21

Birgitta Roslin regarda le journal télévisé du soir en compagnie de son mari. Le procureur Robertsson commentait le tournant décisif de l’enquête. On apercevait Vivi Sundberg à l’arrière-plan. L’ambiance de la conférence de presse était chaotique. Tobias Ludwig n’arrivait pas à contenir les journalistes qui avaient presque renversé l’estrade où se tenait Robertsson. Le procureur était le seul à garder son calme. Puis il fut interviewé à part. Un homme de quarante-cinq ans avait été arrêté chez lui aux environs de Hudiksvall, sans opposer aucune résistance. Par précaution, on avait pourtant fait venir une équipe d’intervention spéciale. L’homme avait été écroué pour sa vraisemblable participation à la tuerie de Hesjövallen. Pour des raisons internes à l’enquête, Robertsson se refusait à dévoiler son identité.

– Et pourquoi ? demanda Staffan.

– D’autres personnes impliquées pourraient être averties, des preuves détruites, répondit Birgitta, en lui faisant signe de se taire.

Robertsson ne dévoila aucun autre détail. L’arrestation avait été rendue possible grâce à plusieurs témoignages. On était en train de vérifier d’autres pistes. Un premier interrogatoire du suspect avait déjà eu lieu.

Le journaliste pressa Robertsson de questions.

– A-t-il reconnu les faits ?

– Non.

– Rien, pas d’aveux ?

– Je ne peux rien dire à ce sujet.

– Pourquoi ?

– Nous nous trouvons dans une phase décisive de l’enquête.

– Était-il surpris qu’on l’arrête ?

– Pas de commentaire.

– A-t-il une famille ?

– Pas de commentaire.

– Mais il habite bien aux environs de Hudiksvall ?

– Oui.

– Que fait-il dans la vie ?

– Pas de commentaire.

– Qu’a-t-il à voir avec tous ces gens qui se sont fait massacrer ?

– Vous devez comprendre qu’il m’est impossible de commenter ce point.

– Mais vous devez aussi comprendre l’intérêt que nos téléspectateurs portent à ce drame. C’est sans doute la pire tuerie qui se soit produite en Suède depuis le Massacre de Stockholm.

Surpris, Robertsson éclata de rire. Birgitta Roslin poussa un soupir. Ces journalistes…

– C’était au seizième siècle, ce n’est pas comparable.

– Et maintenant ?

– Nous allons de nouveau interroger le suspect.

– A-t-il un avocat ?

– Oui.

– Vous êtes certain d’avoir arrêté la bonne personne ?

– Il est trop tôt pour le dire, mais, pour le moment, je suis content que nous la tenions.

L’interview s’acheva. Birgitta baissa le volume. Staffan se tourna vers elle :

– Qu’en pense madame le juge ?

– Ils ont forcément un peu de grain à moudre. Sans ça, ils n’auraient jamais été autorisés à l’écrouer. Mais il n’est que suspect. Soit Robertsson est très prudent, soit il n’a pas grand-chose contre lui.

– Un homme seul, commettre un tel massacre ?

– Ce n’est pas parce qu’on n’a arrêté que lui qu’il a forcément agi seul.

– Est-ce que cela peut être autre chose que l’acte d’un déséquilibré ?

Birgitta ne répondit pas tout de suite.

– L’acte d’un déséquilibré peut-il être aussi bien planifié ? Je n’en sais pas plus que toi.

– Alors patience, demain est un autre jour.

Ils burent une tisane et allèrent se coucher tôt. Il lui caressa la joue.

– À quoi penses-tu ?

– Que les forêts suédoises sont interminables.

– Je me disais que tu étais peut-être contente d’être débarrassée de tout ça.

– Quoi ? De toi ?

– De moi. Et des procès. La crise de la cinquantaine…

Elle se rapprocha de lui.

– Parfois, je me dis : Ce n’était que ça ? C’est injuste, je sais. Toi, les enfants, mon travail, que désirer de plus ? Et tout le reste, alors ? Ce que nous avions en tête dans notre jeunesse. Ne pas seulement comprendre la réalité, mais la transformer. Quand on regarde un peu autour de soi, tout va de mal en pis.

– Pas complètement : nous fumons moins, nous avons des ordinateurs, des téléphones portables.

– On dirait que la Terre va tomber en miettes. Et nos tribunaux sont vraiment la dernière roue du carrosse pour préserver un semblant de moralité publique dans ce pays.

– C’est ton voyage en Norrland qui t’a donné ces idées ?

– Qui sait ? Je broie du noir en ce moment. Mais peut-être qu’il faut de temps en temps broyer du noir.

Ils restèrent silencieusement allongés côte à côte. Elle attendit. Maintenant, il allait se serrer contre elle. Mais il ne se passa rien.

Nous n’en sommes pas encore là, songea-t-elle, déçue. En même temps, elle ne comprenait pas pourquoi elle-même en était incapable.

– On devrait partir en voyage, dit-il enfin. Il y a des conversations qu’il vaut mieux avoir pendant la journée qu’avant de s’endormir.

– Il faudrait peut-être partir en pèlerinage. Faire le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’ancienne. Mettre dans notre sac à dos un caillou pour chacun des problèmes qui nous tracassent. La solution trouvée, nous laisserions les cailloux un à un sur le bord du chemin.

– Tu es sérieuse ?

– On devrait devenir des pèlerins, murmura-t-elle. Mais pas tout de suite. D’abord, il faut que je dorme. Et toi aussi.

Le lendemain, Birgitta Roslin appela son médecin pour confirmer son rendez-vous, cinq jours plus tard. Puis elle fit le ménage, n’accordant qu’un regard distrait aux carnets dans leur sac plastique. Ensuite elle parla au téléphone à ses enfants de la fête surprise qu’elle voulait organiser pour l’anniversaire de Staffan. Ils trouvèrent tous que c’était une bonne idée. Elle téléphona alors à tous leurs amis pour lancer les invitations. De temps à autre, elle allait écouter les nouvelles de Hudiksvall. Les informations filtraient du commissariat au compte-gouttes.

Elle attendit la fin d’après-midi pour sortir les carnets, un peu à contrecœur. Maintenant qu’un suspect était sous les verrous, les théories qu’elle avait échafaudées avaient perdu de leur intérêt. Elle feuilleta jusqu’à la page où elle avait dû interrompre sa lecture.

Le téléphone sonna. Karin Wiman.

– C’était juste pour savoir si tu étais bien rentrée.

– Les forêts suédoises sont interminables. On se demande comment ceux qui s’y enterrent ne finissent pas couverts d’aiguilles. J’ai peur des sapins. Ils me dépriment.

– Et les feuillus ?

– Je préfère. Mais ce qu’il me faut en ce moment, c’est un paysage ouvert, la mer, l’horizon.

– Alors viens me voir. Traverse le pont. Avec ton coup de fil, les souvenirs sont revenus. On vieillit. Un beau jour, on se rend compte qu’on garde ses vieux amis comme des bibelots dans un placard.

Birgitta Roslin trouva l’idée tentante. Elle aussi avait repensé à sa conversation avec Karin Wiman.

– Quand aurais-tu le temps ? Moi, je suis en congé maladie en ce moment. Problèmes de tension, anémie.

– Pas aujourd’hui. Pourquoi pas demain ?

– Tu n’as pas cours ?

– Je fais de plus en plus de recherche. J’aime bien mes étudiants, mais ils me fatiguent. Ils ne s’intéressent à la Chine que parce qu’ils imaginent qu’ils vont y faire fortune. La Chine est notre nouveau Klondike. Peu nombreux sont ceux qui cherchent vraiment à connaître en profondeur l’Empire du Milieu et les drames presque incroyables de son histoire…

Birgitta songea aux carnets qu’elle avait sous les yeux. Là aussi il y était question du Klondike.

– Tu peux dormir chez moi, continua Karin. Mes fils ne sont presque jamais là.

– Et ton mari ?

– Il est mort !

Birgitta Roslin se mordit la langue. Elle avait oublié. Karin Wiman était veuve depuis bientôt dix ans. Son mari, un beau jeune homme d’Aarhus devenu médecin, avait été emporté par une leucémie fulgurante à quarante ans à peine.

– J’ai honte. Pardon.

– Ça ne fait rien. Alors, tu viens ?

– Demain, si tu veux. J’aimerais parler de la Chine. L’ancienne et la nouvelle.

Elle nota l’adresse, convint d’une heure et se réjouit de revoir Karin. Jadis, elles avaient été très proches. Puis leurs chemins s’étaient séparés, elles s’étaient peu à peu perdues de vue. Birgitta était venue à la soutenance de thèse de Karin, avait même été présente lors de sa leçon inaugurale à l’université de Copenhague. Mais Karin n’avait jamais assisté à un procès présidé par Birgitta.

Son oubli l’effraya. Où avait-elle la tête ? Voilà qu’elle ne se souvenait même pas que le mari de Karin était mort depuis dix ans !

Elle chassa cette pensée qui la mettait mal à l’aise et se plongea dans le carnet ouvert devant elle. Lentement, elle quitta l’hiver de Helsingborg et regagna le désert du Nevada, où des hommes coiffés de larges chapeaux noirs ou un foulard noué autour de la tête se tuaient à la tâche pour faire progresser le chemin de fer vers l’est, mètre par mètre.

Dans ses notes, J.A. continuait à dire du mal de tous ceux qui travaillaient avec lui ou sous ses ordres. Les Irlandais sont paresseux et boivent, les rares Noirs embauchés par la compagnie sont robustes mais tire-au-flanc. J.A. regrette qu’ils ne soient pas des esclaves, comme aux Caraïbes ou dans les États du Sud dont il a entendu parler. Il n’y a que les coups de fouet pour faire travailler ces colosses. Il aimerait pouvoir les fouetter comme des bœufs ou des ânes. Quel peuple détestait-il le plus ? Peut-être les Indiens, sur lesquels il déverse des tombereaux de mépris. Leur refus de travailler, leur sournoiserie n’ont pas leurs pareils parmi toute cette racaille qu’il est forcé de mener à la trique pour faire avancer le chemin de fer. À intervalles réguliers, il en revient aux Chinois. Rien ne lui ferait plus plaisir que de les rejeter dans le Pacifique : qu’ils se noient ou retournent en Chine à la nage ! Mais il est forcé de reconnaître que les Chinois sont de bons travailleurs. Ils ne boivent pas, ils se lavent et obéissent aux ordres. Leurs seules faiblesses sont leur penchant pour le jeu et leurs cérémonies religieuses bizarres. J.A. passe son temps à essayer d’expliquer pourquoi il ne les aime pas, alors qu’au fond ils lui facilitent la tâche.

Les gens que J.A. place le plus haut sont les Scandinaves. Sur le chantier, il y a une petite colonie nordique : quelques Danois, un peu plus de Norvégiens et un important groupe de Suédois et de Finlandais : « J’ai confiance en ces gars. Ils ne me manquent pas, tant que je les ai à l’œil. En plus ils n’ont pas peur de mouiller leur chemise. Mais dès que j’ai le dos tourné, ils ne valent pas mieux que les autres. »

Birgitta Roslin reposa le carnet et se leva. Elle trouvait ce contremaître de plus en plus répugnant. Un homme issu d’un milieu modeste, immigré en Amérique. Et là, soudain, dès qu’il a un peu de pouvoir, il se révèle un homme brutal, un petit tyran. Il la mettait mal à l’aise. Elle enfila son manteau et partit faire une longue promenade en ville pour se changer les idées.

À dix-huit heures, elle mit la radio dans la cuisine. Le bulletin d’information commença avec la voix de Robertsson. Elle s’immobilisa pour l’écouter. Derrière sa voix, on entendait des flashs et des bruits de chaises.

Comme d’habitude, il s’exprimait avec clarté : l’homme écroué la veille avait reconnu avoir seul perpétré tous les meurtres de Hesjövallen. À onze heures du matin, il avait, par l’intermédiaire de son avocat, demandé à parler à la policière qui avait procédé à son premier interrogatoire. Il avait également souhaité la présence du procureur. Puis il avait avoué sans détour. Comme mobile, il parlait de vengeance. Il faudrait encore de nombreux interrogatoires pour tirer au clair de quoi exactement il s’était vengé.

Robertsson acheva par ce que tout le monde attendait :

– Il s’appelle Lars-Erik Valfridsson. Il est célibataire, travaille dans une entreprise spécialisée dans le terrassement à l’explosif et a déjà été à plusieurs reprises condamné pour violences.

Les flashs crépitèrent. Robertsson commença à répondre aux questions inaudibles dont la horde de journalistes le bombardait. Sa voix disparut. La reporter entreprit de résumer à sa place le déroulement de l’enquête. Birgitta Roslin alluma la télévision. Rien de plus que ce qu’elle avait entendu à la radio. Elle éteignit et alla s’installer dans le canapé. Quelque chose dans la voix de Robertsson l’avait persuadée qu’il était certain d’avoir arrêté l’assassin. Elle avait suffisamment entendu de procureurs au cours de sa carrière pour oser s’estimer capable d’évaluer leur degré de conviction. Robertsson pensait avoir raison. Et les procureurs honnêtes comme lui ne fondaient jamais leurs réquisitoires sur des révélations ou des suppositions, mais sur des faits.

La conclusion était sans doute prématurée, mais l’homme qu’on avait arrêté n’avait pas l’air chinois. Ce qu’elle avait découvert perdait peu à peu toute signification. Elle regagna son bureau et rangea les carnets dans leur sac plastique. Il n’y avait plus aucune raison de se fatiguer à lire les élucubrations racistes et misanthropes écrites voilà plus de cent ans par cet homme détestable.

Elle dîna tard en compagnie de Staffan. Ils échangèrent seulement quelques mots au sujet des derniers développements de l’affaire de Hesjövallen. Il n’y avait rien de plus dans les journaux du soir qu’il avait ramassés dans le train. Sur une photo de la conférence de presse, elle aperçut Lars Emanuelsson qui levait la main pour poser une question. Elle frissonna au souvenir de leur dernière rencontre. Elle prévint son mari qu’elle irait voir Karin Wiman le lendemain et passerait la nuit chez elle. Staffan la connaissait, ainsi que son défunt mari.

– Vas-y, dit-il. Ça te fera du bien. Quand as-tu ton rendez-vous chez le médecin ?

– Dans quelques jours. Il me trouvera sûrement à nouveau en pleine forme.

Le lendemain, alors que Staffan était déjà parti prendre son train, le téléphone sonna pendant qu’elle faisait sa valise. C’était Lars Emanuelsson. Elle fut aussitôt sur ses gardes.

– Qu’est-ce que vous voulez ? Comment avez-vous eu ce numéro ? Il est secret !

Emanuelsson ricana.

– Un journaliste qui ne sait pas dénicher un numéro de téléphone, secret ou non, n’a plus qu’à changer de métier !

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Vos commentaires. Il s’en passe, des choses, à Hudiksvall. Un procureur qui n’a pas l’air trop sûr de lui, mais qui nous regarde pourtant en face. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

– Rien.

L’amabilité – feinte ou non – de Lars Emanuelsson disparut d’un coup. Il la pressa, d’une voix soudain plus cassante :

– Changez de disque. Répondez. Sinon je balance ce que je sais sur vous.

– Je n’ai absolument aucune information sur les déclarations du procureur. Je suis aussi étonnée que tous les Suédois.

– Etonnée ?

– Peu importe le terme. Etonnée, soulagée, indifférente, comme vous voulez.

– Quelques questions simples à présent.

– Je raccroche.

– Si vous faites ça, j’écris qu’une juge de Helsingborg qui vient de quitter précipitamment Hudiksvall refuse de répondre à mes questions. Vous avez déjà été assiégée par des journalistes ? Rien de plus facile. Autrefois, une simple rumeur savamment distillée pouvait en peu de temps rassembler une foule prête à lyncher n’importe qui. Une horde de paparazzis curieux ressemble à ça comme deux gouttes d’eau.

– Que voulez-vous ?

– Des réponses. Pourquoi étiez-vous à Hudiksvall ?

– Je suis de la famille de certaines victimes. Je ne vous dirai pas lesquelles.

Elle entendit à l’autre bout du fil sa respiration lourde tandis qu’il évaluait ou notait sa réponse.

– Bon. Et pourquoi êtes-vous partie ?

– Parce qu’il fallait que je rentre chez moi.

– Que transportiez-vous dans ce sac plastique, en sortant du commissariat ?

Elle réfléchit avant de répondre :

– Des carnets qui ont appartenu à un membre de ma famille.

– Vraiment ?

– Oui. Venez à Helsingborg, je vous en montrerai un par la porte. Quand vous voulez.

– Je vous crois. Il faut me comprendre, je fais mon travail.

– C’est fini ?

– Oui.

Birgitta Roslin raccrocha violemment. La conversation l’avait mise en sueur. Elle avait dit la vérité, en termes très généraux. Lars Emanuelsson n’en tirerait rien. Mais son obstination forçait l’admiration. Il fallait le reconnaître, c’était un bon reporter.

Il aurait été plus simple pour elle de prendre directement le ferry pour Helsingör, mais elle décida de descendre en voiture jusqu’à Malmö pour traverser le détroit par le nouveau pont, qu’elle n’avait jusqu’alors emprunté qu’en bus. Karin "Wiman habitait à Gentofte, au nord de Copenhague.

Birgitta Roslin se trompa deux fois avant de trouver la route côtière qui montait vers le nord. Il faisait froid, le vent soufflait, mais le ciel était dégagé. A onze heures, elle aperçut enfin la belle maison où vivait Karin. Elle s’y était installée lors de son mariage, son mari y était mort. Une maison blanche de deux niveaux, entourée d’un grand jardin luxuriant. De l’étage, Birgitta se souvenait qu’on apercevait la mer par-dessus les toits.

Karin Wiman sortit pour l’accueillir. Birgitta remarqua qu’elle avait maigri. Elle était plus pâle que dans son souvenir. Elle pensa d’abord que Karin était malade. Après s’être embrassées, elles entrèrent, déposèrent la valise dans la chambre d’amis et firent le tour de la maison. Il n’y avait pas beaucoup de changements depuis sa dernière visite. Elle se dit que Karin avait voulu tout garder en l’état après la mort de son mari. Et moi, qu’aurais-je fait ? Elle n’en savait rien. Karin et elle étaient très différentes. Et leur amitié s’était construite sur cette différence. Elles avaient développé de solides pare-chocs qui, entre elles, amortissaient les heurts.

Elles s’installèrent pour déjeuner dans un jardin d’hiver rempli de plantes odorantes. Aussitôt la glace brisée, elles évoquèrent leur jeunesse à Lund. Karin, dont les parents possédaient un haras en Scanie, y était arrivée en 1966, Birgitta un an après. Elles s’étaient rencontrées à une soirée poésie de l’association étudiante, et étaient vite devenues amies, malgré leurs différences. Karin, de par ses origines, avait une grande confiance en elle. Birgitta était en revanche moins sûre d’elle, plus hésitante.

Elles furent entraînées par le mouvement contre la guerre du Vietnam. Elles se rendaient aux réunions et écoutaient bien sagement les orateurs, surtout de jeunes hommes qui se croyaient très savants et discouraient en long et en large de la nécessité de se révolter. En même temps, elles se sentaient submergées par le sentiment qu’un autre monde était possible, qu’elles allaient directement participer à sa création. L’opposition à la guerre du Vietnam n’était pas leur seule école d’organisation politique. Nombre de groupes exprimaient leur solidarité avec les mouvements antiimpérialistes des pays pauvres. En Suède aussi soufflait un vent de révolte contre les conventions et l’ordre ancien. Bref, c’était une époque formidable.

Elles avaient ensuite toutes les deux fréquenté « les Rebelles », groupuscule d’extrême gauche où, quelques mois durant, elles avaient vécu dans ce qui ressemblait à une secte fondée sur l’autocritique la plus brutale et la foi aveugle en la pensée révolutionnaire de Mao Zedong. Elles s’étaient fermées à toute autre alternative de gauche, qu’elles considéraient désormais avec un profond mépris. Elles avaient piétiné leurs disques de musique classique, nettoyé leurs bibliothèques et mené une vie à l’imitation des gardes rouges que Mao mobilisait en Chine au même moment.

Karin lui demanda si elle se rappelait leur fameuse virée dans la station balnéaire de Tylösand. Birgitta s’en souvenait. Elles avaient eu une réunion de cellule. Le camarade Moses Holm, qui devait devenir médecin avant d’être radié pour toxicomanie et prescriptions abusives de stupéfiants, avait proposé d’« infiltrer le nid de vipères bourgeoises qui va tous les étés se faire bronzer à Tylösand ». Après de longues discussions, ce fut décidé. On établit une stratégie. Le dimanche suivant, début juillet, dix-neuf camarades se rendirent à Halmstad, puis à Tylösand à bord d’un minibus affrété pour l’occasion. Un portrait de Mao entouré de drapeaux rouges sur le toit, ils descendirent sur la plage, devant les baigneurs stupéfaits. Ils scandèrent des slogans en agitant le Petit Livre rouge, puis allèrent se baigner avec le portrait de Mao. Ensuite, ils se rassemblèrent sur la plage pour entonner L’Orient est rouge, dénoncer dans un bref discours la Suède fasciste et enjoindre aux travailleurs en train de bronzer de prendre les armes et se préparer à la révolution toute proche. Puis ils rentrèrent et passèrent les jours suivants à évaluer leur « attaque » de la station balnéaire.

– Et toi, tu te souviens de quoi ? demanda Karin.

– De Moses. Qui prétendait que notre marche sur Tylösand serait plus tard inscrite dans la grande histoire du mouvement révolutionnaire.

– L’eau était tellement froide !

– Mais je ne me souviens absolument pas de ce que je pensais de tout ça.

– Nous ne pensions pas. C’était ça, l’idée. Nous devions obéir à ce que pensaient les autres. Il fallait agir en robots pour sauver l’humanité.

Karin secoua la tête et éclata de rire.

– Nous étions vraiment comme des enfants. Très sérieux. Soutenant que le marxisme était une science, au même titre que les travaux de Newton, Copernic ou Einstein. Mais surtout, nous avions la foi. Le Petit Livre rouge de Mao était notre catéchisme. Nous prenions le recueil de citations du Grand Timonier pour la Bible.

– Je me souviens que j’avais quand même des doutes, dit Birgitta. Au fond de moi-même. Comme quand j’ai visité l’Allemagne de l’Est. Je me disais : Tout ça ne tient pas la route. Mais pas un mot. J’avais peur qu’on remarque mon scepticisme. C’est pour ça que je criais toujours les slogans plus fort que tout le monde.

– Nous avions des œillères. Toute notre vie était fondée sur la mauvaise foi, malgré toute notre bonne volonté. Comment pouvions-nous imaginer les travailleurs suédois en vacances prêts à prendre les armes pour monter à l’assaut du système et construire un monde nouveau parfaitement incertain ?

Karin Wiman alluma une cigarette. Birgitta Roslin l’avait toujours vue fumer, ou occupée à chercher d’une main nerveuse son paquet de cigarettes et ses allumettes.

– Moses est mort, dit Karin. Un accident de voiture. Il avait pris de la drogue, tu te souviens de Lars Wester ? Celui qui soutenait que les vrais révolutionnaires ne devaient jamais boire d’alcool. Et qu’on avait retrouvé ivre mort dans le parc de Lundagård. Lillan Alfredsson ? Qui avait perdu toutes ses illusions et était partie en Inde mendier sur les routes. Qu'est-elle devenue ?

– Je ne sais pas. Elle est peut-être morte, elle aussi ?

– Mais nous, nous sommes vivantes.

– Oui, nous sommes vivantes.

La discussion se prolongea jusqu’au soir. Elles sortirent alors se promener dans le hameau. Birgitta comprit que Karin et elle avaient le même besoin de creuser le passé pour mieux comprendre leur existence présente.

– Ce n’était pourtant pas seulement de la naïveté et de la folie, dit Birgitta. L’idée d’un monde fondé sur la solidarité reste toujours aussi vivante pour moi aujourd’hui. Je m’efforce de me dire que nous avons opposé une résistance, mis en question des conventions et des traditions qui sans cela auraient ancré notre monde encore plus à droite.

– J’ai cessé d’aller voter, dit Karin. Je n’aime pas le tour qu’ont pris les choses, mais je ne me retrouve dans aucun parti politique. Par contre, j’essaie de soutenir les mouvements auxquels je crois. Ils existent toujours, contre vents et marées. Qui s’intéresse aujourd'hui à combattre le féodalisme dans un petit pays comme le Népal ? Moi. Je signe des pétitions, je donne de l’argent.

– Je sais à peine où c’est, dit Birgitta. Je reconnais, je suis devenue paresseuse. Mais j’ai parfois la nostalgie de cette bonne volonté qui nous habitait malgré tout. Nous n’étions pas seulement des étudiants fourvoyés, persuadés de se trouver au nombril du monde, où tout était possible. La solidarité était réelle.

Karin laissa échapper un éclat de rire.

– Tu te souviens de Hanna Stoijkovics ? La serveuse folle du Grand Hôtel de Lund qui nous trouvait trop mollassons. Elle prêchait la tactique de l’assassinat ciblé. Il fallait descendre des directeurs de banque, des patrons et des professeurs réactionnaires. Il fallait chasser le gros gibier, comme elle disait. Elle aussi, elle est morte.

– Ah ? Je ne savais pas.

– Il paraît qu’elle a dit à son mari que les trains n’étaient pas à l’heure. Il n’a pas compris ce qu’elle voulait dire. On l’a retrouvée peu après sur la voie de chemin de fer, près d’Arlôv. Elle avait entouré une couverture autour de son corps, pour que le travail des ambulanciers ne soit pas trop dégoûtant.

– Pourquoi a-t-elle fait ça ?

– Personne ne sait. Tout ce qu’elle a laissé derrière elle est un mot sur la table de la cuisine : J’ai pris le train.

– Mais toi, tu es devenue professeur. Et moi juge.

– Karl-Anders ? Tu te souviens de lui ? Lui qui détestait l’idée de devenir chauve. Il ne disait presque jamais rien. Toujours le premier arrivé aux réunions. Il est devenu prêtre.

– Pas possible !

– Prêtre évangéliste. Dans l’Union missionnaire suédoise. Il l’est toujours. Tous les étés, il prêche sous un chapiteau itinérant.

– Finalement, ce n’est pas bien différent.

Karin Wiman prit un air sérieux.

– Si, ça fait quand même une différence. Il ne faut pas oublier tous ceux qui ont continué à se battre pour changer le monde. Au milieu de tout ce chaos, dans ce tohu-bohu politique, on continuait à croire que la raison finirait par l’emporter.

– C’est vrai. Mais ce qui paraissait si simple à l’époque est devenu toujours plus compliqué.

– Cela ne devrait-il pas nous motiver encore plus ?

– Sûrement. Peut-être qu’il n’est pas trop tard. J’envie tous ceux qui n’ont pas renoncé à leur idéal. Ou plutôt à leur conscience. De l’état du monde. Et de ses causes. Ceux qui continuent de résister. Ils n’ont pas disparu.

Elles préparèrent ensemble le dîner. Karin lui annonça qu’elle devait partir la semaine suivante en Chine participer à un colloque sur le début de la dynastie Qin, dont le premier empereur a jeté les bases d’un pays unifié.

– Qu’est-ce que ça t’a fait, la première fois que tu as mis les pieds dans ce pays dont tu avais rêvé toute ta jeunesse ?

– J’avais vingt-neuf ans quand j’y suis allée pour la première fois. Mao avait déjà disparu, tout était en train de changer. Ça a été une grosse déception, une grande claque. Il faisait froid et humide à Pékin. Des milliers de vélos qui grinçaient comme des sauterelles. Puis je me suis rendu compte de la transformation gigantesque qu’avait malgré tout connue le pays : les gens avaient des vêtements, des chaussures. En ville, personne ne mourait de faim, personne ne mendiait. Je me rappelle avoir eu honte. A peine débarquée en avion de mon pays de cocagne, je n’avais aucun droit de considérer ce développement économique avec mépris ou arrogance. Je me suis mise à admirer l’énergie du pays. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment décidé de devenir sinologue. Avant, j’avais d’autres projets.

– Quel genre ?

– Tu ne vas pas me croire.

– Dis toujours !

– Je voulais devenir militaire de carrière.

– Pourquoi ?

– Tu es bien devenue juge. Où va-t-on pêcher toutes ces idées ?

Après dîner, elles retournèrent dans le jardin d’hiver. Les lampes éclairaient la neige. Karin lui avait prêté un pull, car il commençait à faire froid. Elles avaient bu du vin. Birgitta se sentait un peu grise.

– Viens avec moi en Chine, dit Karin. Le billet d’avion ne coûte plus une fortune, aujourd’hui. Je serai sûrement logée dans une grande chambre d’hôtel, nous pouvons la partager. Ce ne sera pas une première. Souviens-toi des camps d’été où nous partagions la même tente toutes les deux, avec d’autres camarades. Nous étions presque couchés les uns sur les autres.

– C’est impossible, dit Birgitta. Je suis guérie, mon congé maladie va s’achever.

– Allez, viens. Le travail peut attendre.

– Je suis bien tentée. Mais tu y retourneras, non ?

– Sûrement. Mais à nos âges, la vie est trop courte.

– Nous vivrons centenaires.

Karin ne répondit rien. Birgitta comprit qu’elle avait encore gaffé. Le mari de Karin était mort à quarante et un ans.

Son amie comprit à quoi elle pensait. Elle lui posa une main sur le genou.

– Ça ne fait rien.

Elles veillèrent longtemps. Il était presque minuit quand elles allèrent dans leur chambre. Birgitta se coucha le téléphone à la main. Staffan devait rentrer tard et avait promis de rappeler.

Elle était sur le point de s’endormir quand le portable vibra dans sa main.

– Je te réveille ?

– Presque.

– Tu as passé une bonne journée ?

– Nous avons parlé sans nous arrêter pendant plus de douze heures.

– Tu rentres demain ?

– Je vais dormir. Après, je rentrerai.

– Je suppose que tu as entendu ce qui s’est passé ? Il a raconté comment il s’y est pris.

– Qui ça ?

– L’homme de Hudiksvall.

Elle se redressa en sursaut dans son lit.

– Je ne suis au courant de rien. Raconte !

– Lars-Erik Valfridsson. Celui qu’on a écroué. La police est en train de chercher l’arme du crime. Apparemment, il a révélé où il l’a enterrée. Un sabre de samouraï bricolé, d’après les informations.

– C’est vrai, tout ça ?

– Pourquoi j’inventerais ?

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais lui, quand même. Il a expliqué la raison de son geste ?

– On parle de vengeance. Je n’ai rien entendu d’autre.

La conversation achevée, elle resta assise dans son lit.

Pendant cette journée passée avec Karin, elle n’avait pas un instant pensé à Hesjövallen. Tout lui revenait à présent à l’esprit.

Le ruban rouge allait peut-être mener à une explication à laquelle personne ne s’attendait.

Pourquoi Valfridsson n’aurait-il pas pu, lui aussi, se rendre dans le restaurant chinois ?

Elle se recoucha et éteignit la lampe. Elle rentrerait le lendemain. Elle renverrait les carnets à Vivi Sundberg et recommencerait à travailler.

Elle n’envisageait pas du tout d’accompagner Karin en Chine. Même si elle le désirait peut-être plus que tout.