NEUF
Découverts / Blayke / Un conseiller sincère
Le Ferrum glissait dans la couronne brillante de l’étoile de Carollis, ses boucliers empêchant l’essentiel du marasme électromagnétique de brouiller les systèmes grâce auxquels il traquait les collecteurs solaires du diasporex. Sa coque avait été réparée, comme les éléments brisés de sa superstructure, mais il lui faudrait encore passer du temps en mouillage stationnaire pour que tous les dommages qui lui avaient été infligés fussent effacés.
Le capitaine Balhaan était en poste à son lutrin. La routine frustrante de son commandement partagé était depuis longtemps déjà devenue ennuyeuse. Le révérend de fer Diederik se trouvait à la console de surveillance, à côté d’Axarden, et bien que Balhaan sût qu’il n’en méritait pas moins pour avoir échoué à protéger son vaisseau, il n’avait toujours pas digéré de devoir partager avec quelqu’un d’autre l’autorité à bord du Ferrum.
Diederik surveillait chacune de ses décisions et épiait ostensiblement chaque ordre qu’il donnait, mais Balhaan savait considérer sa présence comme un rappel nécessaire des dangers du relâchement. Le corps du révérend de fer était bionique pour l’essentiel ; nombre de ses parties charnelles avaient depuis longtemps été remplacées pour le rapprocher de la perfection mécanique, et de l’implantation finale dans le sarcophage d’un Dreadnought.
— Avez-vous terminé votre balayage ? demanda Balhaan.
— Pratiquement, mon capitaine, répondit Axarden.
— Comment cela se présente-t-il ?
— C’est presque sans espoir. Il y a tellement d’interférences que nous pourrions être juste à côté d’eux sans le savoir, expliqua Axarden, autant à l’attention du révérend de fer qu’à celle de son capitaine.
— Très bien. Faites-moi savoir s’il y a du changement, réclama Balhaan.
Il se pencha sur son pupitre, en essayant de se souvenir de périodes de l’histoire où les grands hommes de l’époque avaient été contraints de supporter des obligations aussi pénibles. Aucun ne lui vint à l’esprit, même s’il savait que l’histoire avait tendance à oublier ce qui pouvait survenir entre ses passages héroïques, en se concentrant sur les batailles et les drames. Il se demanda ce que les commémorateurs de la 52e expédition allaient écrire de cette fraction de la Grande Croisade, en se disant néanmoins que selon toute probabilité, celle-ci ne serait pas commémorée. Après tout, où se trouvait la gloire dans l’équipée de quelques dizaines de vaisseaux explorant les franges extérieures d’un soleil pour y trouver des collecteurs d’énergie ?
Il se rappela un passage d’Hérodote où il était question d’une bataille au large d’une terre appelée l’Artémision, au nord de l’île d’Eubée, entre deux puissantes flottes de navires. La bataille était censée avoir duré trois jours ; Balhaan ne pouvait concevoir une telle durée, et se demandait quelle partie de cette « bataille » s’était bel et bien passée à combattre.
Très peu, soupçonnait-il. Selon sa propre expérience, les engagements en mer tendaient à être courts et sanglants : une galère de guerre gagnait rapidement l’avantage en en éperonnant une autre, et l’envoyait par le fond avec son équipage vers une mort rapide et glaciale.
Alors que lui venaient ces pensées lugubres, Axarden l’interpella.
— Mon capitaine, nous avons peut-être repéré quelque chose !
Il sortit de sa rêverie mélancolique. Toutes ses considérations sur les longues périodes vides de l’histoire furent dissipées par l’excitation qu’il perçut dans la voix de son officier de surveillance. Ses doigts pianotèrent sur la console de commande, et la grande baie de visualisation s’éclaira de la lumière intense de l’étoile.
Immédiatement, il vit ce qu’Axarden avait repéré. L’éclat scintillant de cette lumière se reflétait sur les voilures géantes d’un collecteur solaire.
— Arrêt des réacteurs, ordonna Balhaan. Inutile de leur faire savoir que nous sommes là.
— Nous devrions attaquer, dit Diederik. Balhaan se força à masquer le déplaisir que lui causait l’interruption du révérend de fer. N’était-ce pas cette même façon de pensée qui avait valu au Ferrum ses déboires précédents ?
— Non, dit Balhaan. Pas avant d’avoir alerté les flottes expéditionnaires.
— Combien de collecteurs y a-t-il ? demanda Diederik, en se tournant vers Axarden.
L’officier de surveillance se pencha sur les pointeurs, et Balhaan vit s’écouler plusieurs secondes inquiétantes tandis qu’Axarden cherchait à répondre au révérend de fer.
— Au moins dix, mais il y en a probablement d’autres que je n’arrive pas à placer, dit Axarden. Les émissions radioactives de l’étoile semblent se concentrer essentiellement ici.
Balhaan quitta son lutrin, et descendit les marches qui le séparaient du contrôle de surveillance.
— Peu importe combien il y en a, révérend, nous ne pouvons pas attaquer.
— Et pourquoi non, mon capitaine ? se moqua Diederik. Nous avons découvert la source de carburant de l’ennemi, comme le seigneur Manus nous l’a ordonné.
— J’ai bien conscience de nos ordres, mais sans les autres vaisseaux pour nous épauler, le diasporex va une fois de plus nous échapper.
Diederik parut y réfléchir.
— Alors que suggérez-vous, mon capitaine ?
Heureux que le révérend de fer s’en remît enfin à son autorité, Balhaan dit :
— Nous allons attendre. Nous allons en informer les flottes et recueillir autant d’informations qu’il nous est possible sans dévoiler notre position.
— Et ensuite ? le questionna Diederik, que l’idée d’attendre chagrinait manifestement.
— Ensuite, nous les détruirons, dit Balhaan, et nous laverons notre honneur.
Les chambres d’archivage du Pride of the Emperor s’étendaient sur trois longs ponts, dont les étagères débordaient de textes de l’ancienne Terra. Les manuscrits de cette magnifique collection avaient été rassemblés par le conservateur de la 28e expédition, un individu méticuleux du nom d’Evander Tobias. Au fil de nombreuses années d’étude, Julius en était venu à très bien le connaître. Il se dirigeait vers le refuge du vieil homme en empruntant la nef voûtée du pont d’archivage supérieur.
Les rayonnages de marbre s’étendaient devant lui. Un murmure révérencieux flottait sur les larges allées, avec la solennité qui convenait à une telle mine de savoir. De hauts piliers de marbre vert se succédaient jusque très loin, et dans leurs intervalles, les planches de bois sombre pliaient sous le poids des parchemins, des livres et des cristaux de données.
Julius remontait le sol de marbre poli où des lumiglobes flottants projetaient son ombre devant lui. Il avait quitté son armure, et revêtu un treillis de combat, sur lequel était jetée une chemise de mailles blasonnée de l’aigle des Emperor’s Children.
Les robes beiges des commémorateurs étaient présentes dans bon nombre des allées latérales. Des serviteurs transportant des panières de livres passaient pieds nus sans même le regarder.
Il reconnut dans l’un des espaces ouverts les cheveux bleus distinctifs de Bequa Kynska, et songea à s’arrêter un instant pour aller lui parler. Elle était assise à un large bureau couvert de pages de partitions, la coiffure en désordre, et les écouteurs d’un appareil de capture audio posés sur les oreilles. Même à cette distance, Julius arrivait à percevoir l’étrange musique qui avait retenti dans le temple des laers ; le son lui paraissait infime et ténu, mais il devait hurler dans les écouteurs de Bequa Kynska, dont les mains, en alternance, griffonnaient frénétiquement les pages et voletaient devant elle en semblant diriger un orchestre invisible. Elle travaillait en souriant, mais ses gestes avaient quelque chose de dément, donnant l’impression que la musique qui vibrait en elle l’aurait consumée si elle ne la couchait pas sur le papier.
C’est donc ainsi que fonctionne le génie, se dit Julius, en décidant finalement de ne pas interrompre maîtresse Kynska et de poursuivre son chemin.
Cela faisait quelque temps qu’il n’était pas venu dans les chambres d’archivage, ses obligations et la purge de Laeran lui ayant laissé peu de temps pour s’adonner à la lecture, et il ressentit cruellement ce temps d’absence. Il était venu se réaccoutumer à cet endroit, en ayant néanmoins laissé pour ordre à Lycaon de le contacter si quelque chose réclamait son attention.
De nombreux scribes et clercs circulaient autour de lui, en s’inclinant au passage avec déférence. Le temps passé ici lui permettait d’en reconnaître certains, et beaucoup d’autres non, mais le seul fait de retrouver les archives lui procurait une immense sensation de bien-être.
Il sourit en apercevant devant lui la silhouette familière d’Evander Tobias, lequel sermonnait un groupe de commémorateurs penauds, sans doute pour quelque infraction à ses règles strictes.
Le vieil homme s’interrompit dans sa diatribe en levant les yeux pour constater que Julius approchait. Il lui sourit chaleureusement, et d’un revers impérieux de la main, donna congé aux commémorateurs impudents. Habillé d’une robe sombre, faite d’une étoffe frugale et lourde, Evander Tobias exsudait un air de vaste connaissance que même les Astartes ne pouvaient que respecter. Son port de tête était presque royal, et Julius avait une grande affection pour le vénérable érudit.
Evander Tobias avait jadis été le plus grand orateur public de Terra, et avait entraîné les tout premiers itérateurs impériaux. Un poste d’itérateur en chef auprès de la flotte du Maître de Guerre lui était promis, mais l’apparition tragique d’un cancer du larynx lui avait paralysé les cordes vocales. Pour le remplacer auprès de la 63e expédition, Evander avait recommandé son élève le plus brillant et le plus doué, du nom de Kyril Sindermann.
Peu d’individus devaient connaître la vérité au sujet de cette rumeur, mais il se racontait que l’Empereur lui-même s’était rendu au chevet d’Evander Tobias et avait donné l’instruction à ses meilleurs chirurgiens et cybernéticiens de s’occuper de lui. Bien qu’un caprice du destin l’eût privé de ses talents naturels d’énonciation, sa gorge et ses cordes vocales avaient été reconstruites. Evander parlait à présent d’une voix mécanique douce et ronflante, qui avait mené certains commémorateurs à le prendre à tort pour un vieillard déclinant, et à sous-estimer sa répartie acerbe.
— Bonjour, mon garçon, dit Evander, en tendant les mains pour saisir celles de Julius. Cela faisait trop longtemps.
— Vous avez raison, sourit Julius. Il lui désigna de la tête le groupe de commémorateurs qui s’éloignait. Vous avez encore des problèmes de discipline ?
— Eux ? Peuh… La folie de la jeunesse, dit Evander. On aurait pu croire que la sélection des commémorateurs leur aurait assuré une certaine robustesse de caractère et un niveau d’intelligence supérieur à celui du peau-verte moyen. Mais ces énergumènes ont l’air incapables de s’y retrouver dans un système tout à fait simple de classification des données. Cela me dépasse. Si ce sont de tels imbéciles qui doivent enregistrer les hauts faits de la croisade, je crains pour l’héritage que va laisser notre expédition.
Julius acquiesça, bien qu’il connût le système d’archivage d’Evander, et comprenait le caractère déroutant qu’on pouvait lui trouver après avoir lui-même passé maintes heures infructueuses à tenter de déterrer une information précise. Sagement, il décida de garder pour lui son avis sur le sujet.
— Si vous êtes là pour classer ce qu’ils font, mon ami, je suis sûr que l’histoire que nous transmettrons est entre de bonnes mains.
— Vous êtes bien gentil de me dire cela, mon garçon, le remercia Evander. D’infimes bouffées d’air produisaient un murmure sorti de l’implant argenté plaqué sur sa gorge.
Cela amusait Julius que son ami l’appelât continuellement « mon garçon » bien qu’il fût plus vieux qu’Evander. Grâce aux améliorations pratiquées sur son châssis de viande et d’os pour l’élever au rang d’Astartes, Julius était pratiquement immortel du point de vue de ses fonctions physiologiques. Cela le réconfortait cependant de pouvoir considérer Evander comme la figure paternelle qu’il n’avait jamais connue sur Chemos.
— Je suis sûr que vous n’êtes pas venu ici pour me parler des qualités, existantes ou non, des commémorateurs de la flotte, n’est-ce pas ?
— Non, dit Julius, alors que Tobias se retournait pour partir remonter l’alignement des rayonnages.
— Venez marcher avec moi. Cela m’aide à penser quand je marche, l’invita-t-il par-dessus son épaule.
Julius rattrapa rapidement le vieil homme et réduisit ses enjambées afin de ne pas le dépasser.
— Je suppose que vous êtes là pour une raison spécifique, n’ai-je pas raison ?
Julius hésita, encore incertain de ce qu’il était venu chercher. La présence délétère de ce qu’il avait vu et ressenti dans le temple des laers continuait de lui hanter l’esprit, et il avait décidé qu’il devait tenter de comprendre, car bien que ces sensations eussent été d’origine xenos, elles avaient eu pour lui un effroyable attrait.
— Peut-être, amorça Julius, mais je ne suis pas sûr de savoir où je pourrais trouver ce que je cherche, ni même de ce que je dois chercher.
— Intriguant, estima Tobias. Si je veux vous aider, je vais bien évidemment vous demander de m’en dire plus.
— Vous devez avoir entendu parler du temple des laers ? demanda Julius.
— En effet. Cela m’a semblé être un endroit particulièrement vil, et bien trop sensationnel à mon goût.
— Oui, il ne ressemblait à rien de ce que j’ai pu voir auparavant. Je voulais essayer d’en savoir plus car mes pensées m’échappent et y retournent de temps à autre.
— Pourquoi ? Qu’y avait-il là-bas qui vous ait tant épris ?
— Épris ? Non, ça n’est pas du tout ce que je voulais dire, protesta Julius. Ses mots parurent sonner creux, même à ses propres oreilles. Il vit qu’ils n’avaient pas non plus convaincu Tobias.
— Peut-être que si, admit-il. Je ne crois pas avoir jamais rien ressenti de semblable, sauf devant une œuvre d’art exceptionnelle. Tous mes sens étaient stimulés. Depuis, tout me paraît gris. Je ne trouve plus de plaisir à faire ce qui me ravissait autrefois. J’arpente les salles de ce vaisseau, des salles remplies d’œuvres produites par les plus grands artistes de l’Imperium, et je ne ressens rien.
Tobias sourit et hocha la tête.
— Ce temple devait être réellement merveilleux pour tous vous avoir blasés à ce point.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous n’êtes pas le premier à venir dans mes archives pour essayer de comprendre.
— Vraiment ?
Julius vit un amusement tranquille se faire jour sur les traits usés de Tobias.
— Beaucoup de ceux qui ont vu le temple sont venus ici chercher l’illumination concernant ce qu’ils y avaient ressenti. Des commémorateurs, des officiers de l’Armée et d’autres Astartes. Cet édifice semble vous avoir fait une telle impression que je regrette presque de n’avoir pas pris le temps d’aller le voir moi-même.
Julius secoua la tête, ce que le vieux conservateur n’aperçut pas, car il s’était arrêté face à une étagère d’ouvrages à reliure de cuir. Les inscriptions estampées en lettres d’or au dos des livres commençaient à s’effacer, et manifestement, aucun d’eux n’avait été consulté depuis qu’ils avaient été posés là.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Julius.
— Ça, mon garçon, ce sont les écrits compilés d’un prêtre qui vécut à une époque bien avant la Longue Nuit. Il s’appelait Cornelius Blayke ; un homme que ses contemporains ont qualifié de génie, de mystique, d’hérétique et de visionnaire, parfois dans la même journée.
— Il doit avoir eu une vie bien remplie, dit Julius. Et sur quoi a-t-il écrit ?
— Sur tout ce qu’il me semble que vous cherchez à comprendre. Blayke professait que l’homme ne pouvait appréhender l’infini qu’en vivant une pléthore d’expériences, et qu’il pouvait recevoir une grande sagesse après avoir suivi la route des excès. Ses œuvres contiennent de riches allégories, dans lesquelles il a encodé ses conceptions spirituelles pour prôner un nouveau modèle, celui d’un âge de sensations débridées. Certains disent qu’il était un hédoniste, qui a décrit le conflit entre la satisfaction des sens et la morale restrictive du régime autoritaire sous lequel il vivait. D’autres, bien sûr, le dénoncent comme ayant été un prêtre défroqué, un libertin pris de rêves de grandeur.
Tobias leva le bras et tira un des tomes de l’étagère.
— Dans celui-ci, Blayke développe son opinion que le genre humain doit d’abord tout s’autoriser, pour évoluer ensuite vers un nouvel état d’harmonie qui serait plus parfait que son état d’innocence originelle.
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Je pense que son idée que l’Humanité puisse dépasser les limites de ses cinq sens pour percevoir l’infini est très imaginative, bien qu’évidemment, sa philosophie ait souvent été tenue pour dégénérée. Elle impliquait… Un certain enthousiasme pour des choses considérées scandaleuses à l’époque. Blayke estimait que ceux qui réfrénaient leurs désirs n’y arrivaient que parce ces désirs étaient suffisamment faibles. Lui-même ne s’imposait pas de telles restreintes.
— Je commence à comprendre pourquoi on l’a qualifié d’hérétique.
— En effet, dit Tobias, mais ce mot est plus ou moins tombé hors d’usage dans l’Imperium, grâce au grand ouvrage de l’Empereur. Sa racine étymologique remonte aux anciennes langues de l’Hégémonie olympienne, et elle désignait uniquement un choix entre les croyances.
Il marqua une pause.
— Dans un pamphlet intitulé Contra Haereses, un érudit qu’on nommait Irénée de Lyon a décrit ses croyances en tant que dévot fidèle d’un dieu qui n’existe plus depuis bien longtemps. Et c’est sa conception qui allait bientôt établir l’orthodoxie de son culte, et devenir la pierre angulaire de bien des religions.
— Et en quoi le terme d’« hérésie » est-il mal compris ?
— Allons, mon garçon, je croyais vous avoir mieux éduqué que ça. En suivant l’exemple d’Irénée, vous devez percevoir que l’hérésie n’a pas de signification purement objective. Cette catégorisation n’existe que du point de vue d’une position au sein d’une société s’étant précédemment définie comme représentant l’orthodoxie. Quiconque épouse des idées ou des actions qui ne se conforment pas à ce point de vue peut alors être perçu comme hérétique par d’autres membres de cette société convaincus que leur propre façon de penser est la bonne. Pour le dire autrement, l’hérésie est un jugement de valeur, l’expression d’un autre point de vue dans un système de croyances établies. Durant les guerres d’Unification, par exemple, les adventistes paneuropéens considéraient la croyance séculière dans l’Empereur comme une hérésie, et les habitants du Bloc Yndonésien, qui vouaient un culte à leurs ancêtres, considéraient la montée en puissance du despote Kalagann comme une grande apostasie. Par conséquent, Julius, pour qu’il y ait hérésie, il doit aussi y avoir un dogme ou un système de croyance considéré comme étant l’orthodoxie.
— Vous êtes en train de me dire qu’il ne peut plus y avoir d’hérésie maintenant que l’Empereur nous a montré que croire en des faux dieux était un mensonge ?
— Pas du tout. Le dogme et la croyance ne reposent pas nécessairement sur une figure divine ou sur la religion en soi ; ils peuvent prendre la forme d’un régime politique, ou d’un ensemble de valeurs sociales. Se rebeller contre cela pourrait encore être considéré comme de l’hérésie, je suppose.
— Alors, dites-moi. Pour quelle raison voudrais-je lire les livres de cet homme ? Ils m’ont l’air dangereux.
Tobias écarta cette appréhension d’un geste de la main.
— Comme je le disais souvent à mes élèves de l’école des itérateurs, une vérité dite avec de mauvaises intentions vaut moins que tous les mensonges qui peuvent être inventés. C’est à nous qu’il revient de connaître toutes les vérités et de dissocier le bien du mal. Quand un itérateur dit la vérité, ça n’est pas seulement pour convaincre ceux qui ne la connaissent pas, c’est aussi pour défendre ceux qui la connaissent.
Julius était sur le point de le questionner davantage quand la fréquence radio s’ouvrit, et il entendit dans son oreillette la voix exaltée de Lycaon.
— Mon capitaine, il faut que vous reveniez.
Julius leva le bracelet du communicateur à sa bouche.
— Je me mets en route. Que se passe-t-il ?
— Nous l’avons trouvé, dit Lycaon. Le diasporex. Vous devez revenir immédiatement.
— J’arrive, dit Julius, qui avait trouvé aux paroles de Lycaon une tonalité étrange. Y a-t-il autre chose que vous souhaitiez me dire ?
— Mieux vaut que vous veniez voir par vous-même, répondit Lycaon.
Furieux, Fulgrim faisait les cent pas dans la longueur de son salon, au son assourdissant d’une dizaine de phonodiffuseurs qui, chacun, jouaient un air différent : des arrangements orchestraux tonitruants, les percussions des tribus troglodytes des sous-ruches, et plus forte que toutes les autres, la musique du temple des laers.
Chaque morceau retentissait en discorde avec les autres. Le bruit emplissait ses sens d’élucubrations enfiévrées, et de la promesse de possibilités encore inédites.
La colère née des actions de son frère lui bouillonnait à fleur de peau, mais il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre d’avoir rejoint la 52e expédition. Que Ferrus eut décidé d’agir seul traduisait un manque de respect qui faisait enrager Fulgrim, et mettait à l’eau ses plans soigneusement échafaudés contre le diasporex.
Le plan était parfait, et Ferrus est en train de tout ruiner.
La pensée lui vint si vivement et avec tant d’aigreur que Fulgrim lui-même fut surpris de son intensité. Oui, son frère qu’il aimait tant avait agi impétueusement. Mais il aurait dû soupçonner que Ferrus serait incapable de contenir la rage méduséenne qui brûlait en lui.
Non, tu as fait tout ce que tu pouvais pour contenir sa rage. C’est son tempérament qui causera sa perte.
Fulgrim sentit un frisson lui parcourir la longueur de la colonne vertébrale. Cette pensée lui venait sans doute du plus profond de son être. Ferrus Manus était son frère primarque, et même s’il y en avait d’autres que Fulgrim considérait comme des amis proches, aucun lien de fraternité n’était plus soudé que celui qui existait entre lui et Ferrus.
Depuis la victoire sur Laeran, les pensées de Fulgrim s’étaient tournées vers l’intérieur de lui-même pour fouiller dans les profondeurs les plus reculées de sa conscience, et en avaient déterré un ressentiment amer dont il ignorait qu’il existait en lui. Chaque nuit qu’il passait étendu sur sa literie de soie, une voix lui murmurait à l’oreille, l’attirait dans des rêves dont il ne se rappelait jamais et des cauchemars qu’il ne pouvait oublier. Il avait d’abord cru qu’il devenait fou, qu’une ultime machination des laers commençait à désagréger sa santé mentale, mais avait fini par chasser cette idée comme étant totalement absurde, car qui aurait pu réussir à infliger cela à un être aussi parfait qu’un primarque ?
Puis il s’était demandé s’il pouvait s’agir de messages astropathiques, bien qu’il n’eût pas conscience de posséder un quelconque potentiel psychique. Magnus de Prospero avait hérité de celui de leur père et de son don de prescience, lequel avait creusé une distance avec ses frères, car aucun d’eux ne voulait croire qu’un tel pouvoir lui fût venu sans certaines conséquences.
Fulgrim en était finalement venu à accepter que cette voix fût en fait une manifestation de son subconscient, une facette de son esprit capable d’articuler ce que lui ne pouvait se résoudre à dire, et réussissait tout de même à abattre les faux-semblants que son esprit conscient créait autour de lui.
Combien pouvaient prétendre disposer d’un conseiller aussi sincère ?
Fulgrim savait qu’il aurait dû se rendre sur le pont de commandement, que ses capitaines avaient besoin de sa sagesse pour les guider, car ils se référaient à son exemple en toute chose, et que de lui découlait le caractère de sa légion.
Et c’est ainsi qu’il doit en être ; cette légion est-elle autre chose qu’une manifestation de ta volonté ?
Fulgrim sourit à cette pensée, et tendit la main pour monter le volume du phonodiffuseur qui jouait la musique enregistrée dans le temple laer, cette musique qui l’atteignait au plus profond de lui, sans air, sans mélodie, mais d’une intensité primale. Elle éveillait en lui un appétit de choses meilleures, de choses nouvelles, plus intenses.
Il se remémora son retour à la surface de Laeran, et d’avoir trouvé dans le temple Bequa Kynska, les mains levées vers la voûte, le visage humide de larmes alors qu’elle enregistrait la musique de l’édifice. Lorsqu’il était entré, elle s’était tournée face à lui, en tombant à genoux, submergée par la passion que lui inspirait la musique des xenos.
— Je veux transcrire ceci pour vous ! avait-elle hurlé. Je vais composer quelque chose de merveilleux. Ce sera une Maraviglia en votre honneur !
Ce souvenir le fit sourire, comme le fait de savoir que ce qu’elle composerait pour lui serait incroyable, au-delà de ce qu’il imaginait. De grandes rénovations étaient déjà entreprises dans la Fenice, laquelle allait recevoir de nouveaux tableaux et des sculptures puissantes déjà commandées aux autres artistes qui avaient visité la surface de Laeran.
S’il y avait eu une raison derrière le fait qu’eux seuls eussent reçu des commandes de nouvelles œuvres, il l’avait depuis oubliée, mais la décision lui paraissait juste.
La plus grandiose parmi ces œuvres serait un portrait de lui, une pièce magnifique et ambitieuse qu’il avait lui-même commandée à Serena d’Angelus après avoir contemplé ce qu’elle avait commencé à produire au lendemain de la victoire sur Laeran ; un travail si plein d’émotion et de fougue qu’une telle beauté lui avait été douloureuse.
Depuis lors, il avait posé plusieurs fois pour Serena d’Angelus, mais il lui faudrait trouver le temps de mieux se consacrer à elle une fois le diasporex anéanti.
Oui, songea-t-il : bientôt le Pride of the Emperor résonnerait de musique, et ses guerriers la porteraient aux quatre coins de la galaxie, pour que tous pussent avoir une chance d’écouter sa beauté.
Son humeur se ternit quand il regarda vers l’extrémité de son salon, et vers la pile de marbre taillé qui avait été sa tentative de créer quelque chose de beau. Chaque coup de burin avait été délivré avec précision. Les lignes anatomiques de cette silhouette étaient parfaites, et pourtant… Quelque chose d’indéfinissable n’allait pas, quelque chose qui échappait à sa compréhension. La frustration l’avait poussé à faire violence à son œuvre, et il l’avait réduite en morceaux, de trois coups de son épée d’argent.
Peut-être Ostian Delafour pouvait-il l’éclairer sur les erreurs qu’il commettait, même s’il l’irritait que lui, un primarque, dut demander conseil à un mortel. N’avait-il pas lui-même été créé pour être le plus grand de tous ? Lui et ses frères avaient tous hérité de différents aspects de leur père, mais un doute insidieux revenait souvent le hanter aux heures sombres de la nuit : l’accident qui avait pratiquement détruit les Emperor’s Children dès leur création avait peut-être encodé quelque défaut caché dans son propre profil génétique.
Était-il dans sa nature d’être un imposteur ? Portait-il sur lui un fin vernis de plus en plus craquelé, qui révèlerait un jour un noyau encore caché d’échec et d’imperfection ? Nourrir de tels doutes ne lui ressemblait pas, mais l’horreur de cette idée restait logée telle une tumeur dans sa poitrine. Il lui semblait déjà que les événements lui échappaient : les batailles livrées contre les laers n’avaient été que pure vanité, il le savait à présent. Mais elles avaient été gagnées, et c’était cela que les commémorateurs rapporteraient. Ils passeraient outre les chiffres des pertes épouvantables qu’il leur avait dissimulées, mais qui revenaient hanter ses songes en prenant l’aspect de guerriers morts dont il connaissait le nom et chérissait le souvenir. Et Ferrus, à présent, se rapprochait des collecteurs solaires, en se précipitant à son tour, pour engager le combat contre la flotte du diasporex que ses vaisseaux de reconnaissance avaient découverte.
Sa colère envers Ferrus refit surface. Cette dernière trahison avait entaché toute considération d’amour fraternel, et des siècles d’amitié.
Il t’a fait honte, et il doit être puni.
Julius entendait les rapports radio diffusés par les haut-parleurs, et regardait les officiers de surveillance matérialiser le déroulement de la bataille sur la table de visualisation par des lignes d’un vert lumineux.
Sans consulter le primarque des Emperor’s Children, Ferrus Manus avait ordonné à la 52e expédition de foncer vers l’étoile de Carollis, en réponse à la découverte des collecteurs solaires par le Ferrum. Le diasporex avait réagi à ce mouvement inconsidéré en se précipitant à sa rencontre. À la différence des précédents engagements, celui-ci ne se résumerait pas à une frappe et un retrait éclair, mais il semblait déjà clair à Julius que sans l’assistance de la 28e expédition, les vaisseaux de la 52e ne pourraient pas empêcher le diasporex de leur échapper une nouvelle fois.
Le pont du Pride of the Emperor était plongé dans le silence, que seuls troublaient l’activité calme de l’équipage et le murmure des machines. Julius aurait voulu entendre du bruit, quelque chose sortant de l’ordinaire, pour souligner aux yeux de tous que sans la présence de Fulgrim, les choses n’étaient pas comme elles devaient être. Il lui semblait y avoir sur cette passerelle de commandement un creux béant que l’autorité de Fulgrim remplissait d’ordinaire, mais les membres de l’équipage continuaient d’appliquer leur routine comme ils le faisaient toujours, et Julius trouvait insupportable qu’ils ne fussent pas sensibles à l’absence du primarque.
Le capitaine du Pride of the Emperor, Lemuel Aizel, un guerrier si habitué à suivre les ordres de Fulgrim qu’aucun n’émanait de lui, s’était contenté de lancer les vaisseaux des Emperor’s Children sur la trace des Iron Hands. Julius avait l’impression de le voir dépérir sans la présence rassurante de Fulgrim à ses côtés.
Mais ses comparses capitaines ne semblaient pas affectés, et Julius luttait pour rester maître de son humeur devant ce manque d’appréciation. Solomon, qui n’avait que récemment retrouvé ses fonctions, fixait intensément la plaque. Il le réjouissait tout de même de voir que Marius arborait sur ses traits une expression de colère indignée ; Julius, lui, se sentait gagné par une colère incompréhensible, souhaitait ardemment que quelque chose vînt briser le silence et la monotonie du pont, et se surprit à serrer les poings. Il réprima l’envie de s’en servir pour frapper un des membres d’équipage, pour ressentir simplement autre chose que ce calme insipide dont ses sens l’abreuvaient.
— Est-ce que tout va bien ? demanda Solomon, qui se tenait à côté de lui. Vous m’avez l’air tendu.
— Évidemment que je suis tendu ! lui rétorqua violemment Julius, à qui le son et le volume de sa voix apportèrent un soulagement bienvenu, suffisant pour atténuer sa colère. Ferrus Manus a lancé directement sa flotte contre le diasporex, et nous en sommes réduits à le rattraper et à livrer une bataille sans aucun plan élaboré !
Des têtes se tournèrent vers son éclat de voix, et Julius sentit une exaltation curieuse lui parcourir le corps. Il se rendait compte d’avoir surpris Solomon, et expérimentait un délicieux frisson d’avoir ainsi laissé ses pensées échapper à tout contrôle.
— Calmez-vous, dit Solomon en lui attrapant fermement le bras. C’est vrai, les Iron Hands ont commencé sans nous, mais cela pourrait tourner à notre avantage s’ils arrivent à attirer le diasporex. Nous serons le marteau qui écrasera nos adversaires sur l’enclume des Iron Hands.
La perspective de la bataille étouffa sa colère précédente, et l’idée que cet affrontement allait se dérouler sans ordre bien établi le faisait finalement frémir d’impatience.
— Vous avez raison, dit Julius. C’est pour cela que nous sommes venus ici.
Solomon le considéra d’un air interloqué pendant une courte seconde, avant de reporter son attention sur la table de visualisation.
— Ça ne devrait plus tarder, dit-il après avoir tergiversé un moment.
— Quoi donc ? demanda Marius.
— Le bain de sang, dit Solomon. Et Julius sentit son pouls s’accélérer.