QUATRE
La vitesse de la guerre / Une route plus longue /
La fraternité du Phénix
À bien des égards, la purge de Laeran illustrait parfaitement la uête de perfection de Fulgrim. Les batailles livrées sur la planète-océan étaient rudes et sans merci, chaque victoire n’était gagnée qu’après des combats parmi les plus sanglants de l’histoire de la légion, mais cette guerre se déroulait à une vitesse qui confinait au miraculeux. L’extermination des laers et la soumission de leur planète entière se payait néanmoins par la mort d’Emperor’s Children.
Chaque atoll capturé était rapidement transformé en base d’opérations tenue par les palatins d’Archite, tandis que les Space Marines poursuivaient la campagne implacable de leur primarque. Bien que les laers fussent une espèce technologiquement avancée, jamais ils n’avaient affronté un ennemi aussi dédié à leur destruction totale. Les plans tracés par Fulgrim faisaient preuve d’une telle méticulosité et d’une telle prescience qu’aucune des réactions des laers ne suffisait à empêcher, ou à seulement ralentir leur inévitable destin.
Sous un protocole de quarantaine strict, des spécimens vivants et morts de guerriers laers furent amenés à bord du Pride of the Emperor à des fins d’étude, et disséqués par les apothicaires de la légion pour glaner autant d’informations que possible sur ces adversaires. Ces spécimens allaient de l’engeance combattante qui avait défendu l’atoll 19 aux monstres aquatiques dotés de poumons génétiquement modifiés et d’une pointe de harpon à la place de la queue, en passant par les créatures volantes aux ailes dentelées et à la morsure venimeuse. Trouver autant de variétés au sein d’une même espèce était fascinant, et de nouveaux individus ne cessaient d’être amenés à bord.
À chaque victoire, le renom qu’en tiraient les capitaines et les guerriers de la légion ne cessait de croître, et Fulgrim passa commande de centaines de nouvelles œuvres d’art en leur honneur. Les vaisseaux de la flotte ressemblèrent bientôt à d’immenses galeries, aux murs ornés de tableaux exquis, et où le marbre sculpté trônait sur des piédestaux d’onyx luisant. Des rayonnages complets de poésie et des symphonies entières furent écrits, et il se murmura même que Bequa Kynska avait commencé un nouvel opéra pour célébrer la victoire imminente.
Privé d’un rôle dans l’assaut initial sur l’atoll 19, le premier capitaine Julius Kaesoron reçut l’honneur de mener les troupes de première ligne, sous le commandement général du seigneur commandeur Vespasian ; bien qu’il eût la précédence de rang, Eidolon avait déjà mené les forces de soumission de Vingt-Huit Deux.
La guerre pour Laeran fut livrée sur des terrains nombreux et divers. Les Emperor’s Children combattirent sur les atolls flottants, et dans les ruines de structures antiques qui s’élevaient des océans tandis que l’écume des brisants venait s’écraser contre leurs murs, lesquels se dressaient autrefois en l’air de plusieurs kilomètres.
Les villes sous-marines furent découvertes quelques jours après l’ouverture de la campagne, et des détachements d’Astartes portèrent le combat dans leurs ténèbres abyssales, pénétrant dans des structures qui n’avaient jamais connu la lumière du jour, à bord de torpilles d’abordage spécialement modifiées tirées depuis des croiseurs qui survolaient la mer.
Solomon Demeter mena la 2e compagnie contre la première de ces cités et la subjugua en six heures. Son plan d’attaque lui valut les louanges du primarque. Marius Vairosean mena de nombreuses actions contre les postes orbitaux laers qui avaient précédemment échappé à la détection, et livra des abordages contre des croiseurs xenos contrôlés par des pilotes télépathiquement liés à leur vaisseau de manière parasitaire.
Julius Kaesoron coordonna les attaques sur les atolls des laers, ce qui lui permit de discerner un motif régulier dans leurs mouvements jugés auparavant aléatoires. Les îlots avaient d’abord été considérés comme des entités indépendantes qui forgeaient leur propre destinée dans les cieux de la planète, mais en analysant leurs trajectoires, Julius se rendit compte que tous gravitaient autour de l’un d’eux en particulier.
Cet atoll n’était ni le plus gros, ni le plus impressionnant de ceux qui avaient été identifiés, mais plus le tracé des trajectoires était étudié, plus son importance devenait évidente ; des conseillers stratégiques émirent la théorie qu’il s’agissait peut-être du siège de ce qui tenait lieu de gouvernement sur Laeran. Quand ce schéma concentrique fut porté à l’attention du primarque, celui-ci en perça immédiatement la véritable signification.
Ce n’était pas le siège d’un gouvernement : c’était un lieu de culte.
Des lampes fluorescentes et glaciales baignaient l’apothecarion du Pride of the Emperor d’un éclat vif, reflété par les armoires vitrées et les récipients d’acier où étaient posés des instruments chirurgicaux et des organes sanglants. L’apothicaire Fabius dirigea l’arrivée de ses serviteurs, lesquels lui amenaient le cadavre d’un laer sur une table roulante depuis les compartiments mortuaires réfrigérés.
Fabius avait pour habitude d’attacher au-dessus de sa tête ses cheveux longs et blancs, semblables à ceux du primarque, ce qui accentuait les angles de ses traits et la froideur de ses yeux sombres. Ses gestes étaient exacts et concis, traduisant son caractère énergique et la précision de sa méthodologie. Son armure se trouvait sur un râtelier dans sa chambre d’armement ; il n’était vêtu que de ses robes chirurgicales rouges et d’un lourd tablier de toile cirée, taché de sang xenos.
Des volutes d’air froid s’élevaient de la dépouille, et il hocha la tête quand ses serviteurs arrêtèrent le chariot près de la tablette d’autopsie en pierre sur laquelle reposait un autre guerrier laer, fraîchement amené du champ de bataille : celui-là avait été tué d’un tir à la tête, la majorité de son corps était ainsi demeurée intacte, du moins suite aux combats. Sa chair était encore tiède au toucher et exhalait le parfum huileux de ses sécrétions. Quantité de données défilaient sur des panneaux hololithiques suspendus au plafond par de fins câbles. Des diagrammes fantomatiques étaient projetés sur les murs nus et aseptisés.
Fabius avait travaillé sur ce corps tiède durant les quelques dernières heures, et les fruits de son labeur avaient été singuliers. Il avait procédé à l’ablation des viscères ; les organes du xenos s’exhibaient comme des trophées sur les plateaux argentés qui entouraient la tablette. Le soupçon qui s’était formé dans son esprit depuis l’attaque de l’atoll 19 s’était confirmé. Fort de cette information, il avait fait parvenir au seigneur Fulgrim la nouvelle de sa découverte.
Le primarque se tenait à l’entrée de la salle, et les gardes phéniciens, armés de leurs hallebardes, restaient à distance respectueuse derrière le maître des Emperor’s Children. Bien que l’apothecarion carrelé de blanc fût spacieux et haut de plafond, il paraissait exigu lorsque le primarque s’y trouvait. Fulgrim arrivait tout juste des combats, était toujours revêtu de son armure de bataille, et la mêlée féroce qui s’était déroulée continuait de faire chanter le sang dans ses veines. La guerre entrait dans sa troisième semaine et l’offensive n’avait pas connu de répit. Chaque bataille repoussait les laers depuis leurs divers atolls vers celui que le primarque avait identifié comme le centre de leur culte.
— J’espère que c’était important, apothicaire. J’ai toujours une planète à conquérir.
Fabius hocha la tête, et se pencha sur le corps réfrigéré en faisant glisser de son narthecium une lame de scalpel pour trancher les sutures qui maintenaient fermées les incisions du torse. Il écarta les épais rabats de peau et de muscles, en les maintenant ouverts à l’aide de pinces à clamper. Fabius sourit en observant l’intérieur du guerrier laer, de nouveau admiratif devant le parfait arrangement d’organes qui en faisaient une machine à tuer.
— Ça l’est, monseigneur, promit Fabius. Je n’aurais jamais imaginé quoi que ce soit du genre, et je suspecte que personne d’autre ne l’imaginait, sauf peut-être les théoriciens génétiques les plus extrémistes de Terra.
— De quel genre ? voulut savoir Fulgrim. Ne mettez pas ma patience à l’épreuve, apothicaire.
— C’est fascinant, monseigneur, proprement fascinant, dit Fabius en se plaçant entre les deux cadavres laers. J’ai procédé à des analyses génétiques sur ces deux spécimens et j’ai découvert beaucoup de choses intéressantes.
— Tout ce qui m’intéresse au sujet de ces créatures, c’est de savoir comment les tuer, dit Fulgrim, et Fabius comprit qu’il ferait mieux d’en venir rapidement aux faits. Les pressions d’une campagne aussi soutenue devaient être très pesantes, même pour un primarque.
— Je le sais bien, monseigneur, dit-il, mais je pense que vous pourriez trouver de l’intérêt à savoir comment ils vivent. D’après les recherches que j’ai entreprises, il semble que les laers ne nous soient pas si étrangers dans leur quête de perfection.
Fabius indiqua les cavités thoraciques ouvertes des deux laers.
— Prenez ces deux spécimens. Ils sont génétiquement identiques en ce sens qu’ils proviennent de la même souche génétique, mais leurs métabolismes ont été modifiés.
— Modifiés dans quel but ? demanda Fulgrim.
— De mieux les adapter au rôle qu’ils allaient remplir dans la société laer, j’imagine, répondit Fabius. Ce sont deux individus assez fascinants ; ils ont été génétiquement et chimiquement altérés depuis leur naissance pour leur permettre de remplir parfaitement un rôle prédéterminé. Celui-ci, par exemple, est clairement un guerrier. Son système nerveux central a été conçu pour opérer à un niveau de fonctionnalité bien plus élevé que ceux des émissaires que nous avons capturés au commencement de la guerre, et vous voyez ces glandes, ici ?
Fulgrim se pencha sur le corps. Son nez se fronça de dégoût en percevant sa puanteur xenos.
— Que font-elles ?
— Elles ont pour fonction de libérer sur la peau un composé formant des croûtes dures sur les zones endommagées au combat. Dans les faits, cette substance sert une fonction biologique auto-réparatrice et peut colmater des dégâts quelques instants après qu’ils ont été infligés au corps. Nous avons de la chance que le capitaine Demeter soit parvenu à le tuer d’un tir aussi net à la tête.
— Tous les laers ne possèdent donc pas ces organes ? demanda Fulgrim.
Fabius secoua la tête, avant de lui indiquer les données déroulantes des plaques hololithiques. Des images de laers disséqués apparurent, et des projections vacillantes de divers organes extraterrestres se mirent à pivoter en l’air au-dessus des dépouilles.
— Non, expliqua l’apothicaire, et c’est ce qui les rend si fascinants. Chaque laer est modifié dès la naissance pour parfaitement remplir le rôle qui lui a été assigné, que ce soit celui de guerrier, d’éclaireur, de diplomate ou même d’artiste. Certains des premiers qui m’ont été envoyés possédaient des cavités oculaires élargies pour mieux capturer la lumière. Sur le cerveau de certains autres, les centres de la parole avaient été améliorés, tandis que d’autres encore avaient été altérés pour accroître leur force et leur résistance, peut-être pour se montrer plus efficaces en tant qu’ouvriers.
Fulgrim observait les données des plaques, absorbant les informations plus vite que n’aurait plus le faire un quelconque autre individu.
— À leur façon, ils visent eux aussi la perfection.
— En effet, monseigneur, dit Fabius. Pour les laers, l’altération de l’apparence physique constitue le premier pas sur le chemin de leur perfection.
— Estimeriez-vous que les laers soient des êtres parfaits, Fabius ? demanda Fulgrim, une note d’avertissement dans la voix. Prenez garde à vos propos. Comparer ces créatures xenos à l’ouvrage de l’Empereur ne serait guère sage.
— Non, non, se hâta de rectifier Fabius. Ce que l’Empereur a fait de nous est extraordinaire, mais si cela n’était que le premier pas sur une route plus longue ? Nous sommes les enfants de l’Empereur, et comme tous les enfants, nous devons apprendre à marcher seuls pour avancer de nous-mêmes. Nous serait-il possible de considérer notre chair, de trouver de nouveaux moyens de l’améliorer encore et de l’amener un peu plus près de la perfection ?
— De l’améliorer encore ! répéta Fulgrim, en dominant Fabius de toute sa taille. Je pourrais vous faire exécuter pour avoir proféré une telle insanité, apothicaire !
— Monseigneur, se défendit vite Fabius, le but de nos existences est de trouver la perfection en toute chose. Et cela nous oblige à mettre de côté toute notion d’affectivité ou de déférence qui nous limiterait dans cette recherche.
— Ce que l’Empereur a modifié en nous est parfait, statua Fulgrim.
— Vraiment ? demanda Fabius, stupéfait de sa propre insolence, d’oser remettre en question le miracle de sa propre amélioration physique. Souvenez-vous que notre chère légion a bien failli être détruite dès sa fondation. Un accident a provoqué la destruction de presque toutes les souches génétiques utilisées pour nous créer ; est-ce que cela n’était pas une imperfection plutôt qu’un accident ?
— Je me souviens très bien de ma propre histoire, le rabroua Fulgrim. Lorsque mon père m’a ramené pour la première fois sur Terra, la légion pouvait à peine compter sur deux cents guerriers.
— Et vous rappelez-vous ce que l’Empereur vous a dit lorsque vous avez appris cet incident ?
— Oui, mon père m’a dit qu’il était préférable qu’un tel désastre fut survenu tôt, car il allait éveiller le phénix qui était en moi, afin que je me relève de mes cendres.
Fulgrim le fixait, et Fabius vit la colère s’allumer dans les yeux de son maître, qui se remémorait le calvaire de ces jours lointains. L’apothicaire jouait un jeu dangereux, et risquait fort bien avoir signé son arrêt de mort en parlant aussi ouvertement, mais les possibilités qu’il pouvait ouvrir à la légion valaient tous les risques. Tenter de percer les secrets de la création des Astartes par l’Empereur allait être la plus grande entreprise de sa vie. Si un tel projet ne valait pas de courir un danger, qu’est-ce qui en valait la peine ?
Fulgrim se tourna vers les guerriers de la garde phénicienne.
— Laissez-nous. Attendez-moi dehors et ne revenez pas avant que je vous appelle.
Bien que leur maître se trouvât à bord de son propre vaisseau-amiral, Fabius perçut clairement l’hésitation des gardes à l’abandonner, mais ils hochèrent la tête et quittèrent l’apothecarion.
Quand ils furent partis et que la porte se fut refermée derrière eux, Fulgrim se retourna vers l’apothicaire. Le regard du primarque était pensif, et s’attarda sur les deux cadavres, puis sur Fabius ; celui-ci ignorait quelles pensées l’habitaient, tout autant qu’il ne pouvait deviner celles des laers.
— Vous croyez vraiment pouvoir améliorer encore la physiologie Astartes ? l’interrogea Fulgrim.
— Je n’en sais rien, dit Fabius en luttant pour contenir son exaltation, mais je crois que nous devons au moins essayer. Peut-être cela se révèlera-t-il infructueux, mais à l’inverse…
— Nous pourrions approcher un peu plus de la perfection.
— Et seule l’imperfection nous fait manquer à notre devoir envers l’Empereur, récita Fabius.
Fulgrim hocha la tête.
— Je vous donne le droit d’agir, apothicaire. Faites ce qui doit être fait.
Les membres de la fraternité du Phénix se regroupèrent dans l’Héliopole à la lumière du feu. Ils arrivaient seuls ou par deux pour franchir la grande porte de bronze et venir s’asseoir à leur place, autour d’une large table circulaire disposée au centre du cercle sombre, baignée par la lueur orange reflétée au plafond. Les flammes crépitaient dans le brasero posé au centre de la table. Les chaises de bois noir à haut dossier étaient espacées à intervalles réguliers, la moitié d’entre elles occupées par des guerriers des Emperor’s Children assis sur leurs capes. Leurs armures brillaient, mais leurs plaques étaient cabossées et avaient de toute évidence connu de meilleurs jours.
Solomon Demeter regarda Julius Kaesoron et Marius Vairosean passer la porte du Phénix, et le reste des capitaines de la légion qui n’étaient pas actuellement au combat arrivèrent derrière eux. Il percevait leur lassitude, et les accueillit d’un hochement de tête lorsqu’ils s’assirent de part et d’autre de lui, heureux que ses amis fussent revenus sains et saufs d’une nouvelle descente éreintante sur la planète.
La purge de Laeran était dure pour eux tous. Trois quarts des effectifs de la légion se trouvaient en permanence sur le théâtre d’opérations et il y avait peu de chance qu’une guerre aussi exigeante leur offrît un répit. À peine les guerriers de chaque compagnie regagnaient-ils la flotte pour se réapprovisionner qu’ils étaient aussitôt renvoyés au combat.
Les plans du seigneur Fulgrim étaient audacieux et brillants, mais laissaient peu de place au repos et à la récupération. Même Marius, d’ordinaire infatigable, paraissait épuisé.
— Combien ? demanda Solomon, en redoutant déjà la réponse qu’il allait recevoir.
— Onze morts, dit Marius. Et j’ai peur qu’un douzième succombe avant la fin du jour.
— Sept, soupira Julius. Et chez vous ?
— Huit, annonça Solomon. Et les autres auront subi des pertes du même ordre.
— Si ce n’est pire, estima Julius. Nos compagnies sont les meilleures.
Solomon hocha la tête. Julius ne se flattait pas, car un tel penchant lui était inconnu ; il ne faisait qu’énoncer un fait.
— Du sang neuf, dit-il en apercevant autour de la table deux visages que la fraternité du Phénix ne comptait pas auparavant. Leurs épaulières portaient l’insigne de capitaine. La peinture avait probablement à peine eu le temps de sécher.
— La mort n’est pas réservée aux simples combattants de la légion, dit Marius. Les bons meneurs doivent nécessairement se mettre en danger pour inspirer ceux qu’ils dirigent.
— Il n’est pas utile de me citer les grands principes, Marius, dit Solomon, j’étais déjà là quand ils furent écrits. J’ai pratiquement inventé le concept de combattre au centre de ses lignes en laissant les flancs aux autres.
— Est-ce également vous qui avez inventé le concept d’avoir une chance insolente ? intervint Julius. J’ai perdu le compte du nombre de fois où vous auriez mérité de vous faire tuer.
Solomon sourit de voir que la campagne de Laeran n’avait pas émoussé la répartie des uns et des autres.
— Ah, Julius… Les dieux de la guerre m’apprécient, et ils refusent de me voir mourir sur cette planète lamentable.
— Ne dites pas des choses pareilles, l’avertit Marius.
— Comment ça ?
— Suggérer l’existence de dieux, dit le capitaine de la 3e compagnie. Ça n’est pas convenable.
— Ne vous énervez pas, Marius, sourit Solomon en posant la main sur l’épaulière de son ami. Il n’y a qu’un seul dieu de la guerre, il est à cette table et je suis assis à côté de lui.
Marius lui fit retirer sa main.
— Ne vous moquez pas de moi. Je suis sérieux.
— Comme si je ne le savais pas, rétorqua Solomon avec une expression froissée. Vous devriez vous détendre un peu. Nous ne pouvons tout de même pas garder une mine aussi sévère en toutes circonstances.
— La guerre est une affaire grave, Solomon, dit Marius. Des hommes meurent, alors que notre responsabilité est de les faire revenir vivants. Chaque mort nous amoindrit, et vous voudriez que nous en plaisantions ?
— Je ne crois pas que Solomon ait voulu dire cela, amorça Julius, mais Marius l’interrompit.
— Ne le défendez pas. Il sait très bien ce qu’il a dit, et je suis malade de l’entendre parler de la sorte pendant que nous perdons de braves guerriers.
Les paroles de Marius le piquèrent au vif et Solomon se sentit insulté. Il se pencha vers lui.
— Je n’oserais jamais tourner en dérision le fait que nos hommes meurent, mais je sais que beaucoup d’autres ne reviendraient pas ici en vie si je n’étais pas là. Nous avons chacun notre approche de la guerre, et je suis désolé si la mienne vous offense, mais je suis ce que je suis et personne ne me fera changer.
Solomon le fixait droit dans les yeux, en le mettant pratiquement au défi de poursuivre cette dispute inattendue, mais son compagnon capitaine secoua la tête.
— Je suis désolé, mon ami. Tous ces combats m’ont laissé d’humeur belliqueuse. Je me cherche des raisons pour évacuer ma colère.
— Ce n’est rien, dit Solomon, sa propre colère ayant disparu en un instant. Vous êtes tellement rigoriste que je ne peux pas m’empêcher de vous asticoter de temps en temps, même quand je sais que je ne devrais pas. C’est à moi de m’excuser.
Marius lui offrit sa main, que Solomon serra.
— La guerre fait de nous tous des imbéciles alors que nous devrions précisément veiller à rester aussi dignes que d’ordinaire.
Solomon hocha la tête.
— Vous avez raison, mais je n’arriverais jamais à me comporter autrement. Je laisse à Julius le soin de s’occuper des choses raffinées. En parlant de ça, Julius, comment se porte tout votre petit entourage de commémorateurs ? Ont-ils fait de nouveaux bustes de vous ? Je vous promets, Marius, bientôt, il deviendra impossible de prendre un couloir sans voir son visage sur un tableau ou sculpté dans le marbre.
— Ça n’est pas parce que vous êtes trop laid pour être immortalisé que tous doivent s’en priver, répliqua Julius, habitué aux piques amicales de Solomon. Et on peut à peine parler d’entourage. La musique de maîtresse Kynska est magnifique, certes, et oui, j’espère tout à fait devenir le sujet d’une toile de Serena d’Angelus. La perfection peut exister dans tous les domaines, mes amis, pas uniquement dans celui de la guerre.
— Vous avez un ego grand comme ça… se moqua Solomon en écartant les bras. La porte du Phénix s’ouvrit alors une nouvelle fois, et Fulgrim entra en armure complète, entouré d’une grande cape de plumes couleur d’incendie. L’effet était saisissant ; toutes les conversations cessèrent dans l’instant autour de la table et les Astartes admirèrent avec ferveur leur commandant bien-aimé.
L’assemblée des guerriers se leva et tous s’inclinèrent tandis que le primarque prenait place à la table. Comme toujours, Fulgrim était flanqué d’Eidolon et de Vespasian, dont les armures étaient elles aussi rehaussées d’une cape de plumes. Chacun d’eux portait un bâton surmonté d’un petit brasero de fer noir où brûlait une flamme.
Bien que la table ronde fût en théorie supposée abolir la hiérarchie, il n’y avait aucun doute quant à savoir qui la dominait. D’autres légions avaient peut-être choisi des décors plus informels pour leur loge guerrière, mais les Emperor’s Children aimaient entretenir la tradition et le rituel. Car de la répétition naissait la perfection.
— Frères du Phénix, dit Fulgrim, par le feu, je vous souhaite la bienvenue.
Bequa Kynska était assise devant la large écritoire de sa cabine à bord du Pride of the Emperor, et regardait la planète bleue au travers du hublot cerclé de laiton. Bien que la scène fût magnifique, elle le remarquait à peine, irritée par les pages de partitions posées devant elle, toujours vierges, et par l’indifférence d’Ostian Delafour.
Même si ce garçon était quelconque, sans prétention, sans attributs physiques qui l’auraient distingué des nombreux amants qu’elle avait eus au fil des années, il était jeune, et Bequa aspirait plus que tout à être aimée par de jeunes hommes. Ils étaient si innocents ; corrompre cette innocence avec l’amertume de l’âge et de l’expérience était l’un des quelques plaisirs qu’il lui restait. Depuis ses plus tendres années, Bequa avait toujours réussi à avoir les hommes et les femmes qu’elle avait désirés. Personne ne lui avait été hors de portée. Se voir refuser quelqu’un maintenant, alors qu’une chance lui était donnée de réaliser l’impensable, était une frustration suprême.
Sa colère qu’Ostian eut repoussé ses avances la rongeait, et elle se jura en silence qu’il paierait pour son effronterie.
Personne ne rejetait Bequa Kynska !
Elle posa le bout des doigts contre sa tête, et se massa doucement la tempe pour tenter d’apaiser la migraine qu’elle sentait poindre derrière ses yeux. La texture lisse et artificielle de sa peau lui parut froide. Elle reposa la main sur l’écritoire. Ses traitements chirurgicaux avaient empêché les pires effets de l’âge de devenir visibles, mais bien qu’elle fût encore considérablement belle, ce n’était qu’une question de temps avant que les artifices humains ne fussent plus capables de déguiser les dégâts des ans.
Bequa prit sa plume et sa main vint flotter au-dessus de la page où chaque portée restait désespérément vide. Elle avait fait courir la rumeur d’une nouvelle symphonie triomphale qu’elle composait pour le seigneur Fulgrim ; jusqu’à présent, elle n’en avait pas couché la moindre note.
Être choisie pour rejoindre l’ordre des commémorateurs avait été un grand honneur, bien qu’elle n’eût guère été surprise, car qui pouvait rivaliser avec ses talents musicaux ? Cela lui avait semblé être une étape naturelle après le temps passé au Conservatoire de musique, et le potentiel des nouveaux horizons qui s’ouvrait à elle lui semblait infini. En vérité, les spires de Terra avaient commencé à l’étouffer : les mêmes visages, les mêmes platitudes qui lui étaient resservies sans cesse avaient perdu leur saveur après tant de temps. Que restait-il de neuf pour elle sur Terra, après qu’elle en eut goûté tous les plaisirs et narcotiques que l’argent pouvait acheter ? Quelles nouvelles sensations un monde aussi vide et morne que Terra pouvait-il offrir à une libertine de son raffinement ?
Peut-être qu’une galaxie s’éveillant de nouveau à son destin manifeste d’être dominée par l’Humanité pourrait lui offrir des extases inédites, avait-elle pensé.
Et cela avait été le cas pendant un temps ; les mondes humains émergents avaient su lui procurer une surabondance d’émerveillements. De même, se retrouver en compagnie exclusive d’autres artistes avait d’abord été enivrant, et la musique s’était déversée de ses doigts sur la partition comme avant qu’elle eut remporté les robes du Mercurio d’argent pour la Symphonie de la nuit exilée.
Désormais qu’il ne restait plus rien pour l’inspirer, la musique s’était tue.
En dessous d’eux, la planète pivotait doucement sur son axe, et elle espéra ardemment que sa beauté l’émouvrait assez pour pouvoir composer de nouveau.
Solomon se leva en même temps que ses frères de bataille en réponse au salut de leur primarque. Aussi grand que fût le simple honneur de se trouver en présence du seigneur Fulgrim, compter parmi les membres d’un groupe aussi restreint était un plaisir tout à fait différent.
— Nous vous souhaitons la bienvenue, notre seigneur et maître, prononça-t-il avec les autres.
Solomon regarda Eidolon et Vespasian s’installer de part et d’autre de Fulgrim, en logeant leur bâton dans les passants fixés à leur siège avant de s’y asseoir. Immédiatement, il sentit la tension entre les deux seigneurs commandeurs et se demanda ce qui les avait opposé avant leur arrivée.
La fraternité du Phénix était une loge bien plus fermée que celles de beaucoup d’autres légions. Lorsque les Emperor’s Children avaient servi aux côtés des Luna Wolves, de solides liens d’amitié s’étaient forgés avec les hommes d’Horus, et entre les combats, des langues s’étaient déliées pour évoquer leur loge guerrière.
La loge des Luna Wolves était en théorie ouverte à tout Astartes qui désirait en devenir membre. Elle était un endroit informel, aux débats animés, où le grade n’intervenait pas et où tout homme pouvait librement livrer son opinion sans crainte de représailles. Solomon et Marius avaient obtenu le droit d’assister à l’un de ces rassemblements, une soirée de camaraderie plaisante, sous l’égide d’un guerrier nommé Serghar Targost. Solomon avait apprécié cette réunion, en dépit des règles théâtrales de leur arrivée secrète, mais il avait senti que son caractère informel et son mélange des rangs avaient mis Marius mal à l’aise. Selon leur tradition hiérarchique, seuls les Emperor’s Children de haut rang pouvaient maintenant se joindre à leur propre fraternité.
La convocation à cette réunion émanait de Fulgrim, et Solomon était curieux de savoir ce que le primarque avait à leur dire.
— La purge de Laeran est presque achevée, mes frères, commença-t-il, et les Emperor’s Children présents poussèrent une grande acclamation. Un dernier bastion xenos attend de subir nos foudres et je mènerai l’attaque personnellement, car n’avais-je pas promis que je planterai moi-même notre étendard sur les ruines de la terre des laers ?
— Si, c’est vrai ! répondit Marius, et Solomon échangea un regard avec Julius, conscient comme lui du ton flagorneur de cette intervention, en prolongement desquelles d’autres martelèrent la table de leurs poings. Fulgrim leva une paume pour calmer leur ardeur.
— Les combats de Laeran ont été durs, et nous avons tous perdu des frères d’armes, déclara-t-il d’un ton solennel, avec la même peine qu’ils ressentaient tous. Mais nous nous sommes considérablement distingués, et quand les hommes se retourneront pour lire ce que nous avons accompli ici, ils penseront que les chroniqueurs leur auront menti, car aucune légion n’aurait été capable de soumettre une race entière en si peu de temps. Les Emperor’s Children ne sont pas n’importe quelle légion ; nous sommes les favoris de l’Empereur, les seuls Astartes assez parfaits pour porter son aigle sur nos poitrines.
Chacun des guerriers présents autour de la table se frappa le plastron du plat de la main, en reconnaissance de l’honneur que l’Empereur leur avait fait, tandis que Fulgrim poursuivait.
— Votre courage et vos sacrifices ne sont pas passés inaperçus, et la Colonnade des Héros rappellera à jamais les noms et les faits de nos disparus. J’honore leur mémoire dans mon esprit, comme le feront ceux qui viendront après eux.
Fulgrim se leva de son siège et fit le tour de la table pour aller se tenir derrière les deux nouveaux visages présents. L’un avait cet air de guerrier-né à l’expression fanfaronne que Solomon apprécia d’emblée, tandis que l’autre semblait mal supporter par anticipation toute l’attention dont il serait bientôt l’objet. Ce que Solomon put parfaitement comprendre, quand il se souvint de sa propre présentation à la fraternité du Phénix.
— Même si certains meurent, leur mort permet à d’autres d’approcher un peu plus la perfection au combat en prenant leur place. Accueillez-les parmi vous, mes frères !
Les deux guerriers se levèrent, et Solomon se joignit aux autres pour les applaudir puissamment tandis qu’ils s’inclinaient devant la loge. Fulgrim posa ses mains sur les épaules du plus modeste des deux.
— Voici le capitaine Saul Tarvitz, ayant fait preuve d’un grand courage sur les atolls de Laeran. Il sera un ajout de choix pour notre groupe.
Fulgrim se plaça ensuite derrière l’autre, à l’air plus sûr de lui.
— Et celui-ci, mes frères, est Lucius, un épéiste de grand talent, qui incarne tout ce qu’il signifie d’être un Emperor’s Children.
Solomon reconnut les noms des deux guerriers, qu’il ne connaissait encore que de réputation. Il appréciait l’allure de Lucius, chez qui il croyait reconnaître une partie de sa propre fougue. Tarvitz avait ce que Marius aurait appelé la contenance des bons officiers du rang.
Tarvitz se sentit manifestement observé et inclina respectueusement la tête dans la direction de Solomon, qui lui retourna son salut, en pressentant d’emblée qu’il n’y avait pas de vraie grandeur chez lui et qu’il n’accomplirait jamais de grandes choses.
Les deux Astartes se rassirent alors que Fulgrim refaisait le tour de la table, sa cape de plumes traînant derrière lui sur le sol lisse. Ayant cru sentir que le primarque renâclait à parler, Solomon se tourna vers Marius, qui haussa imperceptiblement les épaules.
— La guerre qui se déroule sous nous est presque achevée, et quand nous nous serons emparés du dernier atoll, il sera temps pour nous de prévoir notre plongée suivante dans les ténèbres. J’ai reçu de Ferrus Manus la nouvelle que ses Iron Hands doivent bientôt se lancer dans une nouvelle campagne, et qu’il sollicite l’honneur de notre assistance pour faire face à un ennemi des plus contrariants. Il doit entamer une avance en masse dans l’Amas Biplan Inférieur pour y engager le combat contre les ennemis de l’Humanité, et ce sera pour nous une parfaite opportunité de montrer les principes de perfection sur lesquels notre honneur repose. Nous allons retrouver mon frère près de l’étoile de Carollis dès que la destruction des laers sera achevée, et nous assisterons la 52e expédition avant de poursuivre notre chemin comme prévu vers l’anomalie de Pardus.
Solomon sentit ses cœurs s’emballer et se prit à ovationner Fulgrim avec le reste de ses compagnons, à l’idée de repartir au combat une fois de plus aux côtés de la 10e légion. L’amitié entre les deux primarques les rapprochait davantage que n’importes quels autres. Le lien entre Fulgrim et Ferrus Manus était légendaire, plus fort encore que celui entre lui et le Maître de Guerre, un frère qu’il avait pourtant côtoyé pendant des décennies.
— Maintenant, annoncez-leur le reste, dit une voix amère. Solomon se raidit, révolté que quiconque eut osé employer un tel ton pour s’adresser au primarque. Des regards fâchés se tournèrent vers cette voix, jusqu’à ce que tous eussent réalisé que celui qui avait parlé était le commandeur Eidolon.
— Merci, Eidolon, dit Fulgrim, et Solomon se rendit bien compte qu’un tel manquement au protocole le forçait à maîtriser son humeur. J’allais précisément y venir.
Un sentiment d’incompréhension tomba sur le rassemblement, ce débordement peu caractéristique d’Eidolon les ayant tous pris à contre-pied. Solomon se sentait pris aux tripes par une sensation étrange, dont il ignorait la nature, mais qu’il n’appréciait pas.
Fulgrim se rassit avant de parler.
— Malheureusement, nous ne prendrons pas tous part à cette campagne, car il est des exigences de conquête auxquelles nous devons obéir. La galaxie ne reste pas obéissante sans que nous faisions preuve d’efforts et de détermination. Le Maître de Guerre a décrété qu’une portion de nos forces doit être employée à s’assurer que les territoires déjà gagnés ne nous glissent pas entre les doigts par inattention.
Des cris de déception et de protestation s’élevèrent autour de la table. Solomon sentit l’éventualité de ne pas combattre auprès de deux des plus grands guerriers de ce temps lui comprimer la poitrine.
— Le seigneur commandeur Eidolon embarquera un effectif de la taille d’une compagnie à bord du Proudheart, pour partir vers la ceinture de Satyr Lanxus où il s’assurera que les gouverneurs impériaux appliquent la juste loi de l’Empereur. Capitaines Lucius et Tarvitz, préparez vos hommes pour un transit immédiat vers le Proudheart. Cela sera votre première action militaire en tant que membres de la fraternité du Phénix, je n’attends donc rien de moins que la perfection de votre part. Je sais que vous ne me décevrez pas.
Les deux guerriers nouvellement élevés à ce statut saluèrent, et bien que Solomon perçût leurs regrets d’être privés de la chance de voyager avec le reste de la légion, la foi en eux qu’avait exprimée Fulgrim emplissait leurs cœurs de joie.
La même joie n’emplissait ceux d’Eidolon. Le seigneur commandeur devait ressentir une certaine honte d’être ainsi exclu, mais pour honorer la demande du Maître de Guerre, le détachement se devait d’être emmené par un commandant de cette stature. Puisque Vespasian avait commandé les forces de Laeran, il n’y avait pas d’autre choix. Solomon réalisa qu’Eidolon devait le savoir, mais cela ne l’aurait pas réconforté si lui-même s’était retrouvé dans la position du seigneur commandeur.
— Nous chanterons votre bravoure à votre retour, mais pour le moment, buvons et festoyons à la mort des laers, dit Fulgrim. La porte du Phénix s’ouvrit en grand, poussée par les servants qui entrèrent, les bras chargés de plats de viande cuite et de caisses entières de vin de la victoire.
— Au triomphe qui s’annonce ! lança Fulgrim.