La veille, un de leurs chevaux s’était effondré. C’était celui que montait San, un petit poney indien qui semblait aussi solide que le cheval tacheté auquel s’agrippait Guo Si. Soudain, il avait trébuché et était tombé à la renverse. Mort avant de toucher terre. San ne connaissait rien aux chevaux : il avait juste supposé que son cœur s’était arrêté de battre, comme cela arrive aussi aux hommes.

Ils avaient abandonné la bête, après lui avoir prélevé un gros morceau de viande dans le dos. Pour semer d’éventuels poursuivants, ils avaient obliqué vers le sud. Sur plusieurs centaines de mètres, San avait suivi Guo Si en balayant leurs traces avec des branchages.

Le soir venu, ils avaient cuit la viande et mangé tout ce qu’ils pouvaient avaler. Avec ce qui restait, San avait calculé qu’ils tiendraient trois jours.

San ignorait où ils étaient, combien de temps les séparait de la mer, du port avec ses nombreux bateaux. Jusqu’à présent, ils avaient pu mettre une bonne distance entre eux et la montagne. Mais avec un seul cheval, incapable de les porter tous les deux, les étapes allaient se réduire comme une peau de chagrin.

San se serra contre Guo Si pour se réchauffer. Dans l’obscurité leur parvenaient des aboiements solitaires, peut-être des renards ou des chiens sauvages.

Il fut réveillé par une explosion qui manqua lui faire éclater la tête. En ouvrant les yeux, l’oreille gauche endolorie, il se trouva nez à nez avec celui que, pendant toute leur fuite, il avait redouté de revoir un jour. Il faisait encore noir, même si on apercevait au loin les premières lueurs de l’aube derrière la Sierra Nevada. J.A. était campé devant lui, le canon de son fusil fumait. Il avait tiré tout près de l’oreille de San.

J.A. n’était pas seul. Avec lui, Brown et des Indiens qui tenaient en laisse des chiens de piste. J.A. passa son fusil à Brown et dégaina son revolver. Il le pointa sur la tête de San. Puis déplaça le canon et tira tout près de son oreille droite. En se levant, San vit que J.A. criait quelque chose, mais impossible d’entendre. Un violent roulement de tonnerre lui emplissait la tête. J.A. dirigea alors son arme vers la tête de Guo Si et lui tira un coup près de chaque oreille. San vit que son frère pleurait de douleur.

Finie, la fuite. Après leur avoir attaché les mains dans le dos, Brown leur passa une corde au cou. Alors commença le retour vers l’est. San savait qu’ils écoperaient désormais des tâches les plus dangereuses, à moins que Wang ne décide de les pendre. Ils n’avaient de pitié à attendre de personne. Les fuyards qui s’étaient fait prendre étaient au plus bas de l’échelle sur le chantier. Ils avaient perdu leurs derniers restes de dignité. Ils n’avaient plus qu’à se tuer au travail.

Au bivouac, le premier soir, San et Guo Si étaient sourds. Le tonnerre grondait dans leur tête. San chercha le regard de son frère pour lui remonter le moral. Mais les yeux de Guo Si étaient morts. San comprit qu’il lui faudrait lutter de toutes ses forces pour le maintenir en vie. Il ne se pardonnerait jamais de le laisser mourir. Il se sentait toujours coupable de la mort de Wu.

Le lendemain de leur retour au chantier, J.A. présenta les fugitifs aux autres travailleurs. Corde au cou, mains liées dans le dos. San chercha Wang des yeux, sans parvenir à le trouver. Comme ils n’entendaient toujours rien, ils ne pouvaient qu’imaginer ce que disait J.A., juché sur son cheval. Son discours terminé, il mit pied à terre et devant toute l’assemblée leur asséna à chacun un coup de poing en pleine figure. San tomba à la renverse. Un bref instant, il crut qu’il ne pourrait jamais plus se relever.

Il finit pourtant par se remettre debout. Une fois encore.

Après cette tentative d’évasion, les choses se passèrent comme San l’avait deviné. Chaque fois qu’on utilisait de la nitroglycérine pour fendre la montagne récalcitrante, c’étaient San et Guo Si qu’on hissait dans les Nacelles de la Mort, comme les appelaient les Chinois. Après un mois, aucun des deux frères n’avait tout à fait recouvré l’audition. San commençait à croire qu’il était condamné à passer le restant de ses jours avec ce grondement sourd dans le crâne. Il fallait hausser la voix pour lui parler.

Le long été chaud et sec était arrivé. Chaque matin, ils prenaient leurs pics, ou préparaient les nacelles qui les hisseraient avec l’explosif mortel. Au prix d’infinis efforts, ils pénétraient au cœur de la montagne, creusaient ce corps de pierre qui ne cédait pas un millimètre sans résistance. Chaque matin, San se demandait comment il allait supporter ça un jour de plus.

San haïssait J.A. Et cette haine augmentait chaque jour. Le pire n’était pas sa brutalité, ou le fait d’être contraint à grimper dans ces dangereuses nacelles. Ce qui avait suscité la haine de San avait été de se voir exhibé devant les autres comme un animal.

– Je tuerai cet homme, dit San à Guo Si. Je ne quitterai pas cette montagne avant de l’avoir tué. Je le tuerai, lui et tous ses semblables.

– Alors nous mourrons aussi, dit Guo Si. On nous pendra. Tuer un Blanc, c’est se passer la corde au cou.

– Je tuerai cet homme le moment venu. Pas avant.

La canicule semblait empirer chaque jour. Ils travaillaient de l’aube au crépuscule sous un soleil de plomb. La durée du travail augmentait à mesure que les jours s’allongeaient. Des ouvriers étaient frappés d’insolation, d’autres mouraient d’épuisement. Mais il semblait toujours y avoir de nouveaux Chinois pour prendre la place des morts.

Ils arrivaient par colonnes ininterrompues de chariots. On les assaillait de questions : d’où venaient-ils, à bord de quel bateau avaient-ils effectué la traversée ? Rien ne pouvait étancher la soif de nouvelles de Chine. Une nuit, San fut réveillé en sursaut par un cri de joie suivi d’un flot de paroles. Au-dehors de la tente, il vit un homme qui sautait au cou d’un autre : il avait retrouvé un cousin.

C’est donc possible, pensa San. Des familles peuvent être réunies.

San pensa tristement à Wu, qui jamais ne descendrait d’un chariot pour se jeter dans leurs bras.

Ils finirent par entendre de nouveau normalement. San et Guo Si conversaient chaque soir comme si le temps leur était compté.

Pendant ces mois d’été, J.A. eut des fièvres et ne se montra pas. Un matin, Brown vint leur dire qu’en l’absence du contremaître, les deux frères ne seraient plus les seuls à grimper dans les Nacelles de la Mort. Sans leur donner d’explications. Peut-être parce que le contremaître traitait Brown avec le même mépris que les Chinois. San entreprit prudemment de se rapprocher de Brown. Il veillait à ne pas avoir l’air de chercher des avantages personnels. Cela aurait risqué de monter les autres contre lui. Les pauvres, soumis aux mauvais traitements, ne se faisaient pas de cadeaux : chacun pensait avant tout à sauver sa peau. Dans cette montagne, il n’y avait pas de justice, mais une souffrance que chacun cherchait autant que possible à atténuer.

San s’étonnait de constater sa ressemblance avec ces hommes à la peau cuivrée, aux longs cheveux qu’ils ornaient parfois de plumes. Malgré l’océan qui les séparait, ils auraient pu être frères. Ils avaient les mêmes traits, les mêmes yeux bridés. Mais que pensaient-ils ?

Un soir, il interrogea Brown, qui connaissait quelques mots de chinois.

– Les Indiens nous haïssent, dit Brown. Autant que vous nous haïssez. C’est la seule ressemblance que je vois.

– Pourtant, ils nous surveillent.

– Nous les nourrissons. Nous leur donnons des fusils. Nous les maintenons un cran au-dessus de vous. Ils s’imaginent avoir un pouvoir mais, au fond, ce sont des esclaves comme tous les autres.

– Tous ?

Brown haussa les épaules. Sa dernière question resta sans réponse.

Ils étaient assis dans le noir. De temps en temps, leurs pipes rougeoyaient en éclairant leurs visages. Brown avait offert à San une de ses vieilles pipes, avec du tabac. San restait sur ses gardes. Il ne savait toujours pas ce que Brown attendait en échange. Peut-être juste un peu de compagnie, briser la grande solitude du désert, maintenant qu’il n’avait même plus le contremaître avec qui parler.

San finit par oser parler de J.A.

Qui était cet homme qui les avait pistés sans relâche, avant de les rendre sourds à coups de fusil ? Qui était cet homme qui prenait plaisir à faire souffrir autrui ?

– On m’a dit ce qu’on m’a dit, dit Brown en mordant sa pipe. Vrai ou faux, je n’en sais rien. Il a débarqué un jour à San Francisco chez les huiles qui investissent dans ce chemin de fer. Embauché comme gardien. Pour faire la chasse aux fuyards, il a eu la bonne idée d’utiliser des Indiens et des chiens. C’est comme ça qu’il est devenu contremaître – mais parfois, il se joint à la battue. On raconte que personne ne lui a jamais échappé, à part ceux qui sont morts dans le désert. Et eux, il leur coupe les mains et les scalpe, comme font les Indiens, pour montrer qu’il les a bien retrouvés. Beaucoup croient qu’il a des dons surnaturels. Les Indiens pensent qu’il voit dans le noir. Ils l’appellent « Longue-barbe-qui-voit-la-nuit ».

San rumina un moment ce que Brown avait dit.

– Il ne parle pas comme vous. Un autre accent. D’où vient-il ?

– Je ne sais pas bien. De quelque part en Europe. Tout au nord, à ce qu’on dit. La Suède ? Mais je n’en suis pas sûr.

– Il n’en parle jamais ?

– Jamais. Cette histoire de pays tout au nord, c’est peut-être une légende.

– C’est un Anglais ?

Brown fit non de la tête.

– Cet homme vient de l’enfer. Et un jour il devra y retourner.

San aurait voulu poser d’autres questions, mais Brown se mit à grogner.

– Suffit, avec lui. Il va bientôt revenir. Sa fièvre est en train de baisser et ses coliques se sont calmées. Quand il sera là, je ne pourrai plus rien faire pour vous dispenser de danser avec la mort dans les nacelles.

Quelques jours plus tard, J.A. revint. Il était plus pâle et plus maigre, mais aussi plus brutal. Dès le premier jour, il assomma deux des Chinois qui travaillaient avec San et Guo Si pour la seule raison qu’ils ne l’avaient pas salué assez poliment quand il était passé à cheval devant eux. Il n’était pas satisfait de l’avancée des travaux pendant sa maladie. Brown en prit pour son grade. J.A. hurla que, désormais, il allait falloir se retrousser les manches. Ceux qui ne suivraient pas ses instructions seraient chassés dans le désert sans eau ni nourriture.

J.A. renvoya les deux frères dans les nacelles. Ils ne pouvaient plus compter sur le soutien de Brown. Dès le retour du contremaître, il s’était aplati comme un chien qui craint les coups.

Ils reprirent le corps à corps avec la montagne : faire exploser la roche, l’attaquer à coups de pic, déblayer puis préparer le talus de sable tassé où on poserait les rails. Au prix d’efforts infinis, ils triomphaient de la montagne, mètre par mètre. Au loin, ils apercevaient la fumée de la locomotive qui livrait sa cargaison de rails, de traverses et d’hommes. Ils seraient bientôt venus à bout de la montagne. San disait à son frère Guo Si que c’était comme sentir dans son dos l’haleine d’un fauve prêt à vous dévorer. Jamais pourtant les deux frères ne se demandaient à voix haute combien de temps ils tiendraient encore dans les Nacelles de la Mort. La mort accourt quand on parle d’elle. En se taisant, ils la maintenaient à distance.

L’automne arriva. Les locomotives se rapprochaient, J.A. se saoulait de plus en plus souvent. Alors, il frappait tous ceux qu’il trouvait sur son chemin. Parfois il s’endormait à cheval, avachi sur la crinière. Même alors, il continuait à terroriser tout le monde.

La nuit, San rêvait que la montagne repoussait. Au matin, à leur réveil, lui et ses compagnons allaient se retrouver devant la falaise intacte, où tout avait commencé. Pourtant, ils gagnaient lentement la partie. Au pic, à la nitroglycérine, ils se frayaient un passage vers l’est, avec dans leur dos le contremaître enragé.

Un matin, les frères virent un vieux Chinois grimper très tranquillement au sommet d’un rocher en surplomb et se jeter dans le vide. San ne devait jamais oublier la dignité avec laquelle cet homme avait mis fin à ses jours.

La mort rôdait sans cesse. Un homme s’écrasa lui-même la tête avec un pic, un autre disparut dans le désert. Le contremaître envoya des Indiens et des chiens à ses trousses, mais en vain. Ils retrouvaient la trace des fuyards, pas de ceux qui partaient dans le désert pour y mourir.

Un jour, Brown rassembla tous ceux qui travaillaient dans le secteur baptisé Porte de l’Enfer. Il les fit mettre en rang. J.A. arriva, à jeun. Il avait changé de vêtements. Lui qui puait d’habitude la sueur et l’urine s’était lavé ce jour-là. Du haut de son cheval, il parla, sans crier.

– Nous avons de la visite, commença-t-il. Quelques-uns des messieurs qui financent ce chemin de fer viennent inspecter le chantier. Je compte sur vous pour mettre du cœur à l’ouvrage. Des chants et des cris joyeux, ce serait parfait. Si on vous interroge, répondez poliment que tout va bien. Le travail, la nourriture, les tentes, et même moi : la vie est belle, tout le monde est gentil. Celui qui dit autrement, dès que ces messieurs seront partis, ce sera sa fête, je vous le promets.

Quelques heures plus tard arrivèrent les visiteurs à bord d’un chariot couvert, escortés par un détachement de cavaliers armés et en uniforme. Ils étaient trois, vêtus de noir, avec des chapeaux haut de forme. Ils descendirent prudemment sur la roche inégale. Chacun était suivi d’un nègre, lui aussi en uniforme, qui brandissait un parapluie pour le protéger du soleil. San et Guo Si étaient dans leurs nacelles en train d’installer une charge explosive quand ils se pointèrent sur le chantier. Ils se mirent à l’abri avant que les deux frères n’allument les mèches et crient aux autres de redescendre les nacelles.

Après l’explosion, un des hommes en noir s’approcha de San pour lui parler. Un interprète l’accompagnait. San vit deux yeux bleus, un visage bienveillant. L’homme posa ses questions l’une après l’autre, sans jamais hausser la voix.

– Comment vous appelez-vous ? Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

– San. Un an.

– Votre travail est dangereux.

– Je fais ce qu’on me dit de faire.

L’homme hocha la tête. Il sortit alors de sa poche quelques pièces, qu’il lui donna.

– Partagez avec l’homme de l’autre nacelle.

– C’est mon frère Guo Si.

Un instant, l’homme sembla préoccupé.

– Votre frère ?

– Oui.

– Le même travail dangereux ?

– Oui.

Il hocha pensivement la tête et donna à San quelques autres pièces. Puis il tourna les talons et s’en alla. San songea que, pendant les quelques instants où l’homme en noir lui avait posé ses questions, il avait réellement existé. Et voilà qu’il était redevenu un Chinois anonyme.

Une fois le chariot reparti, J.A. descendit de cheval et exigea les pièces que San avait reçues.

– Retourne t’occuper de la montagne, fit-il en montrant les nacelles. Si tu n’avais pas essayé de fuir, je t’aurais peut-être laissé garder l’argent.

San sentit bouillonner en lui une haine presque incontrôlable. Peut-être finirait-il par devoir se faire sauter, lui et ce contremaître détesté ?

Ils continuèrent le travail. L’automne s’installait, les nuits étaient plus fraîches. Arriva alors ce que San avait tant redouté. Guo Si tomba malade. Il se réveilla un matin avec des douleurs aiguës au ventre. Il se précipita hors de la tente et réussit tout juste à baisser son pantalon avant de se vider.

Craignant la contagion, on le laissa seul sous la tente. Un vieux nègre, Hoss, lui rafraîchissait le front et essuyait la bouillie aqueuse qui sortait de son corps. Hoss avait passé tant de temps auprès des malades que rien ne semblait plus pouvoir lui arriver. Il n’avait plus qu’un bras après avoir failli être écrasé sous un rocher. Avec la main qui lui restait, il épongeait le front de Guo Si en attendant sa mort.

Le contremaître apparut dans l’ouverture de la tente. Il regarda avec dégoût l’homme couché dans ses excréments.

– Tu vas mourir, oui ou non ?

Guo Si essaya en vain de se redresser.

– J’ai besoin de cette tente, continua J.A. Pourquoi faut-il que les chinetoques mettent toujours aussi longtemps à mourir ?

Le soir même, Hoss rapporta à San les mots du contremaître. Ils étaient à l’extérieur de la tente où délirait Guo Si. Soudain, il poussa un cri d’angoisse : il voyait quelqu’un arriver du désert. Hoss essaya de le calmer. Il avait assisté à assez d’agonies pour savoir que ce genre de vision était le signe d’une mort prochaine. Père, Dieu, ami ou épouse : un personnage sorti du néant venait chercher le mourant.

Guo Si était en train de s’en aller. San attendait, désespéré.

Les jours diminuèrent. L’automne s’effaçait. Bientôt l’hiver.

Pourtant, comme par miracle, Guo Si guérit. Très lentement. Ni Hoss ni San ne voulaient y croire, mais, un matin, il se leva. La mort s’était retirée de son corps sans l’emporter.

A cet instant précis, San prit la résolution de rentrer un jour en Chine. Là-bas, malgré tout, ils étaient chez eux. Pas ici, au milieu du désert. Ils attendraient leur heure.

Contre les maladies et les accidents du travail, San ne pouvait rien. Pourtant, les années suivantes, il couva Guo Si : la mort l’avait épargné une fois, il y avait peu de chances que cela se reproduise.

À coups de pic et d’explosif, ils continuèrent à creuser tranchées et tunnels à travers la montagne. Ils virent des camarades déchiquetés par l’imprévisible nitroglycérine, d’autres se suicider ou être terrassés par les maladies qui suivaient la voie de chemin de fer. L’ombre de J.A. planait sans cesse, comme la main menaçante d’un géant. Un jour, il abattit un ouvrier qui l’avait contrarié. D’autres fois, il forçait les malades et les plus faibles à accomplir les tâches les plus dangereuses, juste pour en finir plus vite.

San se dérobait toujours à l’approche de J.A. La haine qu’il éprouvait à son égard lui donnait la force de tout supporter. San ne pardonnerait jamais à J.A. son mépris quand Guo Si luttait contre la mort.

Après deux ans environ, Wang interrompit ses visites. Un jour, San entendit dire qu’il avait été abattu au cours d’une partie de cartes par un homme qui l’avait accusé de tricher.

Le moment de leur libération arriva enfin. Depuis quelque temps, San s’évertuait à trouver un moyen de retourner à Canton. Il entendit parler d’un certain Samuel Acheson, qui devait prendre la tête d’un convoi vers l’est pour traverser le continent : il cherchait quelqu’un pour lui faire la cuisine et laver son linge, et promettait de le payer. Après avoir fait fortune en ramassant de l’or dans la rivière Yukon, il voulait rendre visite à son unique sœur, à New York.

Acheson accepta d’emmener San et Guo Si. Ils ne devaient pas le regretter. Samuel Acheson traitait bien les gens, quelle que soit leur couleur de peau.

Traverser le continent, avec ses plaines interminables et ses montagnes, prit plus de temps que San n’aurait imaginé. À deux reprises, Acheson tomba malade et resta plusieurs mois alité. Il n’avait pas l’air de souffrir de maux physiques : son humeur s’obscurcissait parfois au point qu’il se retirait sous sa tente, pour n’en ressortir qu’une fois passée sa dépression. Quand il lui apportait à manger, San le voyait étendu sur son lit de camp, le visage détourné du monde.

Chaque fois, pourtant, il guérit. La dépression le quittait et ils se remettaient en route. Ils auraient pu prendre le train, mais Acheson préférait l’inconfort des chars à bœufs.

Dans les plaines interminables, San se couchait souvent le soir pour contempler le ciel étoilé. Il cherchait son père, sa mère, Wu. En vain.

Ils arrivèrent à New York et, leur salaire en poche, se mirent à la recherche d’un bateau pour l’Angleterre. San savait que c’était le seul chemin possible : aucun bateau ne reliait directement Canton ou Shanghai depuis New York. Ils finirent par trouver une place sur le pont d’un bateau en partance pour Liverpool.

C’était en mars 1867. Le matin de leur départ, New York était plongé dans un épais brouillard. Des cornes de brume lugubres retentissaient dans la purée de pois. San et Guo Si se tenaient au bastingage.

– Nous rentrons à la maison, dit Guo Si.

– Oui, répondit San. Maintenant, nous rentrons à la maison.

Dans le baluchon où il gardait ses rares effets personnels, il avait toujours le pouce de Liu, emballé dans un chiffon de coton. Il avait bien l’intention d’accomplir ce dernier devoir.

Souvent, San rêvait de J.A. Même si Guo Si et lui avaient quitté la montagne, J.A. continuait à les hanter.

San savait qu’il ne les quitterait plus jamais. Jamais.