26
Birgitta Roslin pleurait. Karin Wiman se redressa et lui toucha doucement l’épaule pour la réveiller.
Birgitta dormait quand son amie était rentrée, très tard. Pour trouver le sommeil, elle avait pris un somnifère, ce qu’elle faisait rarement.
– Tu rêves, dit Karin. Un rêve triste, puisque tu pleures.
Birgitta ne se rappelait jamais ses rêves. C’était le blanc total.
– Quelle heure est-il ?
– Bientôt cinq heures. Je suis fatiguée, il faut que je dorme davantage. Pourquoi pleures-tu ?
– Je ne sais pas. J’ai dû rêver, mais je ne me souviens de rien.
Karin se recoucha. Elle se rendormit bientôt. Birgitta se leva et entrebâilla les rideaux. La circulation du matin s’était déjà mise en branle. Quelques drapeaux qui claquaient sur leurs hampes annonçaient une nouvelle journée de vent à Pékin.
La peur de l’agression refit surface. Elle décida de lui résister, réagissant comme lorsqu’elle avait reçu des lettres de menaces dans sa carrière de juge. Elle se remémora une fois encore les événements en s’efforçant de garder la tête froide. Elle en arriva à la conclusion embarrassante que son imagination débordante s’était une fois de plus surpassée. Elle voyait partout une conspiration, une chaîne d’événements qui n’existait pas dans la réalité. Elle avait été agressée, un vol à la tire. Pourquoi la police, qui faisait certainement tout son possible pour retrouver les coupables, serait-elle dans le coup ? A présent, au réveil, cela lui semblait tiré par les cheveux. Elle battait la campagne, c’était peut-être cela qui la faisait pleurer.
Elle alluma la lampe, en l’orientant pour qu’elle ne gêne pas Karin. Puis elle se mit à feuilleter le guide de Pékin qu’elle avait emporté. Elle cocha dans la marge ce qu’elle aimerait voir ces prochains jours. Avant tout, elle souhaitait visiter la Cité interdite, dont elle avait tant entendu parler et qui l’attirait depuis qu’elle s’intéressait à la Chine. Et aussi entrer dans un temple bouddhiste. Souvent, avec Staffan, ils s’étaient dit que seul le bouddhisme pourrait éventuellement les tenter si, d’aventure, ils venaient à ressentir le besoin d’une vie spirituelle plus intense. Staffan faisait remarquer que c’était la seule religion qui n’avait pas provoqué de guerre ou utilisé la violence pour se diffuser. Toutes les autres avaient utilisé la force. Pour Birgitta, l’important était que le bouddhisme ne reconnaissait que le dieu que chacun portait en lui. Comprendre la sagesse bouddhiste revenait à lentement éveiller la divinité en soi.
Elle se rendormit encore quelques heures et fut réveillée par Karin qui bâillait en s’étirant, nue au milieu de la chambre. Une ancienne Rebelle avec de beaux restes, se dit-elle.
– Quelle belle vue, dit Birgitta.
Karin sursauta, comme surprise en flagrant délit.
– Je pensais que tu dormais.
– Je viens de me réveiller. Sans pleurer.
– Tu avais rêvé ?
– Sûrement. Mais je ne me souviens de rien. Mon rêve s’est dérobé. J’étais sans doute adolescente avec un chagrin d’amour.
– Moi, je ne rêve jamais de ma jeunesse. Par contre, je m’imagine souvent vieille.
– Ça nous pend au nez.
– Pour le moment, avec ce colloque, je n’ai pas le temps d’y penser. J’espère que les communications seront intéressantes aujourd’hui.
Elle disparut dans la salle de bains et en ressortit tout habillée.
Birgitta ne lui avait encore rien dit de l’agression. Elle hésitait à lui en parler. Parmi tous les sentiments agrégés autour de l’événement, il y avait aussi une certaine gêne, comme si elle avait pu éviter ce qui était arrivé. D’ordinaire, elle était toujours sur ses gardes.
– Je rentrerai tard ce soir aussi, dit Karin. Mais demain, c’est terminé. A nous la belle vie.
– J’ai fait une liste. Au programme aujourd’hui : la Cité interdite.
– Mao y a habité. Lui aussi, il a fondé une dynastie. La dynastie communiste. Certains prétendent qu’il a consciemment cherché à imiter les anciens empereurs. En premier lieu, d’ailleurs, ce Qin dont nous parlons ces jours-ci. Mais je crois que ce sont des ragots. Des ragots politiques.
– Son esprit flotte toujours parmi nous, dit Birgitta. Allons, en avant, de l’ardeur au travail, des idées justes.
Karin s’en alla, gonflée à bloc. Plutôt que de l’envier, Birgitta sauta du lit, fit quelques étirements maladroits et se prépara à une journée à Pékin sans paranoïa. Elle passa la matinée dans le mystérieux labyrinthe de la Cité interdite. Au-dessus de la porte du milieu creusée dans le mur rose de la dernière enceinte, celle que jadis seul l’empereur pouvait franchir, pendait un grand portrait de Mao. Birgitta Roslin remarqua que tous les Chinois qui franchissaient les portes rouges touchaient leurs ferrures dorées. Elle supposa qu’il s’agissait d’une forme de superstition. Karin saurait peut-être lui en dire plus.
Elle s’avança sur les dalles usées de la cour intérieure. Elle se souvint d’avoir lu, quand elle militait chez les Rebelles, que la Cité interdite comptait 9 999,5 pièces. Puisque le Dieu du Ciel en possédait 10 000, le Fils du Ciel ne pouvait naturellement pas en avoir davantage.
Malgré le vent froid, les visiteurs étaient nombreux. La plupart étaient des Chinois qui se promenaient avec recueillement dans ces pièces où, durant des générations, leurs ancêtres ne pouvaient pas pénétrer. Quelle énorme révolution, songea Birgitta Roslin. Quand un peuple se libère, il a droit à ses propres rêves, il a accès aux pièces interdites d’où régnait l’oppression.
Un humain sur cinq est chinois. Si elle représentait la population de la planète, dans ma famille rassemblée il y aurait un Chinois. Nous étions bien préparés à cette idée, se dit-elle. Nos prophètes maoïstes, en particulier Moses, le plus versé dans la théorie politique, ne manquaient pas de nous le rappeler : aucun avenir ne pouvait être envisagé sans que la Chine participe à la discussion.
Au moment de quitter la Cité interdite, elle eut la surprise d’y voir un café d’une chaîne américaine très connue. L’enseigne détonnait sur le mur rose. Elle essaya de deviner la réaction des Chinois qui passaient devant. Quelques-uns s’arrêtaient en la montrant du doigt, certains y entraient même, tandis que le plus grand nombre passaient sans se soucier de ce que Birgitta Roslin considéra comme un horrible sacrilège. La Chine restait décidément une énigme. Mais il ne faut pas en rester là, se dit-elle. Même la présence d’un café américain peut être comprise par une analyse objective de la situation mondiale.
En rentrant à l’hôtel, elle rompit la promesse qu’elle s’était faite à elle-même le matin : elle regarda par-dessus son épaule. Mais personne, elle ne reconnut personne et personne ne sembla surpris qu’elle se retourne. Elle déjeuna dans un petit restaurant. Encore une fois, elle s’étonna de l’addition salée. Puis elle décida de chercher un quotidien en anglais et de prendre un café au bar de l’hôtel. Elle acheta un exemplaire du Guardian au kiosque à journaux et s’installa dans un coin du bar près d’une cheminée où un feu était allumé. Quelques touristes américains se levèrent bruyamment en lançant à la cantonade qu’ils partaient grimper sur la Grande Muraille. Elle les trouva tout de suite déplaisants.
Et elle, quand irait-elle ? Pouvait-on aller en Chine sans visiter ce monument – le seul visible depuis l’espace ?
Il faut que je voie la Grande Muraille, se dit-elle. Karin l’a sûrement déjà vue. Mais il faudra qu’elle m’accompagne le dernier jour avec son appareil photo. Nous ne pouvons pas rentrer sans une photo de nous sur la Grande Muraille.
Une femme s’arrêta soudain à sa hauteur. Elle avait environ son âge, les cheveux plaqués en arrière. Elle lui sourit. Il se dégageait d’elle une grande dignité. Elle s’adressa à Birgitta Roslin dans un anglais châtié :
– Madame Roslin ?
– C’est moi.
– Puis-je m’asseoir ? C’est important.
– Je vous en prie.
La femme était vêtue d’une robe bleu sombre sans doute très coûteuse.
Elle s’assit.
– Je m’appelle Hong Qiu, dit-elle. Je ne vous dérangerais pas s’il ne s’agissait d’une affaire pressante.
Elle fit un signe discret à un homme qui attendait en retrait. Il vint déposer sur la table le sac à main dérobé, comme s’il s’agissait d’un présent de prix, puis se retira.
Birgitta Roslin regarda Hong Qiu, interloquée.
– La police a retrouvé votre sac. Comme c’est pour nous une humiliation qu’il arrive un tel malheur à un de nos hôtes, on m’a demandé de venir en personne vous le restituer.
– Êtes-vous policière ?
Hong Qiu continua à sourire.
– Pas du tout. Mais nos autorités me demandent parfois de rendre certains services. Manque-t-il quelque chose ?
Birgitta Roslin ouvrit le sac. A part l’argent, tout était là. Y compris la boîte d’allumettes qu’elle avait cherchée.
– L’argent a disparu.
– Nous avons bon espoir d’arrêter les malfaiteurs. Ils seront sévèrement punis.
– Mais pas condamnés à la peine de mort ?
Une ombre presque imperceptible passa sur le visage de Hong Qiu. Birgitta s’en aperçut.
– Nos lois sont sévères. S’ils ont déjà commis des crimes, ils risquent peut-être la peine de mort. S’ils s’amendent, leur peine sera commuée en prison.
– Et s’ils ne changent pas ?
Elle se déroba :
– Nos lois sont claires et sans équivoque. Mais rien n’est sûr. Nous jugeons des individus. Des peines automatiques ne peuvent jamais être justes.
– Je suis moi-même juge. Selon mon opinion, c’est une conception extrêmement primitive du droit que d’appliquer la peine de mort, qui n’a que rarement, voire jamais, d’effet dissuasif.
Soudain, Birgitta Roslin détesta son ton arrogant. Hong Qiu l’écoutait d’un air grave. Elle ne souriait plus. Elle renvoya d’un mouvement sec de la tête une serveuse qui s’était approchée. Birgitta eut la nette impression qu’un schéma bien connu se répétait. Son interlocutrice ne réagissait pas au fait qu’elle soit juge. Elle le savait déjà.
Dans ce pays, ils savent tout sur moi, songea-t-elle. Cela la mettait hors d’elle. A moins qu’encore une fois elle ne se fasse des idées.
– Je vous suis bien entendu reconnaissante pour mon sac. Mais vous devez comprendre ma surprise : vous me le rapportez, vous n’êtes pas de la police, je ne sais pas qui vous êtes… A-t-on arrêté les voleurs, ou vous ai-je mal comprise ? Le sac était-il abandonné quelque part ?
– Personne n’a été arrêté, mais les soupçons s’orientent dans une certaine direction. Le sac a été retrouvé à proximité du lieu de l’agression.
Hong Qiu fit mine de se lever. Birgitta Roslin l’arrêta d’un geste.
– Expliquez-moi qui vous êtes. Une femme inconnue arrive comme une fleur avec mon sac à main…
– Je m’occupe de questions de sécurité. Comme je parle anglais et français, on me demande parfois d’intervenir dans certaines situations.
– La sécurité ? Donc vous êtes de la police malgré tout ?
Hong Qiu secoua la tête.
– La sécurité, ce n’est pas seulement la surveillance de surface dont se charge la police. Cela va plus profond, jusqu’aux racines d’une société. Je suis certaine qu’il en est de même dans votre pays.
– Qui vous a demandé de venir me rendre ce sac ?
– Un des responsables du bureau des objets trouvés de Pékin.
– Les objets trouvés ? Mais qui y a déposé le sac ?
– Je ne sais pas.
– Comment pouvait-il savoir que c’était le mien ? Il n’y avait pas de papiers d’identité dedans.
– Je suppose qu’ils ont reçu des informations de la part des autorités chargées de l’enquête.
– Il existe plus d’une unité pour enquêter sur un banal vol à la tire ?
– La coopération entre policiers de différents services est très courante.
– Pour retrouver un sac à main ?
– Pour trouver les auteurs d’une grave agression contre une de nos hôtes.
Elle noie le poisson, se dit Birgitta Roslin. Je n’en tirerai rien.
– Je suis juge, répéta Birgitta Roslin. Je reste encore quelques jours à Pékin. Comme vous semblez déjà tout savoir sur moi, inutile de vous dire que je suis venue ici avec une amie qui participe à un colloque international sur votre tout premier empereur.
– La connaissance de la dynastie Qin est essentielle pour comprendre mon pays. Par contre, vous vous trompez si vous croyez que je sais tout sur vous et le motif de votre séjour à Pékin.
– Comme vous avez été capable de retrouver mon sac à main, je voudrais vous demander conseil. Comment faire pour avoir accès à un tribunal chinois ? Peu importe le dossier, j’aimerais juste assister à une audience, suivre la procédure, et peut-être poser quelques questions.
Au grand étonnement de Birgitta, elle répondit du tac au tac :
– Je peux arranger ça pour demain. Je viendrai avec vous.
– Je ne voudrais pas vous déranger. Vous m’avez l’air très occupée.
– Je reste maîtresse de décider ce que je juge important ou non.
Hong Qiu se leva.
– Je vous recontacte plus tard dans l’après-midi pour convenir d’un rendez-vous.
Birgitta Roslin allait lui indiquer son numéro de chambre, mais se ravisa : elle le connaissait sûrement déjà.
Elle vit Hong Qiu traverser le bar vers la sortie. L’homme qui avait apporté le sac lui emboîta le pas, suivi d’un autre, puis ils disparurent de sa vue.
Elle regarda son sac et éclata de rire. Abracadabra, pensa-t-elle. Le sac disparaît, puis réapparaît. Entre les deux, mystère. J’ai du mal à faire la part des choses entre mes lubies et la réalité.
Hong Qiu téléphona une heure plus tard, alors que Birgitta venait de regagner sa chambre. Elle ne s’étonnait plus de rien. Des inconnus semblaient suivre ses moindres gestes et pouvoir dire à tout instant où elle était. Comme maintenant : elle entre dans la chambre, et le téléphone sonne.
– Neuf heures, demain matin.
– Où ?
– Je passe vous prendre. Nous irons visiter un tribunal dans un district périphérique. Je l’ai choisi parce que demain matin le juge est une femme.
– Merci beaucoup.
– Nous voulons tout faire pour vous faire oublier ce fâcheux incident.
– Vous avez déjà beaucoup fait. J’ai l’impression d’être entourée d’anges gardiens.
Après avoir raccroché, Birgitta Roslin vida son sac à main sur le lit. Elle avait toujours du mal à comprendre ce que les allumettes faisaient là, plutôt que dans sa valise. Elle ouvrit la boîte, à moitié pleine. Elle fronça les sourcils. Quelqu’un a fumé, se dit-elle. Cette boîte était pleine quand je l’ai mise dans la valise. Elle la vida sur le lit. Elle ne savait pas bien ce qu’elle pensait découvrir. C’est une boîte d’allumettes, rien de plus. Elle y remit les allumettes et la rangea dans sa valise. Ça commençait à bien faire ! Voilà qu’elle se faisait de nouveau des idées.
Elle passa le reste de la journée dans un temple bouddhiste, puis prit son temps pour dîner dans un restaurant proche de l’hôtel. Elle dormait quand Karin rentra sur la pointe des pieds. Elle se tourna, dos à la lumière.
Le lendemain, elles se levèrent en même temps. Karin l’informa avant de partir que le colloque se clôturait à quatorze heures. Après, elle était libre. Birgitta lui dit qu’elle allait visiter un tribunal, mais ne lui raconta toujours pas son agression.
Hong Qiu l’attendait à la réception, vêtue d’une fourrure blanche. En comparaison, Birgitta Roslin se sentit bien mal fagotée. Hong Qiu remarqua qu’elle était habillée chaudement.
– Il peut faire froid dans nos tribunaux.
– Comme dans vos théâtres ?
Hong Qiu sourit. Elle ne peut quand même pas savoir qu’avec Karin nous avons vu un opéra l’autre jour ? se demanda Birgitta.
– La Chine est toujours un pays très pauvre. Nous marchons vers l’avenir avec beaucoup d’humilité et de dur labeur.
Tout le monde n’est pas pauvre, pensa Birgitta avec aigreur. Je n’y connais rien, mais ça saute aux yeux : ta fourrure est une vraie et vaut une fortune.
Une voiture avec chauffeur attendait devant l’hôtel. Birgitta Roslin ressentit un vague malaise. Que savait-elle au fond de cette étrangère qu’elle suivait dans une voiture conduite par un inconnu ?
Elle se persuada qu’il n’y avait aucun danger. Pourquoi était-elle incapable d’apprécier simplement les égards qu’on avait pour elle ? Hong Qiu resta silencieuse dans son coin, les yeux mi-clos. Ils roulèrent très vite sur une très longue avenue. En quelques minutes, Birgitta Roslin fut complètement perdue.
La voiture s’arrêta devant un bâtiment bas en ciment dont l’entrée était gardée par deux policiers. Une inscription en caractères rouges surmontait la porte.
– Le nom de la juridiction, dit Hong Qiu, qui avait suivi son regard.
Quand elles montèrent les marches, les deux policiers se mirent au garde-à-vous. Hong Qiu ne broncha pas. Birgitta Roslin se demanda qui elle était, à la fin. Pas juste quelqu’un qu’on envoyait rapporter des objets volés à des étrangers.
Elles traversèrent un couloir sinistre qui menait à la salle d’audience proprement dite, une pièce froide aux murs lambrissés. Sur une haute estrade, d’un côté, deux hommes en uniforme. Entre eux, une place vide. Il n’y avait pas de public dans la salle. Hong Qiu s’approcha du premier rang, où deux coussins les attendaient. Tout est prêt, se dit Birgitta. La représentation peut commencer. Ou bien n’est-ce qu’une nouvelle marque d’attention ?
Elles s’étaient à peine installées que le prévenu fut introduit entre les deux gardes. Un homme d’âge moyen aux cheveux ras, vêtu d’un uniforme de prisonnier bleu sombre. Il gardait la tête baissée. Près de lui, un avocat. A une table vint s’asseoir un homme en civil, que Birgitta supposa être le procureur. Âgé, chauve, au visage sillonné de rides. Par une porte derrière l’estrade entra la juge. Elle avait la soixantaine, petite, corpulente. Assise, on aurait presque dit une enfant à table.
– Shu Fu a été le chef d’une bande de criminels spécialisés dans les vols de voitures, dit Hong Qiu à voix basse. Ses complices ont déjà été jugés. C’est le tour du meneur. Comme il est récidiviste, il va vraisemblablement écoper d’une peine très sévère. Jusqu’ici, la justice a été assez clémente avec lui. Comme il a trahi la confiance qui lui avait été faite en poursuivant ses agissements criminels, le tribunal doit le condamner plus durement.
– Mais pas à mort ?
– Non, naturellement.
Birgitta Roslin comprit que sa dernière question avait déplu à Hong Qiu. Sa réponse était cinglante, comme une fin de non-recevoir. Son sourire se fissure, pensa-t-elle. Est-ce que j’assiste à un vrai procès ou tout cela n’est-il qu’une mise en scène où le jugement est déjà arrêté ?
Les voix criardes résonnaient dans la salle. Le seul à se taire était l’accusé qui regardait obstinément ses pieds. Hong Qiu traduisait de temps en temps les débats. L’avocat ne faisait pas d’efforts particuliers pour défendre son client, ce qui arrivait aussi dans les tribunaux suédois, songea Birgitta Roslin. Le tout se résumait finalement à un dialogue entre le procureur et la juge.
Le procès s’acheva en moins d’une demi-heure.
– Il va être condamné à environ dix ans de travaux forcés, dit Hong Qiu.
– Mais je n’ai pas entendu la juge prononcer quoi que ce soit qui ressemble à une sentence.
Hong Qiu ne fit aucun commentaire. Quand la juge se leva, chacun l’imita. On emmena le condamné. Birgitta Roslin ne parvint pas à croiser son regard.
– Nous allons à présent rencontrer la juge, dit Hong Qiu. Elle vous invite à prendre le thé dans son bureau. Son nom est Min Ta. Quand elle ne travaille pas, elle s’occupe de ses deux petits-enfants.
– Quelle est sa réputation ?
Hong Qiu ne comprit pas la question.
– Tous les juges ont une certaine réputation, plus au moins vraie. Mais cette réputation n’est jamais complètement fausse. Moi, par exemple, je suis considérée comme une juge clémente mais très décidée.
– Min Ta applique la loi. Elle est fière d’être juge. Par là, elle est également une bonne représentante de notre pays.
Elles franchirent la porte basse derrière l’estrade et furent accueillies par Min Ta dans son bureau Spartiate et glacé. On servit du thé. Elles s’assirent. Min Ta prit immédiatement la parole avec la même voix criarde qu’à l’audience. Hong Qiu attendit qu’elle ait fini pour traduire.
– C’est pour elle un grand honneur de rencontrer une collègue suédoise. Elle a entendu beaucoup de bien du système judiciaire suédois. Elle a malheureusement une autre audience dans peu de temps, sinon elle aurait volontiers eu une conversation approfondie sur votre système légal.
– Remerciez-la de son accueil, dit Birgitta Roslin. Demandez-lui quelle sera à son avis la sentence. Vous aviez parlé de dix ans, c’est ça ?
– Je n’entre jamais en salle d’audience sans m’être soigneusement préparée, répondit Min Ta quand on lui eut traduit la question. C’est mon devoir de ne pas faire perdre de temps à la justice. Dans ce cas, il n’y a aucune hésitation. L’homme a reconnu les faits, c’est un récidiviste, il n’a aucune circonstance atténuante. Je pense lui donner entre sept et dix ans de prison, mais je dois encore bien peser mon jugement.
Birgitta Roslin n’eut pas l’occasion de l’interroger plus avant. Ce fut le tour de Min Ta de la bombarder de questions. Quant à Hong Qiu, Birgitta se demanda au passage ce qu’elle traduisait. Peut-être qu’elle et Min Ta parlaient de tout à fait autre chose ?
Au bout de vingt minutes, Min Ta se leva en expliquant qu’elle devait se rendre à la prochaine audience. Un homme entra dans la pièce avec un appareil photo. Min Ta posa aux côtés de Birgitta Roslin. Hong Qiu resta à l’écart, hors champ. Les deux juges se serrèrent la main et ressortirent dans le couloir. Quand Min Ta ouvrit la porte qui donnait derrière l’estrade, Birgitta Roslin vit que la salle était à présent pleine de monde.
Elles regagnèrent la voiture, qui s’éloigna à vive allure. Elle s’arrêta, non pas à l’hôtel, mais devant une maison de thé en forme de pagode, située sur une île, au milieu d’un lac artificiel.
– Il fait froid, dit Hong Qiu. Le thé réchauffe.
Elle la conduisit dans une pièce réservée où une serveuse attendait pour leur servir le thé. Tout semblait soigneusement préparé. De touriste lambda, Birgitta s’était métamorphosée en hôte de marque. Toujours sans savoir pourquoi.
Hong Qiu l’entreprit soudain sur le système judiciaire suédois. Elle donnait l’impression de s’être sérieusement documentée. Elle lui posa des questions sur les meurtres d’Olof Palme et d’Anna Lindh.
– Dans une société ouverte, on ne peut jamais complètement garantir la sécurité des individus. Toute forme de société a un prix. Depuis toujours la liberté et la sécurité se disputent le terrain.
– Rien ne pourra jamais empêcher un assassin vraiment décidé, dit Hong Qiu. Si même un président américain n’a pas pu être protégé…
Birgitta devina un sous-entendu, sans parvenir à bien le cerner.
– On n’entend pas souvent parler de la Suède, ici, continua Hong Qiu. Ces derniers temps, pourtant, nos journaux ont fait écho d’un terrible massacre de masse.
– Oui, je suis au courant. Même si je ne suis pas impliquée en tant que juge. On a arrêté un suspect. Mais il s’est suicidé. Ce qui en soi est déjà un scandale.
Comme Hong Qiu manifestait un intérêt poli, Birgitta Roslin lui fit un récit circonstancié des événements. Elle écouta attentivement, sans poser de questions, mais en lui demandant parfois de répéter.
– C’est un déséquilibré, conclut Birgitta. Qui a réussi à se suicider. Ou c’est l’œuvre d’un autre fou, que la police n’a pas encore réussi à arrêter. Ou alors complètement autre chose, l’exécution de sang-froid d’un plan brutal et motivé.
– Avec quel mobile ?
– La vengeance. La haine. Puisque rien n’a été volé, il doit s’agir de ça.
– Et à votre avis ?
– Dans quelle direction chercher ? Je n’en sais rien. Mais j’ai du mal à croire à la théorie du déséquilibré agissant seul.
Birgitta lui parla ensuite de ce qu’elle appelait la piste chinoise. Elle commença par le début, sa découverte d’un lien de parenté entre elle et certaines des victimes de Hesjövallen, jusqu’à ce mystérieux Chinois de passage à Hudiksvall. Devant le réel intérêt que lui témoignait Hong Qiu, elle n’arrivait pas à s’arrêter. Elle finit par sortir la photo.
Hong Qiu la regarda en hochant la tête. Un instant, elle se perdit dans ses pensées. Birgitta Roslin eut soudain l’impression qu’elle reconnaissait l’individu. Mais ce n’était pas vraisemblable : un visage parmi un milliard d’autres ?
Hong Qiu sourit, rendit la photo et demanda à Birgitta Roslin ses projets pour le reste de son séjour.
– J’espère que mon amie m’accompagnera demain voir la Grande Muraille. Puis nous rentrons.
– Je suis malheureusement trop occupée pour pouvoir vous aider.
– Vous avez déjà fait plus que je n’aurais pu désirer.
– Je passerai en tout cas vous saluer avant votre départ.
Elles se séparèrent devant l’hôtel. Birgitta Roslin regarda s’éloigner sa voiture de fonction.
A quinze heures, Karin arriva. Avec un grand soupir de soulagement, elle se débarrassa dans la corbeille à papier d’une partie de la paperasse du colloque. Elle approuva aussitôt le projet d’excursion à la Grande Muraille. Pour l’heure, elle voulait faire du lèche-vitrines. Birgitta l’accompagna d’un magasin à l’autre, jusqu’à des marchés semi-clandestins dans des ruelles et des boutiques sombres où l’on pouvait faire des trouvailles, vieilles lampes ou démons maléfiques en bois sculpté. Croulant sous les paquets, elles hélèrent un taxi quand la nuit commença à tomber. Comme Karin était fatiguée, elles mangèrent à l’hôtel. Par l’intermédiaire du concièrge, Birgitta organisa pour le lendemain une excursion à la Grande Muraille.
Karin dormait, tandis que Birgitta s’était blottie dans un fauteuil devant la télévision chinoise, volume baissé. La peur des événements de la veille lui revenait par bouffées. Elle avait pourtant décidé de n’en parler à personne, pas même à Karin.
Sur la Grande Muraille, il n’y avait pas une pointe de vent. Du coup, le froid sec semblait beaucoup plus supportable. Elles se promenèrent, émerveillées, se photographièrent mutuellement et demandèrent l’aide d’un Chinois qui se fit un plaisir de les prendre en photo ensemble.
– Nous avons fini par arriver ici, dit Karin. Un appareil photo à la main, pas le Petit Livre rouge.
– Il a dû se produire un miracle dans ce pays, dit Birgitta. Et il n’est pas dû aux dieux, mais aux efforts acharnés des hommes.
– Dans les villes, en tout cas. Mais il semble que la pauvreté des campagnes soit encore effroyable. Que se passera-t-il quand des millions de paysans pauvres en auront assez ?
– L’essor actuel du mouvement paysan est un événement d’une extrême importance. Ce slogan contient peut-être finalement une part de réalité ? Brutale, dans ce cas.
– De toute façon, à l’époque, personne ne nous avait dit qu’il pouvait faire aussi froid en Chine : je suis presque congelée.
Elles regagnèrent la voiture qui les attendait. Au moment de redescendre de la Muraille, Birgitta jeta un dernier regard en arrière.
Elle vit alors un des hommes de Hong Qiu en train de lire un guide touristique. Il n’y avait aucun doute. C’était bien celui qui était venu lui rapporter son sac à main.
Karin s’impatientait. Depuis la voiture, elle lui faisait de grands gestes. Elle avait froid, elle voulait rentrer.
Quand Birgitta se retourna de nouveau, l’homme avait disparu.