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À une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Pékin, près des ruines du palais de l’empereur jaune, s’alignent derrière un mur d’enceinte des bâtiments gris souvent utilisés par la direction du Parti communiste chinois. Les bâtiments, d’apparence anodine, sont équipés de plusieurs grandes salles de conférences, de cuisines, d’un réfectoire, le tout entouré d’un vaste parc propice à la détente et aux discussions secrètes. Seuls les tout premiers cercles du pouvoir savent que ce lieu a servi chaque fois qu’il a fallu prendre des décisions cruciales pour l’avenir de la Chine.

C’était le cas en ce jour d’hiver 2006. Tôt le matin, des limousines noires entrèrent à vive allure dans l’enceinte, dont les portes se refermèrent aussitôt. On avait allumé un grand feu dans la salle de réunion principale. Dix-neuf hommes et trois femmes étaient rassemblés. La plupart avaient plus de soixante ans, les plus jeunes autour de trente-cinq. Ils se connaissaient tous. Ils constituaient l’élite dirigeante économique et politique du pays. Il ne manquait que le président et le commandant en chef des forces armées. C’était justement à ces deux personnes qu’un rapport devait être présenté à l’issue de cette rencontre au sommet.

A l’ordre du jour, un point unique. Il était entouré du plus grand secret et les participants de la rencontre étaient tenus au strict devoir de réserve. Celui qui le rompait savait qu’il finirait aux oubliettes sans laisser de traces.

Dans une pièce isolée, un homme d’une quarantaine d’années faisait nerveusement les cent pas. Il tenait à la main le discours sur lequel il avait planché plusieurs mois et qu’il devait prononcer dans la matinée. Il savait que c’était un des plus importants documents jamais présentés aux plus hauts dirigeants du PCC depuis l’indépendance de la Chine en 1949.

Yan Ba en avait été chargé par le président lui-même deux ans auparavant. Il faisait alors de la recherche prospective à l’université de Pékin. On lui avait fait savoir que le président souhaitait lui parler. Il avait reçu sa mission à huis clos. Dès lors, il avait été dispensé de ses enseignements. On avait mis une équipe de trente personnes à sa disposition. Tout le projet avait été élaboré dans le plus grand secret, sous la surveillance directe des services de sécurité de la présidence. Le texte du discours n’avait été rédigé que sur l’ordinateur personnel de Yan Ban. Il était le seul à l’avoir lu.

Les murs ne laissaient passer aucun son. Le bruit courait que la pièce avait jadis servi de chambre à coucher à Jiang Qing, la femme de Mao, arrêtée après sa mort avec les trois autres membres de la fameuse « Bande des Quatre », jugée, avant de se suicider en prison. Elle avait exigé un silence absolu dans sa chambre. Des maçons et des peintres l’avaient précédée pour insonoriser cette pièce, tandis que des soldats en mission commandée étaient partis abattre tous les chiens qui aboyaient à proximité de cette résidence temporaire.

Yan Ba regarda sa montre. Neuf heures moins dix. A neuf heures et quart précises, il devait faire son exposé. À sept heures, son médecin lui avait donné des cachets. Il serait calme, sans somnolence. Il sentait en effet sa nervosité s’estomper. Si ce qu’il avait couché sur le papier se réalisait un jour, les conséquences seraient brutales, non seulement en Chine, mais dans le monde entier. Personne pourtant ne saurait jamais qu’il était à l’origine des mesures qu’il préconisait. Il retournerait à son poste de professeur, à ses étudiants. Son salaire serait augmenté. Il avait déjà déménagé dans un plus grand appartement, au centre de Pékin. Il serait toute sa vie astreint au devoir de réserve. La responsabilité, les critiques et peut-être aussi la gloire reviendraient aux dirigeants politiques.

Il s’assit près de la fenêtre et but un verre d’eau. Les grands bouleversements ne se décident pas sur les champs de bataille, songea-t-il. Ils ont lieu dans des réunions à huis clos. Avec les dirigeants des Etats-Unis et de la Russie, le président chinois est un des hommes les plus puissants de la planète. Il est aujourd'hui confronté à des choix cruciaux. Il a envoyé ici des représentants qui vont écouter pour lui et rendre leur rapport. Sa décision se répandra ensuite dans le monde entier.

Yan Ba se remémora une expédition avec un ami géologue. Ils s’étaient rendus dans la lointaine région montagneuse où le Yangzi prenait sa source. Ils avaient remonté le ruisseau sinueux et de plus en plus ténu jusqu’au point où il se réduisait à quelques minuscules rigoles. Son ami y avait posé le pied en déclarant :

– Là, je stoppe le cours du Yangzi.

Ce souvenir l’avait habité pendant les longs mois de préparation de son discours sur l’avenir de la Chine. C’était à présent lui qui était en position de changer le cours de l’avenir. Le géant chinois allait sortir des sentiers balisés qu’il suivait depuis les dernières décennies.

Yan Ba prit la liste des participants qui commençaient déjà à se rassembler dans la salle. Tous les noms lui étaient connus. Il n’en revenait pas : il allait, lui, parler devant ce que la Chine comptait de plus important : des politiciens, quelques militaires, des économistes, des philosophes, et surtout les hommes de l’ombre, les « mandarins gris » qui concevaient en secret les stratégies politiques nouvelles. Il y avait aussi des spécialistes de premier plan de politique internationale et des représentants des principaux services secrets. Beaucoup des participants se réunissaient régulièrement, d’autres ne se croisaient que rarement, voire jamais. Mais ils faisaient tous partie du réseau qui constituait le centre névralgique du pouvoir, au cœur d’un empire de plus d’un milliard d’habitants.

Une porte s’ouvrit sans bruit derrière lui. Une serveuse vêtue de blanc apportait le thé qu’il avait commandé. Une très belle jeune fille. Sans un mot, elle posa son plateau et s’effaça.

L’heure enfin venue, il regarda son visage dans le miroir et sourit. Il était prêt à stopper le cours du fleuve avec son pied.

Yan Ba s’installa à son pupitre dans un silence complet. Il ajusta le micro, mit ses feuillets dans l’ordre et balaya du regard le public qu’on apercevait dans la salle à moitié plongée dans la pénombre.

Il commença par parler de l’avenir. La raison de sa présence, ce qui avait poussé le président et le bureau politique à lui demander de réfléchir aux mutations nécessaires au pays. Il rapporta les propos du président quand il lui avait confié cette mission :

– Nous sommes arrivés à un point où une réorientation radicale est devenue nécessaire. Si nous ne faisons rien, ou si nous faisons un mauvais choix, nous courons à la catastrophe. Même une armée loyale ne pourra faire face à des millions de paysans insurgés.

C’était bien ainsi que Yan Ba avait compris sa mission : la Chine était confrontée à une menace qui exigeait des mesures drastiques et mûrement réfléchies. Faute de quoi, le chaos s’emparerait du pays, comme bien des fois au cours de son histoire.

Derrière les hommes et les quelques femmes assemblés aujourd’hui dans la pénombre, il y avait la foule des millions de paysans las d’attendre leur tour. Après les classes moyennes des villes, leur vie à eux aussi devait enfin s’améliorer. Leur patience s’épuisait, et se transformerait bientôt en colère sans bornes, exigeant une action immédiate. Le fruit était mûr. Si personne ne le cueillait à temps, il tomberait et pourrirait par terre.

Yan Ba dessina dans les airs une bifurcation imaginaire.

– Nous sommes à la croisée des chemins, commença-t-il. Notre grande révolution nous a conduits jusqu’à un point que nos parents n’auraient jamais pu imaginer. Retournons-nous un instant : très loin derrière nous, nous apercevons encore la misère et la souffrance d’où nous venons. C’était pourtant hier : la génération qui nous précède sait ce que signifie « vivre comme des rats ». C’était l’époque où les riches propriétaires terriens et les vieux fonctionnaires considéraient le peuple comme du bétail, juste bon à s’épuiser à la tâche en tant que coolie ou serf. Nous ne pouvons qu’être stupéfaits du chemin parcouru sous la direction de notre grand Parti et de ses dirigeants successifs qui nous ont conduits sur des chemins différents mais toujours justes. Nous savons que la vérité est en perpétuelle mutation, que de nouvelles décisions doivent toujours être prises pour que survive la ligne générale du socialisme et de la solidarité. La vie n’attend pas, avec ses nouveaux défis qui exigent de nous des connaissances nouvelles pour trouver des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux. Nous savons que nous ne parviendrons jamais à un paradis figé pour l’éternité. Le croire serait un piège. Il n’y a pas de réalité sans lutte, pas d’avenir sans combat. Nous le savons, la lutte des classes renaît sans cesse, de même qu’évoluent les relations internationales : les pays ont des hauts et des bas, avant de revenir sur le devant de la scène. Mao Zedong le disait toujours : « Nous vivons dans un monde éternellement troublé. »

Nous savons qu’il avait raison : nous sommes à bord d’un navire qui navigue à vue dans un chenal, sans jamais savoir à l’avance où sont les passes les plus profondes. Le fond des mers lui-même change sans cesse : les dangers qui menacent notre avenir peuvent aussi être invisibles.

Yan Ba tourna sa page. Il sentit l’extrême concentration de la salle. Personne ne bougeait, dans l’expectative. Il avait estimé que son discours durerait cinq heures. Les auditeurs en avaient été informés. Quand il avait prévenu le président qu’il était prêt, on lui avait fait savoir qu’aucune interruption ne serait autorisée. Les participants ne devaient pas quitter leur siège.

« Ils doivent se faire une vue d’ensemble, avait dit le président. Il ne faut pas la fragmenter. A chaque pause, un espace est ouvert où le doute peut s’introduire et nuire à la compréhension globale de la nécessité de notre action. »

Yan Ba consacra l’heure suivante à une rétrospective des transformations dramatiques qu’avait traversées la Chine au cours des siècles, depuis son unification par l’empereur Qin. L’histoire de l’Empire du Milieu semblait dès l’origine avoir été semée d’embûches que seuls des hommes d’exception comme Sun Yat-sen et tout particulièrement Mao avaient été capables de prévoir, de désamorcer ou au contraire de provoquer – ce qui, aux yeux de l’homme du commun, relevait de la magie.

Inévitablement, Yan Ba consacra la plus grande partie de son exposé à Mao et son époque. Il avait fondé la première « dynastie » communiste. Certes, le mot n’avait pas été utilisé, il aurait trop rappelé les horreurs de l’ancien régime, mais chacun savait que les paysans pauvres qui avaient mené à bien la révolution considéraient Mao comme un empereur – sauf qu’il avait bien sûr ouvert au public la Cité interdite, et qu’on n’était pas forcé de détourner le regard, sous peine de décapitation, lorsque le Guide suprême, le Grand Timonier, passait en auto, faisait signe depuis une lointaine estrade ou traversait à la nage un grand fleuve. Il était temps, affirma Yan Ba, de se tourner à nouveau vers Mao et de reconnaître humblement qu’il avait vu juste. II était mort depuis exactement trente ans, mais sa voix était toujours vivante. Il avait eu la capacité des prophètes et des devins de mieux prédire l’avenir que les savants, de mieux que quiconque éclairer les décennies à venir d’une lumière toute particulière, permettant de désamorcer à temps les grandes explosions de l’Histoire.

Mais en quoi Mao avait-il eu raison ? Il s’était aussi souvent trompé. Le premier dirigeant de la dynastie communiste n’avait pas toujours été clairvoyant et juste avec ses contemporains. A la pointe du combat pour la libération du pays, lors de la Longue Marche, il s’était ensuite attelé à une tâche non moins longue et ardue : en s’appuyant sur une agriculture collectivisée, faire d’un pays féodal une société industrielle garantissant même au plus pauvre parmi les plus pauvres de quoi s’habiller, une paire de souliers et, surtout, le droit au respect et à la dignité. Cet idéal, poursuivit Yan Ba, était au cœur même du combat pour la libération : il s’agissait de permettre au paysan le plus modeste de pouvoir rêver d’un avenir meilleur sans risquer de se faire décapiter par un infâme propriétaire terrien. Ce sont eux qu’il fallait décapiter : leur sang, et non plus celui des pauvres paysans, allait désormais abreuver les sillons.

Mais Mao s’était trompé en pensant que la Chine pourrait accomplir ce gigantesque bond en avant économique en quelques années seulement. Il prétendait installer des aciéries si nombreuses que de l’une on apercevrait la fumée de l’autre. Le Grand Bond en avant avait été une gigantesque erreur. Au lieu de développer l’industrie lourde, on s’était mis à faire fondre des vieilles casseroles dans des hauts-fourneaux primitifs installés dans toutes les arrière-cours. Le Grand Bond avait échoué, la barre avait été placée beaucoup trop haut. Personne ne pouvait aujourd’hui nier, même si les historiens chinois abordaient toujours cette période noire avec prudence, que des millions de personnes étaient mortes de faim. Ces années-là, Mao s’était mis à ressembler aux empereurs des dynasties anciennes : enfermé dans la Cité interdite, il n’avait jamais voulu admettre l’échec du Grand Bond, personne ne devait le mentionner devant lui. Impossible cependant de savoir ce que Mao pensait vraiment. Dans ses écrits, le Grand Timonier ne se livrait jamais personnellement. On ne saurait jamais s’il s’était réveillé aux petites heures de l’aube, tourmenté par ce qu’il avait mis en branle. Était-il hanté par le cortège des affamés sacrifiés sur l’autel de ce rêve impossible d’un Grand Bond en avant ?

Alors, Mao avait choisi la contre-attaque. Contre quoi ? La question de Yan Ba était rhétorique. Il attendit quelques secondes. Contre l’échec de sa politique, contre le coup d’État que l’on conspirait peut-être dans l’ombre. La révolution culturelle, avec son mot d’ordre : « Bombardez le quartier général ! », était la réaction – explosive – de Mao à ce qu’il voyait autour de lui. Mao avait mobilisé la jeunesse, comme on le fait toujours en situation de guerre. Il s’en était servi comme l’avaient fait les pays européens lors de la Première Guerre mondiale : en les envoyant mourir dans la boue avec leurs rêves. Il n’était pas nécessaire de s’étendre sur la révolution culturelle : c’était la deuxième erreur de Mao, une vengeance presque personnelle contre les forces qui s’opposaient à lui dans la société.

A cette époque, Mao commençait à se faire vieux. Une de ses préoccupations principales était de désigner son successeur. Après la trahison du dauphin pressenti, Lin Biao, mort en fuite vers Moscou dans le crash de son avion, Mao avait commencé à perdre la main. Pourtant, jusqu’au bout, il avait continué à exhorter ceux qui lui survivraient : la lutte des classes allait renaître, de nouveaux groupes sociaux chercheraient à accaparer les privilèges. Selon la formule de Mao : chaque chose est toujours remplacée par son contraire. Seul un idiot se refusant à regarder ce que tout un chacun voyait clairement pouvait imaginer que la route de la Chine vers l’avenir était balisée une fois pour toutes.

Trente ans après Mao, il fallait le reconnaître : notre grand guide avait raison. Mais il n’avait pas identifié les luttes dont il pressentait la venue. Il ne s’y était d’ailleurs pas risqué, car il savait la démarche impossible. L’Histoire ne permet pas de prévoir exactement l’avenir. Elle nous permet plutôt de prendre conscience que notre capacité à faire face aux changements reste limitée.

Yan Ba nota que l’attention de l’assistance ne faiblissait pas. Maintenant qu’il en avait fini avec cette introduction historique, il savait qu’elle allait redoubler. Beaucoup se doutaient sans doute de ce qui allait suivre : des personnes intelligentes qui avaient une idée approfondie des défis et des menaces qui guettaient la Chine. Mais c’était aujourd’hui que se déciderait la politique à suivre pour faire face aux bouleversements futurs. Yan Ba savait qu’il prononçait un des plus importants discours de l’histoire de la Chine moderne. Un jour, le président répéterait ses paroles.

Au pupitre, un petit réveil avait été placé près de la lampe. Yan Ba entama la deuxième heure de son discours en décrivant la situation actuelle du pays et les changements nécessaires. Le fossé grandissant entre les villes et la campagne menaçait à présent le développement. Il avait été nécessaire de renforcer les régions côtières et les grands centres industriels qui étaient au cœur même du développement économique. Après la mort de Mao, Deng avait fait le bon choix : sortir de l’isolement, ouvrir grandes les portes au monde. Comme Deng l’avait dit dans un discours fameux : ces portes ouvertes ne se refermeront jamais. L’avenir de la Chine passait forcément par une coopération avec les autres pays. La connaissance approfondie qu’avait Deng des mécanismes du capitalisme et de l’économie de marché l’avait convaincu que la Chine serait bientôt prête : le fruit était mûr, le pays allait enfin pouvoir retrouver pleinement son rôle d’Empire du Milieu, une grande puissance en devenir et, dans trente ou quarante ans, être numéro un mondial. Au cours des vingt dernières années, la Chine avait connu un développement économique sans équivalent. Deng avait un jour dit qu’entre donner à chacun un pantalon et permettre à chacun de décider s’il souhaitait un autre pantalon, le fossé était considérable. Pour ceux qui avaient compris sa façon de s’exprimer, l’idée était toute simple : tout le monde ne pouvait pas en même temps obtenir un deuxième pantalon. Ce n’était pas non plus le cas à l’époque de Mao : les paysans arriérés dans leurs villages reculés avaient été servis les derniers, quand les habitants des villes jetaient déjà leurs vêtements usés. Deng savait que le développement ne pouvait pas être uniforme. C’était contraire aux lois fondamentales de l’économie : il fallait des riches, ou du moins des gens moins pauvres avant les autres. Le développement devait tenir en équilibre sur un fil : la richesse et la pauvreté devaient être contenues dans des proportions raisonnables pour que le Parti communiste et ses dirigeants qui tenaient le balancier ne soient pas précipités dans l’abîme. Deng n’était plus là. Mais ce contre quoi il nous avait mis en garde, le moment où l’équilibre menaçait de se rompre, était arrivé.

Yan Ba articula alors son discours autour de deux mots clés : « menaces » et « nécessité ». Il commença par les menaces. La première venait du fossé qui se creusait entre les Chinois. Alors que les habitants des villes côtières voyaient leur niveau de vie sans cesse s’améliorer, les paysans pauvres ne constataient aucun changement dans leur situation. Pire, ils s’apercevaient que l’agriculture ne suffisait presque plus à subvenir à leurs besoins. Il ne restait plus pour eux qu’à émigrer vers les villes dans l’espoir d’y trouver du travail. Jusqu’à présent, les autorités avaient encouragé cet exode rural vers les villes et leurs industries, en particulier celles tournées vers l’exportation, qu’il s’agisse de jouets ou de vêtements. Mais que se passerait-il quand ces industries, ces chantiers en ébullition ne suffiraient plus à absorber le flot des paysans dont l’agriculture n’avait plus besoin ? Ce qui jusqu’ici n’était qu’une hypothèse allait se transformer en menace. Ceux qui partaient tenter leur chance à l’usine en cachaient des millions d’autres, prêts à prendre leur place dans la queue pour obtenir un aller simple pour la ville. Comment pourrait-on les contenir le jour où ils n’auraient plus le choix qu’entre la misère à la campagne et une vie en ville très éloignée de l’abondance dont ils avaient entendu parler et dont ils exigeaient eux aussi leur part ? Comment empêcher la révolte de millions de personnes qui n’avaient à perdre que leur misère ? Mao disait qu’on avait toujours raison de se révolter. Toujours aussi pauvres qu’il y a vingt ans, ils se dressaient pour protester : comment leur donner tort ?

Yan Ba savait que de nombreux membres de l’assistance s’étaient longtemps penchés sur ce problème : comment éviter cette menace qui risquait de ramener la Chine des décennies en arrière ? Il connaissait également l’existence d’un plan tenu secret, qui envisageait une solution extrême. Personne n’en parlait ouvertement, mais il suffisait de connaître un tant soit peu le mode de fonctionnement du Parti communiste chinois pour en deviner la nature. Les événements de 1989, place Tienanmen, en avaient donné un avant-goût. Le Parti ne laisserait jamais le chaos s’installer. Dans le pire des cas, les militaires recevraient l’ordre de sévir contre les insurgés. Même s’il s’agissait de cinq, de cinquante millions de personnes, on leur ordonnerait de faire usage de la force. Le Parti voudrait à tout prix maintenir sa domination sur le peuple et l’avenir du pays.

Finalement, la question est très simple, dit Yan Ba. Existe-t-il une autre solution que la répression aveugle ? La réponse était dans la question. Une autre voie existait, mais elle exigerait un profond changement de mentalité chez les dirigeants chinois. Elle nécessiterait de déployer des trésors de stratégie.

– Pourtant, chers auditeurs, poursuivit Yan Ba, ces préparatifs ont en réalité déjà commencé, en dépit des apparences.

Jusqu’alors, il n’avait évoqué que la Chine, son histoire et son état actuel. A présent, à l’approche de la troisième heure de son discours, il s’aventura loin des frontières du pays. Pour parler de l’avenir.

– Transportons-nous sur un autre continent, enchaîna Yan Ba. En Afrique. Dans notre lutte pour assurer notre approvisionnement en matières premières, et tout particulièrement en pétrole, nous avons ces dernières années développé des relations toujours plus approfondies avec beaucoup de pays africains. Nous leur attribuons des prêts avantageux, nous leur faisons des cadeaux, sans nous mêler de politique. Nous sommes neutres, nous faisons des affaires avec tout le monde, peu importe qu’il s’agisse du Zimbabwe ou du Malawi, du Soudan ou de l’Angola. Tout comme nous refusons toute ingérence étrangère dans nos affaires intérieures et notre système judiciaire, nous considérons que ces pays sont souverains et que nous n’avons pas notre mot à dire sur leur organisation sociale. Cela nous vaut de nombreuses critiques, mais elles ne nous atteignent pas, car nous savons qu’elles cachent de la jalousie et de la peur : la Chine n’est plus le colosse aux pieds d’argile qu’ont trop longtemps imaginé la Russie et les États-Unis. En Occident, on se refuse à admettre que les Africains préfèrent travailler avec nous. La Chine ne les a jamais opprimés, jamais colonisés. Au contraire, nous les avons aidés à se libérer dans les années 1950. C’est pour cette raison que nos progrès en Afrique rencontrent la constante hostilité des pays occidentaux. Nos amis africains se tournent vers nous quand le FMI ou la Banque mondiale refusent de leur prêter de l’argent. Nous n’hésitons pas à les aider. Nous le faisons la conscience tranquille, car nous sommes nous aussi un pays pauvre. Nous faisons toujours partie de ce qu’on appelle le tiers-monde. Au cours de notre travail de plus en plus fructueux avec ces pays, nous avons compris qu’à long terme, une partie de la solution à la menace que j’évoquais plus tôt ce matin se trouve peut-être là-bas. Pour beaucoup d’entre nous, moi compris, cela peut sembler un paradoxe historique.

» Permettez-moi d’utiliser une comparaison pour décrire la situation de ces pays il y a cinquante ans. À l’époque, l’Afrique était presque exclusivement constituée de colonies pliant sous le joug de l’impérialisme occidental. Solidaires de ces peuples, nous avons soutenu leurs mouvements de libération en leur fournissant des conseils et des armes. Ce n’est pas pour rien que Mao et sa génération ont montré l’exemple : une guérilla bien organisée peut triompher d’un ennemi plus puissant, comme des milliers de fourmis mordant le pied d’un éléphant finissent par le faire tomber. Notre aide a contribué à la libération de tous ces pays. Nous avons vu l’impérialisme battre de l’aile. La sortie de notre camarade Nelson Mandela de l’île où il avait si longtemps été emprisonné a sonné la défaite finale de l’impérialisme occidental sous ses habits coloniaux. La libération de l’Afrique a décalé l’axe du monde dans la direction où nous pensons que triompheront finalement la liberté et la justice. Nous voyons aujourd’hui de grands territoires souvent fertiles laissés à l’abandon en Afrique. Contrairement à notre pays, le continent africain n’est pas densément peuplé. Là réside une partie de la solution à ce qui menace notre stabilité.

Yan Ba vida le verre d’eau posé près du micro. Puis il continua. Il arrivait à présent à un point qu’il savait devoir faire débat au sein de ses auditeurs et au bureau politique du Parti.

– Nous devons savoir ce que nous faisons, dit Yan Ba, mais aussi ce que nous ne faisons pas. Ce que nous proposons aux Africains n’est pas une deuxième vague de colonisation. Nous ne venons pas en envahisseurs, mais en amis. Nous n’avons pas l’intention de reproduire les abus du colonialisme. Nous savons ce que signifie l’oppression : beaucoup de nos ancêtres ont vécu comme des esclaves aux Etats-Unis au dix-neuvième siècle. Nous avons nous-mêmes été victimes de la barbarie du colonialisme européen. Si des ressemblances de surface peuvent prêter à confusion, cela ne signifie pas pour autant que nous soumettions le continent africain à une agression coloniale. Nous voulons juste trouver la solution à un problème, tout en assistant ces gens. Dans les plaines dépeuplées, dans les vallées fécondes le long des grands fleuves africains, nous voulons développer l’agriculture en y envoyant des millions de nos paysans pauvres, qui commenceront aussitôt à cultiver ces terres en jachère. Nous ne chassons pas des populations, nous comblons un vide, et tout le monde y trouvera son compte. Dans certains pays d’Afrique, surtout au sud et au sud-est du continent, d’immenses surfaces pourraient être peuplées par nos pauvres. Nous mettrions ainsi en valeur l’Afrique, tout en éliminant chez nous une menace. Nous savons que nous rencontrerons de fortes résistances, et pas uniquement au sein de la communauté internationale qui accusera la Chine de devenir elle-même un pays colonial après avoir soutenu la lutte pour la décolonisation. C’est aussi au sein même du Parti que nous rencontrerons une résistance acharnée. Je souhaite par ce discours mettre en lumière ces oppositions. Les adversaires seront légion au sein des cercles dirigeants de notre pays. Vous qui êtes rassemblés ici aujourd’hui, vous représenterez le parti du bon sens et de la clairvoyance, convaincus qu’une grande part de ce qui menace notre stabilité peut être éliminée de cette façon. Les idées nouvelles rencontrent toujours une forte résistance. Mao et Deng le savaient mieux que quiconque. Ils se ressemblaient en cela : sans jamais craindre la nouveauté, ils étaient toujours à la recherche de solutions pour améliorer les conditions de vie des pauvres sur la planète, au nom de la solidarité.

Yan Ba consacra encore une heure quarante à exposer ce que serait la politique de la Chine dans un avenir proche. Quand il eut enfin fini de parler, il était si fatigué que ses jambes tremblaient. Les applaudissements fournis de la salle se prolongèrent dix-neuf minutes. Il avait accompli sa mission.

Il quitta l’estrade par là où il était arrivé et se dépêcha de rejoindre la voiture qui l’attendait pour le ramener à l’université. Il essaya d’imaginer les discussions qui allaient suivre son discours. Les participants allaient-ils plutôt se disperser chacun de son côté ? Chacun retourner à ses occupations en méditant aux événements qui allaient bientôt marquer la politique chinoise ?

Ce que Yan Ba éprouva au moment de sortir de scène, était-ce une sensation de vide ? Il avait fait son devoir. Son nom ne serait jamais mentionné par les historiens qui se pencheraient sur les bouleversements de la politique chinoise commencés en cette année 2006. La légende parlerait peut-être d’une réunion secrète, mais personne ne saurait exactement. Les participants avaient reçu l’interdiction formelle de prendre des notes.

De retour dans son bureau, Yan Ba s’enferma et fit passer les feuillets de son discours dans le broyeur à papier qu’il avait fait installer au début de sa mission secrète. Une fois le discours réduit en charpie, il le descendit à la chaufferie, dans les sous-sols de l’université. Un gardien lui ouvrit le hublot d’une des chaudières. Il y jeta les débris de papier et les regarda se transformer en cendres.

Puis plus rien. Il passa le reste de la journée absorbé par la rédaction d’un article sur les implications futures de la recherche sur l’ADN. Il quitta son bureau juste après dix-huit heures et rentra chez lui. Il s’installa avec un petit frisson au volant de sa nouvelle voiture japonaise, offerte avec ses honoraires.

L’hiver serait long. Il attendait avec impatience le printemps.

Le même soir, Ya Ru regardait par la baie vitrée de son bureau panoramique, au sommet de son immeuble. Il songeait à ce discours prospectif qu’il avait passé la matinée à écouter. Ce n’était pourtant pas sa teneur qui le tracassait. Il était déjà au courant des stratégies en cours d’élaboration dans les premiers cercles du Parti. Par contre, il avait été surpris de voir sa sœur Hong invitée à cette conférence. Elle avait beau occuper une position de conseillère de haut niveau au cœur même du Parti communiste, il ne s’attendait pas à la rencontrer là.

Ça ne lui plaisait pas. II était convaincu que Hong protesterait en chœur avec la vieille garde du Parti contre ce qui serait qualifié de néocolonialisme honteux. Comme il était lui-même un des plus ardents défenseurs de cette nouvelle politique d’expansion en Afrique, il ne souhaitait pas trop se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis de sa sœur. Cela ferait désordre et saperait la position de force qu’il occupait : s’il y avait bien quelque chose que les dirigeants du Parti détestaient, c’étaient les conflits familiaux aux postes les plus élevés. Personne n’avait oublié l’opposition entre Mao et son épouse Jiang Qing.

Sur son bureau, le journal de San était ouvert. Il n’avait pas encore rempli toutes les pages laissées blanches. Mais il savait que Liu Xin était de retour et viendrait bientôt lui faire son rapport.

Au mur, un thermomètre indiquait une température en baisse.

Ya Ru sourit et cessa de penser à sa sœur et au froid. Il allait bientôt quitter ce rude hiver pour participer au voyage d’une délégation de politiques et d’hommes d’affaires chinois dans quatre pays d’Afrique du Sud et de l’Est.

Il n’était encore jamais allé en Afrique. Mais maintenant que le continent noir allait prendre une importance croissante pour le développement de la Chine, peut-être même au point de devenir un jour un satellite de l’Empire du Milieu, il était essentiel qu’il soit présent lorsque se noueraient les relations d’affaires fondamentales.

Des semaines chargées en perspective : voyages, nombreuses rencontres. Avant que l’avion ne retourne à Pékin, il avait pourtant prévu de fausser compagnie à la délégation pendant quelques jours, le temps d’une excursion dans la brousse. Il espérait voir un léopard.

La ville s’étendait à ses pieds. Il savait que les léopards cherchent souvent les points culminants pour avoir une vue d’ensemble du paysage.

Je suis ici au sommet de ma colline, songea-t-il. Ma falaise. D’ici, rien ne m’échappe.